Situation de l'édition et de la librairie

par Thierry Ermakoff
François Boddaert, Muriel Bonicel, Robert Calasso, et al. – Lignes, no 20, mai 2006. Paris : Éditions Lignes & manifestes. – 205 p. ; 22 cm.
ISBN 2-84938-060-1 : 17 €

Voici une revue exigeante, qui nous a davantage habitués à nous aider à penser Sade, Bataille, Benjamin, qu’à nous pencher sur ce qu’il est convenu d’appeler l’économie du livre.

Quelques incantations…

La librairie et l’édition sont en crise : nous en percevons, sinon les causes directes, pour le moins un faisceau de raisons qui ont amené une concentration accrue des secteurs de l’édition et de la distribution, ainsi que de la librairie (pour mémoire, les rachats les plus récents : ceux du Seuil par la Martinière, et du groupe Privat par Bertelsman). Nous savons aussi que la part de marché de la librairie indépendante se réduit pour ne représenter que 20 % à grand-peine du chiffre d’affaires des ventes de livres. Tous ces éléments ont fait l’objet d’une étude très précise dans le numéro de juin 2003 de la revue Esprit  1, ainsi que dans les derniers cahiers du Syndicat de la librairie française (SLF), selon leur nouvelle et heureuse livrée.

Nous nous attendions donc à une analyse en forme de politique économique où le constat lugubre le disputerait à la pointe acérée de la politique culturelle la plus avisée.

L’ensemble est constitué de vingt et une contributions d’éditeurs, de libraires, de critiques, à partir de la notion de livre de création. Dont on suppose qu’il s’agit de tout ce qui reste quand on a ôté les manuels scolaires, les biographies officielles non autorisées, les essais percutants sur diverses vies sexuelles mondaines, la caricanicule (pour reprendre l’expression de Gérard Genette), les fictions plus ou moins de commande ou de circonstance. Bref, ce que Platon définissait comme ce qui nous met dans l’incapacité de distinguer « le plus grand du plus petit ».

Eh bien, cet ensemble nous laisse perplexe. Si certains contributeurs – nous y reviendrons – usent de la pointe acérée de leur regard, il ressort de la lecture complète une sorte d’impression déclamatoire ou incantatoire, selon laquelle il restera toujours une place, aussi petite soit elle, pour les livres de création, édités par des éditeurs de création, et vendus par des libraires de création (mais combien ?) à une poignée d’irréductibles lecteurs. Comme le rappelle fort opportunément l’éditorial, « persiste partout le désir de faire des livres pour que ça lise et ça pense ». Certes, mais qui ?

La situation décrite par André Schiffrin, tant dans L’édition sans éditeur que dans Le contrôle de la parole  2 (tous deux publiés par La Fabrique éditeur), est beaucoup plus problématique : celle d’un espace de pensée réduit entre la grande distribution et la puissance médiatique.

… et de lumineuses analyses

Pour autant, nous retrouvons de lumineuses analyses. Entre autres, celle de François Boddaert (éditions Obsidiane) qui ouvre le numéro en donnant quatre raisons de s’alarmer : la baisse des acquisitions en bibliothèque, la baisse prévisible des aides publiques nationales, le difficile, sinon impossible accès aux médias (quelle radio parle encore régulièrement de poésie ?), ainsi que « l’état calamiteux du réseau des bonnes librairies ».

Roberto Calasso (éditions Adelphi, Italie), par sa grande érudition, celle d’un véritable éditeur, nous montre une voie toujours possible de l’édition, qui vise à l’excellence « en apportant un soin obsessif à l’habit de chaque volume », pour que le livre puisse « être vendu au plus grand nombre de lecteurs ».

Thierry Guichard, rédacteur en chef du Matricule des anges, décortique en quatre pages le leurre du droit d’auteur à l’heure où, justement, il n’est plus question d’auteurs de littérature, mais de plan média, d’offices sauvages, de retours, de trésorerie.

La crise du livre, c’est aussi la crise de la lecture, de la lecture dite savante, et du sens qu’elle nous apporte. Éric Loiret, journaliste au quotidien Libération, revient sur cette littérature à venir, celle qui se crée au jour le jour, par les blogs, par Internet, sans recul sur le monde réel, dont on sait pourtant que le réel n’est jamais qu’une représentation. « Peut-être serait-il sage de dire que nous n’aimons pas plus cette littérature à venir que la servitude volontaire qui l’accompagnera, parce que nous sommes des hommes de l’ère précédente. […] Ce n’est pas la littérature qui meurt, c’est le regard porté par un monde insupportable et qui nous semble laid. » Et sans soute une réponse à la désaffection de ce que nous appelons et avons aimé en tant que livre, tient aussi à la place de la littérature à l’école et à l’université, comme le rappellent justement François Boddaert et Éric Loiret.

Mais le livre, c’est une industrie de contenus. Avec sa distribution, sa diffusion, ses vrais faux coups, sous couvert de bien d’innocence. Yves Pagès, qui connaît bien le milieu, pour travailler depuis longtemps avec -Bernard Wallet (éditions Verticales), décrit par le menu et de l’intérieur ce que le Seuil a vécu, au moment du rachat par La Martinière, et comment le capitalisme financier a été introduit par ceux qui furent les éditeurs des origines, non sans une certaine envie et un certain mépris. C’est en quelque sorte la fin d’une histoire de l’édition, mais qui écrit aussi son devenir, par la nouvelle génération des « intellos précaires » : vaste programme… dont Maurice Nadeau et François Maspéro tirent un constat bien désespéré.

Les grands absents de cette livraison, ce sont, bien sûr, les bibliothécaires, comme s’ils n’étaient pas directement concernés. Sylvie Gouttebaron (Maison des écrivains) les réintroduit par un biais extrêmement détourné. Mais nous n’échapperons pas à cette question : les bibliothécaires sont-ils donc absents et indifférents à ces problèmes ? Si la crise du livre est aussi la crise de la lecture, et si l’avenir du livre passe par d’autres formes qui s’inventent, il nous semble que les bibliothécaires ont un devoir à investir massivement ce domaine trop méconnu de l’économie du livre. Ceci passe aussi par la formation, mais c’est une autre histoire.