La place de la petite édition en bibliothèque
Benoît Berthou
Véronique Tabarly (directrice du Centre régional du livre Midi-Pyrénées et organisatrice de l’événement) et son hôte Anne-Marie Moulis (directrice du Département archives médiathèques de l’université Toulouse – Le Mirail) ouvrent une journée d’étude qui donna lieu, le mardi 26 septembre à Montauban, à cinq interventions de qualité.
La petite édition : insularité ou singularité ?
Dominique Cartellier (chercheur au groupe de recherche sur les enjeux de la communication, et maître de conférence en sciences de l’information et de la communication à l’université Grenoble II) expose les caractéristiques communes aux « petits éditeurs » qu’elle a pu observer dans la région Rhône-Alpes. Elle évoque comme François Rouet * un « laboratoire collectif », constitué de structures de taille réduite où choix éditoriaux et techniques peuvent être envisagés autrement que dans le cadre de structures plus larges.
Commentant le « sentiment d’isolement » vis-à-vis du monde du livre qui habite ces éditeurs, Dominique Cartellier propose ainsi de le considérer comme la marque d’une singularité qui peut tout à fait exister à côté, voire au sein, des grands groupes éditoriaux. En se professionnalisant, ces éditeurs seraient ainsi à même de faire valoir une autre conception et une autre pratique du livre : même si les récents exemples d’Inextenso et de l’arrivée de Thierry Magnier chez Actes Sud confortent cette position, le public réagit de façon mitigée à cette idée d’une édition dont le possible salut passerait par un abandon de l’artisanat et par une inscription originale dans les circuits et outils d’une industrie culturelle. Le travail de Joël Faucilhon, dernier intervenant de la journée, part pourtant d’un constat semblable : des éditeurs fragiles car isolés. Le fondateur du site lekti-ecriture.com a imaginé un outil leur permettant de mieux se faire connaître et d’assurer à leur production une réelle visibilité : du « laboratoire collectif », nous passons ainsi au « collectif informel » que constituent ces Espaces de l’édition indépendante, interface qui permet aux éditeurs de communiquer avec facilité et efficacité en direction du public et des libraires.
Pour une bibliodiversité
Les deux bibliothécaires en exercice intervenant dans la journée semblent partager ce point de vue. Jean-Claude Utard (bibliothèques de la Ville de Paris), dans un brillant plaidoyer pour ce qu’il nomme une « bibliodiversité », rappelle que la notion de collection – et donc d’acquisition – est au cœur de la profession des bibliothécaires. Il encourage ceux-ci à faire preuve de « lucidité économique » et à penser leurs achats comme un soutien à la création contemporaine en matière de livre. Ce faisant, la bibliothèque jouerait le rôle qui lui revient dans la politique culturelle française et mettrait en valeur la spécificité qui est au fondement de son identité : penser le livre en termes de « fonds », de collection susceptible d’être enrichie et complétée selon d’autres critères que ceux du marché. En ce sens, la mission du bibliothécaire inclut une forme de promotion : « porter » son fonds, « pousser » ses ouvrages, c’est permettre à des livres et à des éditeurs trop souvent condamnés à l’éphémère de s’inscrire dans le temps. Chantal Georges, pour sa part, montre que semblable travail peut être placé au cœur de projets d’établissements en évoquant les actions qu’elle mène au sein de la médiathèque de Romorantin-Lanthenay. Les nouveautés ne sont pas placées en rayons mais « à plat » sur des tables et toutes les jaquettes illustrées sont ôtées afin d’offrir les livres « à égalité » à l’œil du possible lecteur : il s’agit de « rendre visible l’invisible » en matière d’édition, et ce, tant pour le public que pour le personnel de la médiathèque qui reçoit ensemble chaque éditeur et diffuseur afin de mieux connaître et comprendre sa production.
La « petite édition » : une chance pour l’interprofession ?
En quoi la « petite édition » nous permet-elle de revisiter les identités et complémentarités des métiers du livre ? Si cette édition empreinte de singularité invite, ainsi que le suggère Dominique Cartellier, des éditeurs plus « installés » à repenser leur rapport au livre, elle oblige également le bibliothécaire à repenser le fonctionnement de son établissement. Comme le fait remarquer Chantal Georges, le critère du « sort-sort pas » n’est pas adapté à ces ouvrages : livres d’artistes et de poésie sont tout autant consultés qu’empruntés et le fonds devient l’occasion d’une fréquentation plus que d’une rotation. La bibliothèque devient un lieu d’hospitalité où le public peut rencontrer ces livres ainsi que leurs créateurs et la « petite édition » invite élus et professionnels du livre à poser les fondements d’une communauté : le bibliothécaire utilise les techniques du libraire (mise en place de tables et organisation d’événements) et se fait même éditeur comme dans le cas de l’atelier de typographie de la médiathèque de Romorantin.
Le cloisonnement des métiers du livre semble ainsi s’estomper comme l’illustre l’intervention de Valérie Mantoux (Centre national du livre, bureau de la diffusion du livre). Détaillant les critères d’attribution des aides aux bibliothèques, elle esquisse les contours d’un dispositif qui fait la part belle à une transversalité entre missions et métiers du livre : « Lorsque l’on nous dit que nous aidons la bibliothèque, ce n’est pas vrai : nous aidons l’édition », déclare-t-elle. Nous sommes ici au cœur des « convergences et alliances entre acteurs du livre » que la « petite édition » nous invite, selon Jean-Claude Utard, à penser et développer. Cette intéressante journée d’étude semble ainsi insister sur la nécessité d’une réflexion sur l’interprofession et il est en ce sens regrettable que la librairie n’ait pas été représentée au sein des interventions, à l’heure où le Syndicat de la librairie française s’engage financièrement à destination des « petits éditeurs » dans le projet Calibre.