La décentralisation et les bibliothèques de l’avenir
Journées d’étude de l’ADBDP
Yves Alix
Les journées d’étude 2006 de l’Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt se sont déroulées du 6 au 8 novembre dernier à Marseille. Les participants étaient accueillis dans les locaux flambant neufs de l’imposant vaisseau (28 000 m2) inauguré peu de temps avant par le conseil général des Bouches-du-Rhône, qui l’a voulu et financé : Archives et bibliothèque départementales Gaston Defferre 1. La découverte de ce magnifique bâtiment, le premier depuis longtemps à rassembler sous un même toit, et, chose plus rare encore, avec des services communs, archives et bibliothèque, fut un des temps forts de ces rencontres annuelles. Les séances étaient accueillies dans un auditorium blanc, complètement vitré, mais pouvant être obscurci par le jeu de stores noirs commandés électriquement. La salle de conférences se transformait ainsi, en quelques instants, en salle obscure.
La décentralisation est un élément central de réflexion pour qui s’intéresse à la politique culturelle, a d’emblée rappelé Daniel Renoult (Inspection générale des bibliothèques). Le thème des journées s’imposait aussi pour célébrer le vingtième anniversaire de l’acte final du mouvement commencé en 1982 et dont Gaston Defferre fut le premier promoteur. C’est en effet le 1er janvier 1986 que les bibliothèques départementales étaient transférées aux départements. Pour autant, le processus juridique n’est pas complètement achevé, et moins encore stabilisé, comme l’a montré dans son introduction Jacques Bourdon, professeur de droit public (Aix-Marseille III), le processus culturel non plus. Pour en faire le bilan d’étape, Emmanuel Négrier (Cepel, CNRS–université de Montpellier I), a présenté les résultats d’une étude sur les effets de la décentralisation dans les cinq départements du Languedoc-Roussillon. Si l’évolution est positive, du point de vue des budgets ou des avancées statutaires (des conservateurs d’État pour les archives), et si le transfert n’a pas provoqué de déshérence, on constate toutefois une grande disparité dans la prise en charge du secteur. Par ailleurs, des écueils comme « la tyrannie du fait cantonal » n’ont pu être évités aisément. Comme il l’avait déjà fait en d’autres occasions, Emmanuel Négrier a souligné à quel point « la question du changement d’échelle territoriale est primordiale pour la lecture publique ». À cet égard, il est vrai qu’en 1986 ou même il y a dix ans, personne n’aurait parié sur un contournement de l’obstacle par l’intercommunalité, une donne complètement nouvelle, que les bibliothèques départementales ont dû intégrer en quelques années. Du côté des résultats les moins probants, l’étude a montré aussi l’ampleur de la déprofessionnalisation des personnels en bibliothèque. Effet inattendu ou prévisible d’un autre mouvement induit par la décentralisation : la réforme de la fonction publique territoriale et des formations. Dominique Lahary, avec sa flamme (et sa précision) coutumière, en a longuement décrit les étapes et explicité les enjeux.
La décentralisation, nouveau contexte institutionnel, se double d’une évolution en profondeur du contexte culturel, économique et social. C’est le défi que doivent relever des services comme ceux de la lecture publique, dont l’action territoriale, comme l’avait montré naguère le colloque de Montbrison 2, est au sens premier une action de terrain, donc de maillage, de contacts et de partenariats. Les ateliers de la matinée du 7 novembre ont exploré ces orientations, dans un ensemble plus ou moins structuré d’échanges (ainsi de l’atelier 3, « Imaginer l’avenir », annoncé comme un remue-méninges informel). Aménagement des territoires – un des grands thèmes de l’État bâtisseur avant la décentralisation reviendrait-il en force ? La cohésion sociale est sans aucun doute largement tributaire de la cohésion géographique et de la répartition des équipements et ressources publics –, mise en place de multiservices et de nouveaux services, en particulier autour de l’actualité et des portails web, ont permis des échanges d’expériences, agissant comme des fertilisants pour les collègues parfois en panne, malgré eux.
Côté réglementaire, les informations émanent d’abord de la Direction du livre et de la lecture, venue saluer les travaux de l’assemblée (exercice obligé, et toujours diversement apprécié, des administrations centrales) mais aussi donner des précisions sur la réforme des concours particuliers, sujette à débat. La Sofia, quant à elle, était là pour faire le point sur la mise en œuvre du droit de prêt.
La décentralisation, vue des instances de décision départementales, a été un transfert de charges bien autant qu’un transfert de compétences. Si le travail en profondeur des bibliothécaires (et des élus les plus motivés) a permis de faire prendre conscience de l’intérêt qu’il y avait à prendre le relais de l’État et à impulser de vraies politiques de lecture publique – c’est bien ce qui s’est produit –, François Démaret, directeur des finances (Ardèche) a montré que le cercle vertueux pouvait aussi être financier, pourvu que le dialogue entre les élus, l’administration et les bibliothécaires soit clair dès le départ. C’est précisément le thème que Cécil Guitart, ancien bibliothécaire devenu élu local, a décliné en faisant, d’une certaine manière, la preuve qu’il n’y avait pas nécessairement de solution de continuité entre les temps du militantisme où se sont forgées les convictions des professionnels sur la lecture publique et la démocratisation de la culture, et les temps réalistes que nous vivons.
La part de la nostalgie communautaire n’avait pas été oubliée : les congressistes ont beaucoup ri et sans doute versé quelques larmes en voyant les images, déjà largement passées et décolorées, du film sur les BCP produit par l’État juste avant la décentralisation et présenté aux conseils généraux pour les informer (et les séduire). Mais l’atmosphère était aussi au retour sur soi, voire au scepticisme. La crise des publics, la dématérialisation, l’inéluctable métamorphose des BDP en centres de ressources, voire en « prestataires de services », se lisaient en filigrane dans des échanges très riches, portés par le dynamisme des bibliothécaires départementaux, et pourtant teintés d’inquiétude.