Patrimoine et bibliothèques en France depuis 1945
Cerner la place du patrimoine écrit dans les bibliothèques françaises depuis 1945 revient à mener une double analyse, portant à la fois sur les politiques du patrimoine et sur les représentations collectives que celui-ci suscite. L’image véhiculée par ces fonds est le reflet d’une relation passionnelle héritée de l’histoire, alternant rejet, embarras, réhabilitation, éléments peu propices à un engagement des pouvoirs publics dans la durée.
Defining the place of written heritage in French libraries since 1945 requires a dual analysis based at the same time on the policies for national heritage and on the representative collections that these create. The image conveyed by their contents is the reflection of a passionate relationship with historical inheritance, alternating between rejection, embarrassment, rehabilitation – elements which are unlikely to be propitious in engaging the long term commitment of the powers that be.
Um den Stellenwert des Schriftguts in französischen Bibliotheken seit 1945 zu erfassen, muss man eine Doppelanalyse durchführen, die sich einerseits auf das kulturelle Erbe und andrerseits auf die dadurch ins Leben gerufenen kulturellen Einrichtungen bezieht. Das von diesen Sammlungen übermittelte Bild zeigt historisch eine leidenschaftliche Beziehung, die zwischen Ablehnung, Schwierigkeiten und Rehabilitierung schwankt, lauter Elemente, die kaum geeignet sind ein dauerndes Engagement der öffentlichen Hand nach sich zu ziehen.
Delimitar el lugar del patrimonio escrito en las bibliotecas francesas desde 1945 significa llevar a cabo un doble análisis, centrado a la vez sobre las políticas del patrimonio y sobre las representaciones colectivas que éste suscita. La imagen vehiculada por estos fondos es el reflejo de una relación pasional heredada de la historia, alternando rechazo, molestia, rehabilitación, elementos poco propicios a un compromiso de los poderes públicos a largo plazo.
Cerner la place du patrimoine écrit dans les bibliothèques françaises depuis 1945 revient à mener de front une double analyse, portant à la fois sur les politiques du patrimoine et sur les représentations collectives que celui-ci suscite, tant les premières sont indissociables des secondes. L’image véhiculée par ces fonds, qui ont en France des caractéristiques originales, est le reflet d’une relation passionnelle, alternant rejet, embarras, réhabilitation, éléments peu propices à un engagement des pouvoirs publics dans la durée.
L’après -1945 est intéressant dans la mesure où la réaction de rejet qui se répand dans le milieu des bibliothèques est la contrepartie de la priorité accordée au combat pour le développement de la lecture publique. L’absurdité de ce malentendu conduisit ensuite, dans un mouvement de balancier inverse, inscrit dans un climat général de « retour aux sources », à une sorte d’« émoi » patrimonial, où le rapport de Louis Desgraves 1 marqua, à partir de 1982, le début d’une politique active de conservation et de mise en valeur des fonds anciens.
Il a été beaucoup publié quinze ans plus tard, au tournant du siècle, sur ce retour en force du patrimoine et surtout sur le bilan qu’on pouvait tirer du regain d’intérêt de l’action publique : ces écrits témoignent eux aussi de leur époque ; il est intéressant de les relire dans cette perspective 2. Plus récemment, un numéro du BBF 3 est revenu sur le sujet, confirmant la permanence de l’intérêt des tutelles pour ce patrimoine tout autant que la permanence des ambiguïtés administratives 4. Peut-être au moment où le BBF fête son cinquantenaire 5, un certain recul permettra-t-il de poser des jalons supplémentaires dans une perspective historique et de mieux comprendre les mécanismes de la relation complexe que les bibliothèques françaises entretiennent avec une grande partie de leurs collections, fruit d’un héritage dont la dette paraît encore aujourd’hui lourde à assumer.
L’État propriétaire défaillant : un héritage subi
Le rappel est fastidieux, mais il est nécessaire pour prendre la mesure du cas d’école. En France, du fait des confiscations massives de l’époque révolutionnaire et de la dévolution des collections de livres et de manuscrits des aristocrates émigrés et surtout des propriétés ecclésiastiques à des entités désormais publiques, comme la Bibliothèque royale, devenue nationale et les bibliothèques d’académies locales, devenues communales, ou créées de toutes pièces 6, le poids des fonds anciens est une donnée qui doit être perçue à l’aune des représentations de chaque génération.
La charge en a été diversement appréciée selon les époques. Perçu d’emblée comme un enrichissement majeur, une formidable aubaine dont un Van Praët essaie d’accentuer les effets sous les guerres napoléoniennes, l’étirement de l’inventaire et du catalogage de ces fonds tout au long du XIXe siècle dans les bibliothèques académiques, et en particulier à la Nationale, conduit à d’autres appréciations de la part d’un corps de bibliothécaires dont la professionnalisation se généralise tout au long du XXe siècle. Au moment où il réfléchit aux conditions de développement de l’instruction publique, Guizot décèle d’ailleurs dans le caractère massif de cet héritage une cause majeure du retard du développement de la lecture 7.
Il faut bien mesurer que les clés de compréhension de cet immense apport intellectuel de l’Ancien régime sont perdues au siècle suivant : ce qui explique largement l’état de perdition des collections issues des confiscations des établissements religieux où, mises à part les pièces manuscrites exceptionnelles, l’ensemble des fonds de théologie souvent rapidement inventoriés, parfois laissés en l’état compte tenu des faibles moyens dont disposaient les bibliothécaires, continue à dormir sur les rayonnages. Ce n’est pas la seconde vague de confiscations de 1905 qui améliore la situation et les bibliothèques des séminaires rejoignent leurs aînées dans l’oubli.
L’État-propriétaire, dont on attend l’impulsion dans un pays fortement centralisé, n’intervient aucunement dans le fonctionnement des bibliothèques. Le cadre réglementaire demeure ambigu. Le décret de 1897 prévoit le classement de certaines bibliothèques en raison de la richesse de leurs collections, avec l’obligation de choisir du personnel titulaire d’un diplôme professionnel, mais les dépenses de personnel et de fonctionnement demeurent à la charge des villes. La loi de 1931 parachève une procédure de classement des établissements on ne peut plus étirée en longueur, en faisant des bibliothécaires des bibliothèques municipales classées du personnel d’État. Par ailleurs, la ligne de partage entre fonds d’État et fonds municipaux n’est pas clairement établie et ne suit pas celle distinguant fonds rares et précieux et fonds courants. Enfin, pour compléter le tableau de cet héritage subi plus qu’assumé, il n’y a pas jusqu’au début du XXe siècle d’autre type d’enrichissement qu’exceptionnel dans les bibliothèques municipales : entre les deux vagues de confiscations, dons et legs de savants ou de personnalités locales sont les seuls moyens d’accroissement des collections, conditions peu propices à un traitement régulier des fonds.
L’impossible entreprise catalographique
C’est ici que les grandes bibliothèques et les plus petites se rejoignent. Pour les premières, en particulier à la Bibliothèque nationale, la charge du signalement conditionne la formation de générations entières de bibliothécaires dans un modèle savant et accentue, pour l’encadrement, le sentiment d’un déchirement entre les devoirs induits par le développement des fonds contemporains et le poids de ces fonds, gloire des bibliothèques, dont le prix est lourd à payer.
Au tournant du XXe siècle, Léopold Delisle rompt avec une tradition de catalogage méthodique, imitée en province avec des variantes personnalisées dans chaque bibliothèque. Il fait avancer significativement le signalement avec un accès auteur/titre généralisé. Depuis la Restauration, l’État consacre des moyens à la gestion de ce patrimoine en misant sur la professionnalisation et les outils collectifs : la fondation de l’École des chartes en 1821 comme filière professionnelle pour les archives et les bibliothèques, le financement d’entreprises collectives comme le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France lancé en 1839.
Ces exemples illustrent deux points assez bien connus aujourd’hui : la domination d’un modèle savant de la bibliothèque auprès des pouvoirs publics, ce qui contraste avec la situation américaine fondée sur un modèle d’apprentissage des connaissances ; le choix d’outils collectifs supervisés par des autorités scientifiques pour gérer un réservoir immense de ressources. L’étirement dans le temps sur plus d’un siècle de l’ensemble des entreprises de catalogage souligne en effet a contrario le déficit de moyens attribués par l’État aux bibliothèques. C’est donc bien cette conception du catalogue, recours nécessaire et suffisant, qui façonne les modèles professionnels, la question de l’accès aux connaissances devenant de facto la mission de l’école républicaine et laïque.
Au moment où est créée l’Association des bibliothécaires français (ABF) en 1906, Eugène Morel, qui a déjà tiré la sonnette d’alarme sur ce qui pouvait être un manquement aux missions des bibliothèques « publiques », éveille au fond peu d’écho. La lecture rétrospective de ses suppliques en faveur du développement de la lecture publique sacrifiée à la lecture savante ne doit pas faire oublier que c’est avec un fort décalage que les « minorités agissantes » obtinrent gain de cause en la matière.
Faut-il encore rappeler qu’au milieu des années trente du XXe siècle, ce qui fait débat, ce sont les enjeux de la coopération bibliographique entre bibliothèques. Le rêve des bibliothécaires d’alors est de créer d’immenses catalogues collectifs normalisés, utiles à la recherche, dans le prolongement des combats bibliographiques d’un Paul Otlet ou des utopies de la Commission internationale de coopération intellectuelle présidée par Henri Bergson sous l’égide de la Société des nations. Toutes les considérations des bibliothèques ou des musées associés dans cette réflexion internationale n’étaient pourtant pas si utopiques : les années trente voient l’émergence des premières préconisations en matière de normes de catalogage ou de conservation physique des fonds et l’idée de plans massifs de reproduction qui seront concrétisées après 1945. L’entre-deux-guerres ne se vit pas sur le mode des ruptures familier au siècle précédent, mais sur le mode de la professionnalisation et de l’ouverture internationale, conséquence de la guerre.
À cette époque – précisons-le –, il n’est aucunement question de patrimoine, ni de fonds patrimoniaux. Les fonds des bibliothèques servent à l’étude. Point. Ceux qui n’ont pu être inventoriés ou catalogués, dorment. Dès la fin du XIXe siècle, bibliothèques et musées ont été affirmés comme l’expression politique majeure des ambitions hégémoniques de la culture européenne. Des constructions qui rapprochent ces deux entités ont été réalisées en province dans de nombreuses villes, offrant un bel écrin à une petite partie des collections, mais aucun moyen supplémentaire pour les catalogues. Les nouvelles universités, édifiées tardivement en France à partir de la Troisième République, placent les bibliothèques au cœur de leur programme.
Le patrimoine monumental draine ce qui est déjà un patrimoine artistique mais pas encore le patrimoine écrit. Le livre n’est un objet de vénération que pour une minorité de bibliophiles. En incidente : c’est cependant au lendemain de la Première Guerre mondiale que se développe la notion de « culture », portée en Europe par les ethnologues, les essayistes comme Valéry ou Spengler retenant davantage celle de « civilisation ».
En France, la « culture » trouve une expression politique sous le Front populaire, où fleurissent des initiatives attentives à d’autres formes de mise en valeur des connaissances. Paul Rivet triomphe dans le nouveau musée de l’Homme ; Julien Cain rêve d’un musée de la Littérature ; Georges Henri Rivière pose les fondations du futur musée des Arts et Traditions populaires. Il est question de musées, dans une volonté manifeste de « popularisation » de nouvelles formes de culture venant d’un monde dépassant les frontières nationales ou d’une histoire moins linéaire ; il n’est pas question de bibliothèques, sinon en nécessaire accompagnement du musée 8 et en développement à la fois d’ordre documentaire et pédagogique.
La fausse querelle des anciens et des modernes : les représentations du patrimoine écrit après 1945
Après 1945, à un moment où, enfin, l’État commence à équiper les bibliothèques universitaires selon des critères mettant la France davantage en phase avec les autres grands pays européens, la lecture publique demeure toujours un combat, avec des réussites en milieu rural notamment, mais, jusqu’aux années 1980, elle n’arrive pas à s’imposer comme enjeu politique décisif.
Julien Cain revient de captivité en 1945 et cumule jusqu’en 1964 la double fonction d’administrateur général de la Bibliothèque nationale et de directeur de la Direction des bibliothèques et de la lecture publique. Cette direction, nouvellement créée en 1945, a été obtenue par les militants de la lecture publique, soutenus par Henri Wallon au sein du ministère de l’Éducation nationale. De ce double magistère que peut-on retenir ? Il s’inscrit dans une phase de reconstruction générale du pays, où les bibliothèques, comme après 1919 (et sans doute encore moins, car il n’y eut pas de fondation Carnegie après 1945), ne figurent pas dans les investissements prioritaires. Dans un pays encore rural, on lance le programme des bibliothèques centrales de prêt, objectif majeur de la lecture pu-blique.
J. Cain est entouré d’un état-major de grands professionnels : Pierre -Lelièvre, Paul Poindron, Paule Salvan, Jean Bleton, André Masson. L’École des chartes est la principale pourvoyeuse de postes pour l’encadrement jusqu’en 1963, date de création de l’École nationale supérieure des bibliothèques (ENSB). La Direction exerce surtout son pouvoir dans les nominations de personnels à la tête des établissements de province, où elle a son mot à dire, magistère parfois mal vécu par les édiles, le plus souvent admis malgré tout 9. Les outils collectifs en cours se poursuivent à un rythme lent (Catalogue général des manuscrits/CGM) ; d’autres sont initiés en nombre limité : ainsi, en 1952, sont lancés l’IPPEC (Inventaire permanent des périodiques étrangers en cours) et le CCOE (Catalogue collectif des ouvrages étrangers) 10. Aucun n’est en relation avec les fonds anciens, sauf le CGM ; ils procèdent tous de la Bibliothèque nationale.
La mise en valeur des fonds rares et précieux, conception alors communément répandue pour le patrimoine des bibliothèques, se confond à cette époque avec l’histoire de la Bibliothèque nationale, effet du cumul des responsabilités sur un établissement national et l’ensemble d’un réseau. La priorité va aux catalogues collectifs des fonds courants. Pour le patrimoine, la Bibliothèque nationale développe des ateliers de restauration et de reproduction pour ses propres collections, utilisés à la marge par les autres bibliothèques.
L’État ne met toujours pas les bibliothèques au rang de ses priorités et n’accorde en effet que peu de moyens. Toutefois, quelques exceptions sont à noter, la création de l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT) et celle du Centre de recherches pour la conservation des documents graphiques, laboratoire de recherche appliquée pour l’ensemble des archives, musées et bibliothèques, qui augure d’une prise de conscience politique de la nécessité de moyens de sauvegarde pour le papier mécanique, physiquement menacé d’autodestruction.
Dès 1945, les Archives nationales et la Bibliothèque nationale ont lancé des plans de reproduction sur microforme à plus grande échelle ; en particulier, à l’instigation de Jean Prinet, un plan pour la presse, accompagné d’inventaires bibliographiques pour l’ensemble des départements français. Hormis ce secteur se situant dans la droite ligne des intérêts du Front populaire pour la culture de la vie quotidienne, dont la presse est un symbole fort, la politique de la Bibliothèque nationale s’inscrit dans une autre continuité, celle du catalogue et de l’action en faveur de la normalisation, forme désormais moderne du service du réseau des bibliothèques.
De 1965 à 1971, l’IRHT, avec Henri-Jean Martin, étudie les méthodes d’un recensement des livres anciens, jetant les bases ultérieures d’une norme de catalogage spécifique et d’une statistique des fonds anciens d’imprimés des bibliothèques françaises 11. Ici encore, continuité plus que rupture avec la période de l’entre-deux-guerres : faibles moyens alloués par l’État, poursuite de la coopération autour de la normalisation. On notera l’inflexion héritée du tournant épistémologique des années trente (issu des sciences sociales et de l’École des Annales, entre autres), importante en ce qui concerne la représentation du patrimoine 12, expression non seulement d’une culture des élites mais aussi d’une culture populaire. Tournant épistémologique mais aussi méthodologique : avec Lucien Febvre et Julien Cain, Henri-Jean Martin lance la réflexion scientifique à partir du matériau des collections des bibliothèques de ce qui deviendra une discipline féconde, l’histoire du livre fondée sur l’analyse de la matérialité de l’objet-livre comme de ses conditions d’appréhension et de diffusion.
Julien Cain prend sa retraite en 1964 à l’âge de 77 ans. Peu de temps auparavant s’est clos le catalogue « auteurs » lancé par Léopold Delisle au siècle précédent. Sur un plan politique, démarre le rattrapage des efforts d’investissement en faveur des étudiants, sous la pression de la population étudiante et d’ailleurs seulement sous cette pression. Avant son départ, J. Cain a obtenu du général de Gaulle la promesse d’engager une action en faveur de la lecture publique 13. Le Premier ministre, Georges Pompidou, est fils d’instituteur et normalien, comme le successeur de Julien Cain, Étienne Dennery, également ancien ambassadeur. Le cumul des deux fonctions est maintenu.
La période qui précède 1968 voit s’exacerber une fausse querelle des anciens et des modernes autour des intérêts réputés antagonistes de l’ouverture des bibliothèques publiques, dont le retard en France est indéniable, et de la transmission du patrimoine écrit. Dans la jeune ENSB, par un « retour de bâton » assez naturel, les questions patrimoniales passent au second plan dans les formations. Ce divorce au sein des bibliothécaires entre tenants d’un modèle savant et tenants d’un modèle « public » devient un lieu commun et aura la vie dure. L’opposition apparaît aujourd’hui factice, l’Histoire des bibliothèques françaises le soulignera à plusieurs reprises. Elle vaut pourtant comme mode de représentation tenace dans les esprits, conduisant à des malentendus pittoresques, dont l’un des exemples extrêmes est l’affirmation récente d’une bibliothécaire de la région picarde selon laquelle il vaut mieux ne pas cataloguer les fonds anciens des petites bibliothèques municipales, car les mettre en valeur dans un catalogue en ligne, pourrait nuire à la lecture publique. Pour cerner de façon précise un des ressorts de cette attitude encore assez répandue, ce sont les formations professionnelles de la corporation qu’il conviendrait d’interroger.
Pourquoi une telle opposition ? On renoue avec « la rupture comme mode de fonctionnement 14 ». Car la génération précédente d’un Morel, d’un Coyecque ou d’un Langlois est connue par ses propos militants en faveur de la lecture publique, tout autant que par sa rigueur scientifique et son érudition. Il semble que, dans leur volonté affichée de promouvoir la lecture publique et dans la tactique sciemment mise en œuvre avec l’appui du Cercle de la librairie, certains conservateurs qui se situaient dans cette tradition, aient été quelque peu dépassés au cours du combat.
Le rapport Fillet-Bruguière sur la lecture publique en 1967 marque une évolution, après l’enquête du Cercle de la librairie de 1965 (« Les Français ne lisent pas… »). Le combat passe sur la place publique et prépare les politiques à des investissements dignes de ce nom. Un des premiers exemples en région sera la bibliothèque de la Part-Dieu à Lyon construite par Henri-Jean Martin. Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing ne verra pas de réalisation majeure à l’exception de la Bibliothèque publique d’information, initiée par son prédécesseur Georges Pompidou et inaugurée en 1977. Le succès des premières réalisations révèle la force de la demande comme une lame de fond et c’est avec l’arrivée de la gauche en 1981 que se généralise le modèle de la « médiathèque », mûri lors de la décennie précédente.
Mais, au cours de la décennie 1965-1975, la volonté politique ne suit pas. Grossissons le trait. Deux tendances s’affrontent au sein de la profession, l’une issue d’anciens instituteurs devenus bibliothécaires 15, militants d’une lecture publique débarrassée de fonds anciens qu’ils méconnaissent et jugent encombrants 16 ; l’autre, issue de chartistes craintifs, souvent peu actifs en matière de catalogage et de restauration faute de moyens et réfugiés dans l’apologie d’une histoire locale dont les retombées scientifiques les plus fécondes remontent à l’avant-guerre. S’il y eut bien des nuances, certains bibliothécaires savants lançant des réseaux de bibliobus urbains par exemple, et, à l’inverse, des militants respectueux de l’héritage du passé, ce fut pourtant bien la réalité d’un combat exacerbé pour l’obtention de moyens décents de développement des bibliothèques, qu’il s’agisse d’ailleurs des municipales ou des universitaires.
Étienne Dennery demanda à René Fillet de préparer une loi sur la lecture publique 17. Il réunit officieusement divers experts, Louis Desgraves, Henri-Jean Martin, tenants d’une ligne de développement de la lecture sans exclusive (la manne des financements publics en faveur de la lecture publique bénéficiera également à la promotion du livre ancien), tandis que René Fillet, Noë Richter, Michel Bouvy militaient pour l’obtention de moyens budgétaires au profit de la modernisation de la lecture publique d’abord. C’est à ce moment que se cristallise la notion de « patrimoine » des bibliothèques, les premières évaluations statistiques tendant à chiffrer l’effort de catalogage dans toute la France à 15 millions d’unités bibliographiques pour les seuls fonds anciens.
Étienne Dennery n’obtient rien. Le cumul des deux fonctions d’administrateur de la Bibliothèque nationale et de directeur de la DBLP entraîne des frictions récurrentes entre Paris et province, attisées par certains bibliothécaires, proches d’élus, qui se considèrent comme victimes de la tutelle de l’État, dans un contexte favorable à l’affirmation progressive des pouvoirs locaux. Du côté de l’université, le contrecoup de la crise de 1968 ne contribue pas à apaiser le climat de tension. Tout ceci conduit à la suppression de la Direction des bibliothèques et de la lecture publique en 1975. Le jeune ministère des Affaires culturelles réclame la tutelle de la lecture publique. La scission des bibliothèques entre Culture et Éducation nationale est consommée.
En 1977 sont créés des centres techniques nationaux, dépendant de la Bibliothèque nationale. Un concerne le livre ancien : le Centre national du livre ancien et des documents rares et précieux, issu du service du même nom de la Bibliothèque nationale. Jamais le Centre national de la restauration prévu ne verra le jour. C’est le Centre bibliographique national qui gère les catalogues collectifs nationaux, avec délégation, le cas échéant, aux départements spécialisés (par exemple, les périodiques…), mais il n’y aura pas de nouveau programme en dehors de ceux déjà cités. De fait le Catalogue collectif national informatisé, qui commencera par les périodiques, sera initié par le ministère de l’Éducation nationale. Le Centre national du livre ancien ne dure pas très longtemps en tant que tel : il permet de faire aboutir l’enquête sur les fonds anciens des bibliothèques en région, déjà citée, de mettre au point un format de catalogage du livre ancien dans la perspective d’une informatisation des catalogues et de lancer les premiers catalogues régionaux d’incunables. Ce dossier est d’ailleurs repris par la Direction du livre en 1981, quand la tutelle de la Bibliothèque nationale passe au ministère de la Culture.
Dans cette décennie en demi-teinte, comportant des réalisations majeures mais dispersées, que peut-on retenir de cette « querelle des anciens et des modernes » ? Ce fut avant tout l’affaire d’une génération, usée par l’indifférence des pouvoirs publics en ce qui concerne le développement de la lecture. Le positionnement de la génération suivante sera sensiblement différent. Plusieurs thèmes émergent : l’idée d’un échelon intermédiaire, la région, entre niveau national et niveau local pour gérer des fonds dont la responsabilité excède les moyens des seules municipalités ; le principe d’une scission entre traitement des fonds courants et traitement des fonds rétrospectifs. Enfin, le corps des bibliothèques prend des distances avec une Bibliothèque nationale, repliée sur elle-même dans un contexte général d’absence de moyens.
L’émoi patrimonial
1975 est l’année européenne du patrimoine monumental ; 1980 sera l’année du patrimoine à la mode française. Les deux notions de « culture » et de « patrimoine », désormais politiques, s’unissent pour le meilleur et le pire. On s’efforce d’identifier la représentation du patrimoine à l’espace européen, dont la construction politique est le grand enjeu des trente glorieuses. Pour parachever en effet une construction, d’abord économique, le politique utilise le ressort du sentiment d’appartenance à une même culture. Cette célébration, qui concerna avant tout le patrimoine monumental, s’inscrit dans un contexte de retour sur le passé. Sur un plan culturel, l’opinion a retenu le contraste entre un Pompidou, partisan d’une modernité radicale, et un Giscard, initiateur du musée du XIXe siècle.
Le patrimoine monumental draine le patrimoine écrit dans le regain d’intérêt général. Maurice Caillet, en 1979, fait le point sur l’état de dégradation physique des collections de la Bibliothèque nationale et souligne le paradoxe qui, faute de catalogues accessibles en région, concentre sur la Bibliothèque nationale l’essentiel des communications pour un patrimoine déjà physiquement éprouvé. Ses préconisations sont à l’origine en 1980 d’un plan massif de sauvegarde des collections de la BN : en dix ans, plus de 2,5 millions de livres sont microformés et désacidifiés.
Le premier septennat de François Mitterrand rebondit sur le « retour aux sources » déjà amorcé par son prédécesseur, en l’infléchissant du point de vue symbolique vers une apologie des valeurs terriennes et des cultures populaires. En 1982, alors que la jeune Direction du livre, sous l’impulsion de Jean Gattegno, intensifie le soutien financier de l’État aux constructions de grandes bibliothèques municipales, Louis Desgraves est chargé de rendre un rapport sur l’état du patrimoine écrit dans les bibliothèques publiques, ce qui donne raison a posteriori aux tenants de la ligne « ce qui est bon pour la lecture publique est bon pour le patrimoine », dès lors que le contexte budgétaire s’améliore. La démarche est très globalisante et témoigne des inflexions récentes dans la manière de considérer le patrimoine écrit et graphique : tous les types de bibliothèques, publiques ou privées ; critère d’ancienneté relativisé (1811 n’est plus une date déterminante) ; conservation des différents types de supports et politique active d’acquisitions.
Le rapport, contemporain des rapports Ratcliffe en Grande-Bretagne et Fabian en RFA, innove à cet égard, en préconisant des achats patrimoniaux. Compte tenu du retard accumulé et des moyens massifs à consacrer au traitement du catalogage et de la conservation, on peut, avec le recul, être sceptique sur l’efficacité de ce principe. Mais il rompt opportunément avec une tradition séculaire d’enrichissements passifs via les dons et legs et facilite l’engagement financier des élus sensibles à des achats de prestige ancrant le patrimoine hérité dans le fonctionnement courant des bibliothèques.
Un budget important est consacré par la DLL au soutien de ces achats ponctuels de pièces prestigieuses, qui symbolisent le lien du politique au patrimoine local, mais aussi à l’amélioration des conditions de conservation, à la reproduction des documents les plus menacés comme la presse régionale ou encore au soutien des catalogues régionaux d’incunables et de musique imprimée. En période de stabilité budgétaire, les deux versants de cette politique se justifient et permettent de sensibiliser les élus à la nécessité de faire vivre l’héritage du passé. Ce n’est qu’à partir de 1988 que le ministère de l’Éducation nationale disposera de crédits spécifiques pour la conservation, sous la pression d’ailleurs de l’Association des directeurs de bibliothèques universitaires (ADBU). De la même façon que la lecture publique au début des années 1980, le rapport Miquel aura facilité le déblocage de crédits qui profitent à l’ensemble des secteurs (ateliers de restauration, matériel de conservation et microfilmage).
Sur quelles structures s’appuyer ? Les obstacles des décennies précédentes semblent identifiés : dans un contexte de ressources encore limitées en regard des besoins, de relations inchangées de l’État avec les collectivités territoriales sur un plan réglementaire et de mise en place de la décentralisation, l’idée qui s’impose est celle d’une organisation de la profession elle-même dans un cadre coopératif, de type associatif.
Le ministère de la Culture crée le Centre national de coopération de Massy, chargé de soutenir sur un plan technique les initiatives régionales, qui se mettent en place avec les agences de coopération. Une fédération nationale (la Fédération française de coordination entre bibliothèques/FFCB) les coordonne. Vingt ans plus tard, le bilan est contrasté. Les réussites – ainsi des plans efficaces de microfilmage de la presse, la réalisation de nombreux catalogues collectifs pour les incunables ou la musique imprimée, de nouveaux magasins aux normes techniques adéquates dans les constructions de médiathèques – voisinent avec les échecs. Le plus manifeste est la question non réglée à ce jour du catalogage rétrospectif des fonds d’imprimés anciens qui n’a avancé de façon décisive qu’avec l’accord des deux tutelles et sous l’impulsion de l’établissement public de la Bibliothèque de France dans le cadre du Catalogue collectif de France (plus de 2 millions de notices informatisées), relayée par les municipalités le cas échéant quand les bibliothèques ont renouvelé les équipements informatiques.
C’est le moment où l’informatisation des catalogues des grandes bibliothèques se généralise (BnF, Agence bibliographique de l’enseignement supérieur/Abes). Mais il reste aujourd’hui encore beaucoup à faire, en particulier du côté des bibliothèques publiques.
Les agences ont composé avec des collectivités territoriales qui se sont réapproprié le patrimoine écrit en privilégiant l’événement culturel, ce qui n’aurait rien de négatif si la contrepartie ou l’accompagnement avaient consisté en actions de fond. Le Centre de Massy est supprimé au bout de quelques années de fonctionnement. La FFCB, subventionnée par la DLL, finit par se consacrer à la promotion du Mois du patrimoine écrit, qui, à la différence des Journées du patrimoine (monumental), n’aura jamais suscité un engouement public majeur.
Dans le cadre des bibliothèques, on peut s’interroger sur la portée de ce « retour aux sources ». En effet, faute de catalogues et surtout faute de documents touchant la corde sensible du grand public, les opérations de valorisation ont concerné surtout des « trésors » isolés, déjà bien connus et répertoriés, sauf exception. Les archives, qui conservent les matériaux utiles à l’histoire des familles, ne voient pas l’engouement du public diminuer, au contraire, à la différence des bibliothèques, dont le patrimoine d’Ancien Régime issu majoritairement des collections d’aristocrates ou du clergé est l’expression d’une culture savante, lettre morte pour le grand public et d’ailleurs aussi pour nombre de bibliothécaires.
Il n’est guère étonnant, dans ce contexte, que hormis certaines pièces symboliques ou les fonds régionaux 18 encore trop souvent mal signalés, la faveur populaire reste limitée. D’autre part, la décentralisation a accentué l’effet de dispersion de la manne et n’a pas permis d’exploiter suffisamment l’atout politique de l’« émoi » patrimonial pour mettre à niveau le signalement de l’ensemble des fonds.
Une part des difficultés résidait aussi dans l’absence de formation solide d’une partie du personnel en charge de la coordination sur le terrain. Des efforts importants ont pourtant été consentis pour y remédier. Mais une formation ne devient compétence qu’en se confortant dans la pratique et l’expérience : une fraction limitée des conservateurs chargés des fonds patrimoniaux dans les grandes bibliothèques municipales les possède. Enfin, la décentralisation n’a pas levé les ambiguïtés du cadre réglementaire régissant le statut des collections, ni les obligations respectives de l’État et des collectivités responsables. Le décret du 9 novembre 1988 relatif aux évolutions du Code des communes ne dit rien à ce sujet. Le rapport Beghain 19 de 1989 sur les bibliothèques municipales classées n’a pas eu de suite. La profession n’obtient pas de loi sur les bibliothèques, ni de mise en place de conventionnement entre État et collectivité territoriales pour les actions patrimoniales, ni d’avancée sur les bibliothèques municipales classées.
Au bout du compte, on peut estimer qu’en région, les partisans de la théorie « ce qui est bon pour la lecture publique est bon pour le patrimoine » n’ont pas complètement gagné leur pari. Effet de préjugés encore vivaces chez les bibliothécaires ou difficulté à maîtriser ce qui fait l’unité conceptuelle d’une bibliothèque, à savoir ses collections ? Pourtant, jamais autant de réflexions pertinentes n’ont été publiées sur le sujet qu’au milieu des années 1990, dans des gloses d’intérêt inégal sur le lien entre post-modernisme, écologisme et engouement patrimonial. L’artefact « patrimoine », de conception récente, brouille la perception. Sans doute faut-il en revenir à des notions plus pratiques et simples, en tout cas plus conformes au génie propre des bibliothèques.
Le patrimoine dans les bibliothèques aujourd’hui
On ne rompt pas du jour au lendemain avec deux siècles d’indifférence des pouvoirs publics. L’existence et l’intérêt des fonds anciens dans les bibliothèques autres que la BnF restent encore méconnus du côté des politiques, en dépit d’une sensibilité non démentie aux enjeux du patrimoine. Les professionnels ont vidé leur pseudo-querelle des anciens et des modernes, mais la perception usuelle reste celle de collections dont l’acquisition, le traitement, la conservation sont soumis à des règles distinctes de celles qui régissent l’ensemble des collections courantes. Ce poids jugé écrasant inspire une distance.
Le joyeux « émoi » qui, à l’inverse, a fait considérer que quasiment tout dans les collections d’une bibliothèque pouvait être objet patrimonial, a conduit tout autant à des réactions de rejet pour des raisons inverses et a pu discréditer une certaine forme de coopération plus sensible à l’animation culturelle autour du patrimoine qu’aux efforts méthodiques pour mieux le connaître. On peut d’ailleurs s’interroger sur l’impact de manifestations, qui, sous couvert d’appropriation ludique du patrimoine, mettent sur le même rang, au nom d’une apologie de la mémoire collective, des objets anecdotiques 20 et des collections entières, dont l’intérêt échappe puisqu’on ne connaît pas bien leur contenu toujours non catalogué.
Plusieurs questions sont à méditer pragmatiquement. La première : de quoi parle-t-on ? Agnès Marcetteau rappelle qu’« au terme de patrimoine écrit jugé peu mobilisateur, on préfère souvent les fonds anciens, rares ou précieux 21 ». Cette définition ne doit pas assimiler les fonds patrimoniaux à la notion restrictive de « réserve », qui ne rend pas bien compte du glissement sémantique opéré sous l’impulsion des historiens depuis deux générations. Sauf à préciser qu’est rare et précieux tout document ayant un intérêt historique ou susceptible de disparaître facilement. On peut songer à de la littérature populaire ou des tracts politiques, par exemple. Mais entre le choix sévère opéré pour une réserve et la décision de conservation pérenne d’un ensemble documentaire, il y a une distance. On peut aboutir à une définition pratique, que propose la DLL dans le cadre du Plan d’action pour le patrimoine écrit (Pape) : tout ce qui fait l’objet d’une décision de conservation pérenne, quelle que soit la date. Cela étant, il convient d’éviter de tomber dans l’impasse qui consiste à tout conserver, écueil que la BnF a connu et dont elle commence à revenir.
Cette définition a donc deux corollaires : s’organiser pour conserver de façon répartie, mais d’abord et avant tout bien connaître ce qu’on doit conserver. La chance des bibliothécaires est de pouvoir, au contact quotidien des collections, en acquérir une connaissance intime, à condition de mettre cette connaissance en relation avec celle des conditions de diffusion d’une production éditoriale à un moment donné et de sa réception dans les bibliothèques de l’entourage immédiat comme du réseau national.
Nous disposons en France d’outils scientifiques, mines d’information, qu’on nous envie et qui peuvent éviter de commettre des impairs, l’Histoire de l’édition et l’Histoire des bibliothèques. Henri-Jean Martin a pointé par exemple que, dans les bibliothèques, municipales ou universitaires, les enrichissements du XIXe siècle ont conduit à une hypertrophie des publications officielles historiques (souscriptions et dons de l’État) et à un déficit important du côté de la production courante littéraire (absence de moyens pour les acquisitions courantes et tropisme sur les publications à caractère historique). En ce qui concerne le XXe siècle – autre exemple –, avant de prendre une décision de pilon, il serait judicieux d’être attentif à ce qui a pu être publié dans les colonies autant que sous le régime de Vichy (particulièrement en zone sud) et de vérifier si ces documents sont bien conservés ailleurs.
Une décision de conservation pérenne doit être prise en concertation. C’est là, semble-t-il, qu’il convient d’aller plus loin dans l’organisation d’une conservation répartie, souvent gérée aujourd’hui dans une optique de lecture publique courante à un niveau seulement régional. Il n’est peut-être pas fondamental que plusieurs régions s’organisent pour conserver la même chose et que soient délaissés des documents, dont on aura sous-estimé l’intérêt faute de catalogues collectifs dignes de ce nom. Les bibliothèques universitaires de la région parisienne, qui utilisent le silo de l’Enseignement supérieur en région parisienne pour reléguer certaines collections moins utilisées, ne font pas l’impasse d’un recours aux outils catalographiques. Les établissements de l’Enseignement supérieur, qui ont démarré plus tard leurs plans de conservation, se sont dotés en revanche d’outils collectifs, à parfaire encore dans la prise en compte des fonds rétrospectifs, particulièrement pour la presse et les revues, mais qui constituent une base indispensable.
C’est la principale difficulté que connaissent les bibliothèques publiques. La décentralisation a fait fleurir des centaines de médiathèques mais n’a pas permis de relier entre eux les catalogues. Avec le soutien de la Direction du livre, comme de l’Enseignement supérieur, le Catalogue collectif de France devrait pouvoir pallier la majeure partie de ces insuffisances dans les toutes prochaines années : on ne reviendra pas sur ces perspectives à court terme déjà exposées dans le BBF.
On peut se réjouir que les principaux fonds imprimés et manuscrits des grandes bibliothèques municipales soient accessibles à partir d’un point d’accès commun, mais l’ampleur des fonds rétrospectifs (jusqu’en 1950-1960 compris) restant à inventorier et cataloguer, mise en lumière dans le cadre du Pape, reste la difficulté récurrente, dans un contexte budgétaire moyennement favorable. La reprise des campagnes de « conver-sion rétrospective de catalogues » montre statistiquement que les élus, sensibilisés par les bibliothécaires, se laissent convaincre assez aisément de mettre à niveau leurs catalogues 22. Et la perspective de coupler une informatisation de catalogue rétrospectif avec des programmes de numérisation constitue un argument qui séduit nombre d’entre eux. Les enjeux du patrimoine suscitent de l’intérêt ; cette perspective le renforce.
Si l’on se place du point de vue de l’usager, de plus en plus familier avec Internet et désireux de trouver un accès simple pour localiser ce qu’il cherche, qu’il soit à Brest, Perpignan ou Paris, la mise à niveau des catalogues collectifs nationaux est indispensable. Le consensus progresse dans la profession. Car, entre les outils du Sudoc et ceux du CCFr, le chemin qui reste à parcourir ne semble plus insurmontable. Les enquêtes en région faites dans le cadre du Pape soulignent la prise de conscience des bibliothécaires d’en finir avec ce poids du passif de catalogage. D’autant que les moteurs de recherche utilisent à fond les ressources offertes par nos outils collectifs.
La deuxième question est : qui fait quoi ? La coopération interbibliothèques, qui se centre sur les enjeux de signalement et de conservation répartie, tend à se déplacer des structures associatives vers les établissements eux-mêmes, en impliquant fortement aussi bien la BnF que les grandes bibliothèques en région, qui peuvent apporter l’expertise requise. Semble arriver à maturité une ancienne préconisation des précédentes générations, sur la nécessaire solidarité entre les différents niveaux de coordination : national/ régional/ local. Cette évolution contraste avec celle de la décennie précédente, où le retour sur le patrimoine se confondait parfois avec un repli régionaliste, autosuffisant, l’attitude des bibliothécaires étant en tout point conforme à celle de leurs publics et de leurs élus.
La DLL réfléchit aussi à une meilleure adéquation entre fonds d’État et engagement correspondant des responsabilités de l’État en matière de moyens. Cela étant, la question est sans doute moins celle des fonds d’État que celle de la nature des missions des personnels mis à disposition par l’État en région, notamment leurs missions au service de la communauté des bibliothèques à un échelon régional et national.
Collections et patrimoine
Dans l’ouvrage collectif Le patrimoine, Jean-Paul Oddos notait : « Un regard critique est nécessaire, à un moment où le doute parfois s’installe sur la valeur et la retombée de certaines manifestations. De telles politiques ne peuvent être durablement fondées sur le retour à l’ancien, la recherche d’introuvables identités ou n’être que le fourrier d’un anti-modernisme avoué ou non. Elles ne peuvent être fondées sur la redécouverte d’une part cachée de la bibliothèque, mais plutôt sur une approche plus large des collections, sur une conception plus ouverte du rôle de la bibliothèque. En ce sens, cette unité nouvelle des collections … donne à chacun des établissements une personnalité propre 23. » Agnès Marcetteau ajoutait : « Depuis une quinzaine d’années, en développant des opérations de sauvegarde, d’enrichissement, et de mise en valeur, les bibliothécaires ont “inventé” ou “réinventé” leur patrimoine. Abstraite et diversement connotée, la notion de patrimoine reste pourtant confuse. Le temps est peut-être venu, sinon d’y renoncer, du moins de la réinvestir avec celle de collection 24. »
Au terme de ce parcours pluri-décennal, ne peut-on pas considérer en effet que c’est bien là le génie propre des bibliothèques, la notion de collection de textes. Ce ne sont pas des objets seulement mais d’abord et avant tout des textes 25. Les bibliothèques ont un rapport essentiel avec le savoir et doivent l’assumer, que cette production intellectuelle soit antique ou contemporaine. Si l’on songe à la richesse des avancées conceptuelles de l’histoire du livre, au caractère quasi abouti des outils collectifs de signalement des documents et aux possibilités inédites induites par la numérisation des textes, donc de l’accès aux sources elles-mêmes, on peut être raisonnablement optimiste et se dire que notre génération pourra démocratiquement, en ligne, explorer la matière même des collections conservées au fil du temps et comprendre les ressorts de l’histoire, plus qu’aucune source ne permet de le faire.
Ce ne sera plus le seul apanage du bibliothécaire, même si celui-ci conserve quelques longueurs d’avance 26 et doit repenser la médiation avec le public davantage en phase avec les apports d’une recherche scientifique, qui innove beaucoup depuis une ou deux décennies du côté de l’épistémologie des savoirs, au sens large, et de leur transmission.
Mai 2006