La bibliothèque, la nuit
Alberto Manguel
Paris : Actes Sud, 2006. – 335 p., ill. ; 24 cm.
ISBN 2-7427-6316-3 : 23 €
Après sa superbe Histoire de la lecture, Alberto Manguel nous offre un aussi grand plaisir de lecture, sur le ton qu’il a su trouver, profond sans être ennuyeux, savant sans être pédant, chargé d’anecdotes et d’exemples savoureux et toujours significatifs, au service d’une réflexion à la fois poétique et érudite sur la bibliothèque.
Des bibliothèques
À l’occasion du déménagement et de l’installation de sa propre bibliothèque dans une vieille demeure tourangelle, Manguel nous entraîne dans une longue méditation sur l’idée même de bibliothèque, rythmée par des titres de chapitres qui composent une sorte de définition de la bibliothèque, à la fois « Un mythe », « Un ordre », « Un espace », « Un pouvoir », « Une ombre », « Une forme », mais aussi « Un hasard », « Un cabinet de travail », « Une île », ou encore « Une identité » et « Une demeure ». Chacun de ces chapitres part de l’expérience personnelle et intime que Manguel a de son rapport à la lecture, au livre et à sa bibliothèque, ce qui l’amène à évoquer les bibliothèques qu’il a connues – elles sont nombreuses, l’index de l’ouvrage en recense environ 70 – des plus grandes : Alexandrie, Toronto, Londres ou Paris… aux plus petites dont il a entendu parler : les biblioburros, bibliothèques mobiles à dos d’âne de Colombie, une bibliothèque clandestine pour enfants au camp de Birkenau riche de huit livres, où l’arrivée d’un nouveau livre était comme un nouvel espoir ; les plus belles qu’il a visitées, Wolfenbüttel ou la bibliothèque Laurencienne ou les plus étranges, comme les restes de la bibliothèque d’Hitler. Ce voyage au pays des bibliothèques ne peut qu’entraîner l’amoureux des livres, qu’il conduit dans les grottes de Dunhuang sur la route de la soie, aux bibliothèques des oasis de Chinguetti et Ouadane en Mauritanie. Son cheminement nous emmène aussi dans les bibliothèques de personnages qu’il admire : celles de Rudyard Kipling, d’Aby Warburg, de Faulkner et bien sûr, de Borges dont Manguel fut l’ami et le lecteur.
Ce livre est parsemé de sérieuses et utiles réflexions bibliothéconomiques, lorsque Manguel rencontre des bibliothécaires célèbres comme Antonio Panizzi, lorsqu’il commente l’œuvre de Melvil Dewey, raconte les conceptions de Carnegie sur le rôle des bibliothèques. Mais surtout il se pose, pour sa bibliothèque privée, les questions de base de tout bibliothécaire, sur le classement et la classification, le choix des ouvrages de proximité, l’arrangement des rayonnages, le mobilier de lecture, ses éclairages. Une question en tout cas, ne se pose pas pour lui : celle des heures d’ouverture. C’est la nuit que Manguel aime se retrouver dans sa bibliothèque. C’est donc l’occasion de nous parler aussi de ses lectures, qu’elles soient programmées ou dues au hasard de trouvailles. Chaque livre est un souvenir. Il promène son lecteur de livre en livre, au hasard des rayons. Pour un lecteur comme lui, parler de ses lectures, c’est raconter sa vie. Si une bibliothèque « est le reflet de son propriétaire, c’est non seulement le choix des titres, mais aussi le réseau d’associations qu’implique ce choix », car « nos livres se construisent sur d’autres livres qui les modifient ou les enrichissent » (p. 181). Le lecteur-écrivain qu’est Manguel saisit aussi cette occasion pour parler des rapports du lecteur à l’écriture, et, fidèle à Borges qui se disait plus fier de ce qu’il avait lu que de ce qu’il avait écrit, considère l’écrivain comme une « sous-catégorie de lecteur » (p. 166). Il raconte l’histoire de ses relations intimes avec Robinson Crusoé, Don Quichotte ou L’Encyclopédie ou de livres moins connus qu’il nous fait découvrir, comme le pamphlet à la manière de Rabelais, de Sir Thomas Browne, sur une bibliothèque parodique.
Questions d’actualité
Les grandes questions du jour sur la numérisation ne sont pas évacuées mais abordées avec prudence et perspicacité : considérant que « l’écran et le codex peuvent se nourrir l’un de l’autre et coexister en bonne intelligence sur la table du même lecteur » et que « la lecture exige souvent la lenteur, la profondeur et un contexte » qui font que « feuilleter un livre ou errer entre des étagères font intimement partie de l’art de lire et ne peuvent être entièrement remplacés par le déroulement d’un écran, pas plus qu’on ne peut remplacer les voyages par des récits de voyage ou des gadgets en trois dimensions » (p. 80).
Plus loin, il s’interroge sur l’avenir des bibliothèques, voyant dans l’Internet un moyen plus sûr que le livre de braver les censures et d’empêcher les autodafés : « En Iran, sous la tyrannie des mollahs, les étudiants ont pu lire en ligne toutes sortes de littératures prohibées ; à Cuba les dissidents ont accès sur l’Internet aux rapports publiés par Amnesty International »… sans ignorer qu’Internet permet aussi de surveiller les lectures et qu’« en 2005, le géant Yahoo a fourni des renseignements qui ont permis aux fonctionnaires de la sécurité chinoise d’inculper un journaliste » (p. 120).
Il se réjouit de l’arrivée de bibliothèques numérisées qui, pour lui, « peuvent et doivent coexister » avec la bibliothèque de papier, mais regrette « que l’on favorise trop souvent l’une au détriment de l’autre » et que les rayons de la nouvelle bibliothèque d’Alexandrie soient vides, alors qu’on annonce à grands frais un projet de bibliothèque virtuelle parallèle (p. 78).
Usage privé, établissement public
Ainsi, au fil de la lecture, a-t-on le privilège d’accompagner le bibliothécaire amateur averti qu’est Manguel dans la conception et dans la construction de sa bibliothèque depuis ses fondations : « La première vision que j’ai eue de ce qui allait devenir ma bibliothèque était un amas de blocs de pierre et de poussière couvrant un espace rectangulaire de six mètres sur treize environ » (p. 125), jusqu’aux derniers perfectionnements que chaque propriétaire amoureux de ses livres veut constamment apporter à son œuvre bibliothécaire, rangeant et dérangeant inlassablement ses rayonnages, puisqu’« une bibliothèque privée, contrairement à un établissement public, offre l’avantage de permettre une classification fantaisiste et éminemment personnelle » (p. 48).
Cet usage privé ne peut qu’être utile au bibliothécaire professionnel, dont l’ambition devrait être de s’approcher au plus près de celui de Manguel, nonobstant les contraintes que lui imposent le service public et la conservation des collections. Aussi ne faut-il pas trop vite considérer la collection privée comme une circonstance particulière irréductible à la collection publique : on le voit chaque jour, les bibliothèques publiques tentent heureusement de ressembler à des lieux où chacun doit se sentir chez soi. L’accès libre, les outils de travail à proximité, le confort de lecture ont fait d’énormes progrès qu’il faut poursuivre en étant attentifs aux comportements particuliers des lecteurs, grands ou petits. Un point, par exemple, qu’il faut ici retenir : quand donc les bibliothèques publiques seront-elles ouvertes la nuit ?
Un regret cependant : la médiocrité des illustrations, d’un choix pauvre, d’une reproduction déplorable et aux légendes indigentes, indignes d’une maison d’édition justement célèbre pour la qualité de ses présentations. D’ailleurs, qu’avait-on besoin d’ajouter de mauvaises images à un si beau texte ? On se demande, comme Flaubert : pourquoi un illustrateur maladroit viendrait-il rompre le charme de ce que l’écrivain a pris tant de peine à ne faire qu’évoquer ?