La lecture à voix haute
Ancienne pratique ou nouvelle mode ?
Jean-François Hannecart
Le 15 septembre 2006, la médiathèque de Roubaix, en partenariat avec le centre MédiaLille (université de Lille III) a proposé une journée d’étude consacrée à la pratique de la lecture à voix haute, inaugurée, la veille, par une conférence d’Alberto Manguel : « Une histoire de la lecture ».
Lire à voix haute : pour qui, pourquoi, comment ?
Martine Burgos, sociologue à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales), évoqua brièvement l’historique du renouveau de la lecture à voix haute ces dernières années, soulignant que cette pratique, de plus en plus en vogue, répond à un besoin de partage et de sociabilité. L’émergence des pratiques d’amateurs, dans une perspective de formation professionnelle, correspond à un autre besoin que la lecture pour soi : celui d’une meilleure écoute des œuvres, de l’autre et de soi-même.
Après ce préambule, une première table ronde permit à trois « habitués » de ce genre de performance d’échanger leurs expériences. Pour Bernhard Engel, de la compagnie Les Livreurs, le « lecteur » n’est pas un acteur. À l’inverse du comédien qui devient une image dont on se souviendra, il s’efface devant le texte afin de produire des images dans l’esprit des auditeurs. Son but principal est de mettre en valeur le nom de l’auteur et d’inviter l’auditeur à poursuivre sa découverte de l’œuvre par la lecture silencieuse.
Démarche tout à fait différente de la part du comédien Jacques Bonnafé qui, lucide et sincère, reconnaît qu’il ne se met jamais au service de l’auteur. « Je ne suis pas un passeur, je suis un traître ! » s’exclama-t-il. Pour lui, dire un texte, c’est aller au bout d’une respiration. De Rabelais à Rimbaud, en passant par Montaigne et Bossuet, l’écrivain François Bon évoqua simultanément l’évolution de l’écrit et celle de sa transmission. Si, avec l’évolution technique de l’outil d’écriture, l’espace même de l’écriture est resté la même lucarne, celle-ci est cependant « dé-spatialisée » par l’éclosion des nouvelles technologies. Cette métamorphose implique qu’il faille ancrer l’écrit dans une matière physique : le souffle de la lecture.
Le débat qui suivit permit de conclure que chaque lecture constitue une véritable (re)découverte d’un texte, doublée d’un échange avec un interlocuteur.
La matinée se termina par le premier Apero libro, nouvelle formule inaugurée ce jour par la médiathèque de Roubaix, qui se déroule tous les premiers vendredis de chaque mois, de 18 h à 19 h 30. Chacun est invité à venir lire en public à voix haute, ou simplement écouter lire en toute décontraction, autour d’une petite collation. Pour cette première, les trois intervenants ne manquèrent pas de se plier avec jubilation à cet exercice.
Des publics des lectures à voix haute et de leur réception
En début d’après-midi, Martine Burgos ouvrit la seconde table ronde avec la communication des résultats d’une enquête, commandée par la région Auvergne et réalisée au cours de l’hiver 1998 auprès des publics fréquentant des manifestations comme la Semaine de la poésie, l’Itinérance ou les Lectures sous l’arbre au Chambon-sur-Lignon. À quelques remarques près, bien que datant de huit ans, ce travail fournit un tableau proche de la situation actuelle. Il s’agit d’un public surtout féminin, avec une majorité de personnes actives appartenant à la classe moyenne. Ces lecteurs peu exigeants, tout en se donnant une « bonne conscience de lecteur », désirent s’ouvrir sur le monde et partager des idées. Amateurs de poésie et de théâtre, ils fréquentent régulièrement les bibliothèques et préfèrent la petite librairie du coin à la grande surface. Avant tout découverte, la lecture à voix haute est perçue par eux comme une « représentation de la lecture », d’où l’importance de la présence du livre. Deux mouvements se dessinent : celui, majoritaire, d’une communion qui encourage le retour au texte et l’autre, pour lequel la lecture à voix haute est un moment unique qui se suffit à lui-même.
Laurent Grisel, écrivain, fit part ensuite de sa performance réalisée avec la lecture de l’ouvrage de Peter Weiss, L’esthétique de la Résistance. Jean-Pierre Siméon, poète, prit le relais en essayant d’analyser le succès de la lecture à voix haute. Tout en admettant que certains textes peuvent trouver leur aboutissement dans « l’oralisation », comme la poésie, que beaucoup ne liraient pas, il met en garde contre cette restitution sonore du texte qui, pour le public jeunes, deviendrait l’alibi pour oublier le livre.
Paule Du Bouchet (Gallimard) et Camille Deltombe (Des femmes) expliquèrent les démarches de leurs maisons d’édition respectives par rapport aux textes lus. Si le marché français du texte lu a triplé en cinq ans, il demeure néanmoins dix fois moins important qu’aux États-Unis et en Grande-Bretagne.
L’émergence des pratiques amateurs
Ce fut ensuite au tour des P’tits lus d’entrer en scène. Accompagnés par Delphine Fobert et Gwen-Aëlle Geffroy, Mounir, Massimo et Sarah relatèrent leur expérience et exprimèrent, avec passion et enthousiasme, leurs impressions. Depuis 2001, à l’initiative d’une bibliothécaire et de deux enseignantes, une quinzaine d’adolescents (les plus jeunes sont en 6e et les aînés en terminale) se réunissent le samedi après-midi à la médiathèque pour lire à voix haute et échanger. D’abord encadrés par Les Livreurs au rythme de huit séances sur l’année, les P’tits lus ont vite volé de leurs propres ailes. Après une pratique restée longtemps confidentielle, ils osent maintenant intervenir en public lors d’événements particuliers, comme Lire en fête. Leur spontanéité et leur générosité firent souffler un vent d’émotion et de fraîcheur réconfortante dans la salle.
Ils firent place au témoignage du Liseur et de son Incipit Blog : quand l’écran se met au service de l’écrit. Bibliothécaire de profession, ce jeune homme n’a pas résisté au plaisir de se mettre les textes en bouche et de les partager.
L’après-midi s’est achevée sur une nouvelle perspective : le slam. Julien Delmaire, poète et slameur de la compagnie Générale d’Imaginaire, se lança dans un historique détaillé de cette nouvelle oralité et fit démonstration de son talent en déclamant Freedom, témoignage sur la négritude et appel à la fraternité universelle, au-delà des couleurs de peau.
Tous les participants se retrouvèrent avec bonheur en soirée avec « Plus on est de fous, plus on lit ». Pendant une heure et demie, Jacques Bonnafé et l’équipe des P’tits lus échangèrent textes classiques ou de leur propre création, pour le plus grand plaisir de tous.