Le droit d'auteur aujourd'hui
Des enjeux économiques, politiques et culturels
Yves Alix
Emmanuel Pierrat
Au cours d’un entretien avec le BBF, l’avocat Emmanuel Pierrat revient sur les postures des différents acteurs des débats qui ont précédé la promulgation de la loi sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information. Il développe également certains des points de vue qu’il avait exprimés dans son ouvrage La guerre des copyrights. Il montre entre autres que la distinction entre copyright et droit d’auteur est dépassée et plaide pour un droit à l’information et à la culture.
During an interview with the BBF, the lawyer Emmanuel Pierrat recalls the positions of the different actors in the debates which preceded the promulgation of the law on authors’ rights and neighbouring rights in the information society. He also develops certain opinions which he had expressed in his book “The war on copyright”. He demonstrates among other things that the distinction between copyright and authors’ rights has been overtaken, and pleads for a right to information and culture.
In einem Interview mit dem BBF interpretiert der Anwalt Emmanuel Pierrat die Einstellung der verschiedenen Teilnehmer an der Debatte, die dem Erlass des Gesetztes über das Urheberrecht und der verwandten Rechte in der Informationsgesellschaft vorausgegangen ist. Er erläutert außerdem einige Standpunkte, die er in seiner Publikation La guerre des copyrights [Der Krieg der Copyrights] dargelegt hat. Unter anderem zeigt er, dass die Unterscheidung zwischen Copyright und Urheberrecht überholt ist und plädiert für ein Recht auf Information und Kultur.
En el curso de una entrevista con el BBF, el abogado Emmanuel Pierrat vuelve sobre las posturas de los diferentes actores de los debates que precedieron la promulgación de la ley sobre el derecho de autor y los derechos vecinos en la sociedad de la información. Este desarrolla igualmente algunos puntos de vista que había expresado en su obra La guerra de los copyright. Muestra entre otras cosas que la distinción entre copyright y derecho de autor está superada y alega por un derecho a la información y a la cultura.
Entretien avec Emmanuel Pierrat
Avocat spécialisé, chroniqueur à Livres Hebdo et auteur de plusieurs ouvrages pratiques sur le droit d’auteur, Emmanuel Pierrat a publié en janvier 2006 La guerre des copyrights, livre dans lequel il décrit les enjeux mondiaux des luttes d’intérêts dans tous les domaines de la propriété intellectuelle, de la contrefaçon industrielle aux brevets pharmaceutiques, du droit d’auteur sur Internet au droit à l’image et au respect de la vie privée. La course à la protection s’accélère chaque jour, les positions se radicalisent, au risque de voir se rompre l’équilibre déjà fragile entre les droits de propriété des uns et les droits d’usage des autres. Le livre, en révélant ces intérêts contradictoires, ne montre pas seulement les raisons économiques, cachées ou non, des pétitions de principe et des proclamations. Il replace les événements dans leur contexte juridique, social et culturel, et plaide avec vigueur pour l’intérêt collectif. Alors que la loi Dadvsi (loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information) vient d’être votée, il nous a semblé utile de revenir avec l’auteur, dans un entretien à bâtons rompus, sur les postures des différents acteurs et, au sein de ce dossier croisant volontairement l’approche économique et l’approche juridique, de remettre en perspective un débat qui a durablement marqué les esprits dans le monde des bibliothèques et de la documentation : pour quelle idée du droit se bat-on, si l’on doit s’engager dans cette guerre-là : une idée économique, ou une idée politique ? Mais on nous répondra que les deux sont indissolublement liées…
BBF - Dans un chapitre de votre livre consacré à la contrefaçon en général et à sa répression en particulier (p. 48), vous écrivez que selon vous la loi Dadvsi présentée en décembre 2005 n’apportait sur ce plan à peu près rien de neuf, à l’exception de la légitimation des mesures techniques de protection. D’ailleurs, vous ne faites vous-même qu’une toute petite place à cette loi qui a mobilisé les associations professionnelles et fait couler tant d’encre. À peine un événement, presque un incident, dans cette guerre ouverte de la propriété intellectuelle qui s’étend au monde entier. Le livre ayant été achevé avant que la loi arrive en débat au Parlement, avez-vous le même sentiment à son sujet, rétrospectivement ? Par exemple, que vous inspirent la teneur et le ton des débats sur le téléchargement au Parlement en décembre 2005 et en mars 2006 ?
Emmanuel Pierrat - Je les ai trouvés assez pitoyables et assez indignes, en général. Les parlementaires se targuaient tous, en montant à la tribune, de parler au nom de la « patrie du droit d’auteur ». J’ai trouvé qu’il y avait un décalage extrêmement grand entre cette formule, cette espèce d’apostrophe générale pour justifier tout et n’importe quoi, et l’absence complète de connaissance en la matière de la très grande partie, disons 95 % environ, des intervenants.
BBF - Des deux côtés de l’échiquier politique ?
EP - Oui, en sachant que les affrontements avaient lieu aussi à l’intérieur des familles politiques. Quand je regarde la position des socialistes sur le téléchargement, j’ai entendu démagogie sur démagogie ; dans la précipitation, un débat mal ficelé entraîne des réactions pas toujours bien préparées. Il y a toutefois un ou deux spécialistes réels, on peut citer Patrick Bloche ou Christian Paul, qui ont rédigé des amendements excellents. Du côté de la majorité actuelle c’est pareil, un ou deux intervenants avaient réfléchi en amont, mais la plupart étaient là pour délivrer des sentences du niveau du café du commerce et les autres pour flatter les populations électorales, faire plaisir aux uns et aux autres, etc. Cela m’a fait beaucoup de peine, mais ce qui m’a le plus frappé, c’est l’impréparation du ministère de la Culture. Peu importe la couleur politique, ce qui a conduit à cette situation, c’est que les services du ministère chargés de préparer la transposition ont mis un temps record à le faire, qu’ils l’ont fait dans le désordre, y compris jusqu’au vote de la commission paritaire. Avec le résultat que nous voyons, il y a pour un avocat matière à plaider pour les vingt ans à venir ! Le retard à préparer les textes est exaspérant. Voyez l’exemple précédent de la directive de 1993 sur la durée des droits, il a fallu quatre ans pour transposer quatre articles, et on a oublié d’abolir les prorogations de guerre et celles pour les « morts pour la France », on s’est aussi trompé sur la date d’effet de la directive… En fait, si le débat a eu un mérite, c’est de mettre le droit d’auteur à la une des journaux, ce qui n’arrive pas souvent et a permis à chacun de s’interroger sur ces questions.
BBF - À propos du ministère de la Culture, ce qui m’a frappé, moi, c’est la surprise du ministre devant l’offensive parlementaire, comme s’il s’attendait à ce que la loi passe comme une lettre à la poste.
EP - J’ai été moi aussi frappé de ce décalage, mais aussi par le mépris pour les parlementaires : faire passer le projet devant la commission des lois au lieu de la commission culture, et ne pas voir qu’il y avait avant même le commencement des débats deux cent quarante amendements déposés, sans qu’aucun n’ait pu être examiné par la bonne commission et pour cause…
BBF - S’agissant du téléchargement, en quoi consiste la déma-gogie ?
EP - Elle est de deux types : le premier, qu’on a peu entendu dans l’hémicycle, c’est le « tout gratuit », qui relève d’une incompréhension totale de ce qu’est la philosophie du droit d’auteur, et le second, qu’on a beaucoup entendu, et qui consiste à dire que le droit d’auteur c’est seulement un salaire au profit des producteurs, et accessoirement des artistes. Dans les deux cas, ce qui est oublié, c’est l’équilibre nécessaire entre deux droits, non pas entre celui des auteurs et des consommateurs (quand on emploie ce mot, je commence à avoir peur), mais entre, disons les mélomanes, les cinéphiles, les lecteurs d’un côté, et les auteurs et les artistes de l’autre. Là devrait être le débat. On l’a pourtant essentiellement oublié, comme on a oublié que le droit d’auteur est une propriété temporaire qui doit ensuite essentiellement bénéficier au patrimoine commun et être accessible à tous. J’ai vu beaucoup de démagogie pour flatter les majors, lesquelles ont instrumentalisé à plaisir leurs artistes, mais il est vrai que ceux-ci sont aisément manipulables.
BBF - Vous vous êtes déclaré en faveur de la licence globale, au moment des débats parlementaires. Pourtant, dans La guerre des copyrights, vous semblez plus réservé, soulignant que là comme ailleurs, « chacun cherche essentiellement à défendre ses propres intérêts ».
EP - Nuançons. Avant le débat, on opposait le tout répressif à une licence globale non optionnelle, où vous et moi aurions été taxés, qu’on télécharge ou non, ce qui constitue à mes yeux une autre violation des droits fondamentaux découlant de la philosophie du droit d’auteur tel qu’il est articulé : seuls ceux qui utilisent des œuvres doivent payer pour cet usage, et non pas ceux qui téléchargent ou font des copies, par exemple pour leur usage professionnel, de leurs propres œuvres. Je double par exemple mes dossiers avec des enregistrements sur supports vierges, et je paie une taxe pour ça, ce qui a le don de m’ulcérer. Cette idée, qui ressemble à celle de la redevance télé pour tous, même pour ceux qui n’ont pas la télé, on la retrouve dans la licence globale, que je n’imagine quant à moi qu’optionnelle. Le livre a été écrit avant les débats, j’y gardais donc une position prudente, conscient de ce danger.
BBF - Dans le livre, vous insistez beaucoup sur cette dérive de la défense des intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général. Comment en êtes-vous arrivé à ce constat ?
EP - Le sens de l’intérêt général est quelque chose qui existe de moins en moins dans notre société, quel que soit le secteur. La notion de service public, de la collectivité, s’efface, tout particulièrement chez les acteurs du milieu culturel, qui campent sur leurs positions, soit par mercantilisme, soit parce que leur tutelle les oblige à fonctionner ainsi : les musées aujourd’hui sont des caisses enregistreuses qui doivent faire de l’argent à tout prix pour amortir une partie de leur budget, campent sur leurs trésors, lesquels font partie pour le coup du domaine public au sens administratif du terme, et font payer tout le monde indifféremment pour accéder aux œuvres et les reproduire. On oublie qu’il y a des citoyens qui ont besoin de culture, qui n’y ont pas nécessairement accès, et qu’il faut engager sur la voie de la culture, former à la culture, et ça ne peut pas se faire en disant : payez d’abord, vous vous cultiverez ensuite ! Moi qui suis un enfant de la bibliothèque Elsa Triolet de Pantin, je sais bien que sans elle je ne serais pas en train d’occuper mon bureau du VIe arrondissement. Mais dès qu’on parle de droit d’auteur, comme il y a de l’argent en jeu, plus personne ne raisonne en termes d’intérêt général.
BBF - Dans l’affaire Google, pourriez-vous risquer un pronostic, et nous dire aussi ce que vous pensez de la stratégie de l’Opt out, que vous présentez dans le livre comme un « renversement de paradigme » ?
EP - Google avance sans se poser de questions du tout (ce qui est une bonne manière d’avancer…), sans aucun respect ni pour le droit d’auteur, ni pour la vie privée, voyez sa capitulation devant les diktats du régime chinois. L’attitude de Google est celle d’une entreprise capitaliste, avec les pires connotations pouvant être attachées à ce mot. Pourquoi feraient-ils une exception avec le monde du livre ? Pour eux, une bibliothèque en ligne doit fonctionner comme le reste, en s’affranchissant des règles de droit, qui coûtent de l’argent, mais aussi en s’affranchissant du rôle de tri et de sélection, ce qui me semble pourtant être le rôle de la bibliothèque ou du bibliothécaire. Google, c’est un grand magasinier ou un grand magasin. Quant à la position des éditeurs, je la trouve assez désespérante : les éditeurs américains ont mis des mois avant de réagir, le SNE (Syndicat national de l’édition) continue de se demander ce qu’il va faire, et seuls des membres isolés ont réagi. Je trouve ça d’autant plus désolant qu’à mes yeux c’est une question sur laquelle il n’y a pourtant pas de débat à avoir, aucune hésitation à réagir !
BBF - Les éditeurs n’ont-ils pas craint d’être battus d’avance ?
EP - En fait, je crois qu’il y a plusieurs raisons. Tout d’abord une absence de clairvoyance des éditeurs, une frilosité, dès qu’il s’agit de numérique. Ils sont passés par tous les stades : la peur devant Internet, qui allait les manger (mais comme aucun n’avait d’ordinateur sur son bureau, cette peur s’explique assez bien), puis une phase euphorique : vive le numérique, c’est le nouvel Eldorado ! Tout le monde s’est rué, tout le monde pensait s’enrichir. Puis les éditeurs se sont aperçus qu’Internet ça ne rapportait pas, mais que ça ne les pillait pas non plus. Pourquoi s’agiter sur ces questions techniques et juridiques auxquelles la plupart ne comprenaient rien ? Et les rares capables de comprendre, en relisant les contrats, se sont aperçus qu’ils ne pouvaient pas revendiquer des droits numériques qu’ils ne s’étaient pas fait céder. Tout cela mis ensemble donne au final des gens qui restent passivement à attendre le tsunami, qui voient la vague arriver et la photographient.
BBF - Vous écrivez, p. 62 : « Quel que soit son continent d’origine, une société appartenant au secteur culturel n’a aujourd’hui plus de valeur si elle ne détient pas de droits solides sur son catalogue, qu’il s’agisse de films, de livres, de disques, etc. Il faut être en mesure de revendre des droits dans l’ensemble du monde, les décliner à chaque avatar des nouvelles technologies, etc. Le reste n’a quasiment aucune valeur. La vraie valeur à long terme réside dans l’immatériel. » Cette évolution de la société annonce un monde où toute l’information, d’où qu’elle vienne, serait payante. Ce n’est pourtant pas ce qu’on voit sur Internet. Est-ce un paradoxe apparent ?
EP - Il y a, pour schématiser, trois types d’information sur Internet : l’information que je qualifierais de farfelue, chacun peut s’exprimer, prendre les masques et les apparences de la légitimité scientifique et mettre les pires âneries ou les pires horreurs en ligne, du négationnisme à l’imbécillité flagrante. Cette pseudo-information-là me dérange moins tant qu’elle se cantonne au rang du blog. Mais un site comme celui des négationnistes, Aaargh, très bien fait, très bien préparé, blindé juridiquement, a de quoi faire peur. À l’autre bout de la chaîne, il y a l’information de qualité : elle vient pour l’essentiel du papier et elle est de plus en plus payante, et excessivement chère d’ailleurs (voir par exemple les revues scientifiques en ligne). Et, au milieu, il y a des choses qui tentent d’exister, dont la valeur scientifique n’est pas ou pas encore reconnue et qui se veulent libres d’accès, disons du type Wikipédia 1 ou IMDB 2, pour prendre les exemples les plus connus. Avec une difficulté à exister, car ils font une concurrence réelle à des sites de qualité équivalente, mais payants. Au moindre faux pas de Wikipédia, c’est alors « haro sur le baudet », ce qui est désolant, car des outils collaboratifs comme celui-ci peuvent facilement être écrasés par la concurrence. Et voyez Google : derrière la mythologie du gratuit, on sait bien maintenant qu’il y a le référencement payant, la publicité plus ou moins déguisée, etc.
BBF - Vous écrivez aussi dans le même chapitre du livre, que la différenciation entre copyright et droit d’auteur serait dépassée. Ce n’est pourtant pas l’avis de tout le monde.
EP - En effet, beaucoup de gens raisonnent encore avec une vision, qui remonte selon moi à la Guerre froide, de séparation complète des deux versants de l’Atlan-tique. Mais le monde a changé, il est temps de se réveiller. En pratique, cela fait très longtemps qu’on est sur le même modèle, à peu de choses près. Ce qui nous différenciait avant est aujourd’hui réduit à peau de chagrin. Qu’est-ce qui nous différenciait ? Le droit moral. Il existe de facto quand on est puissant, aux États-Unis comme en France. Ici il est dans la loi mais on ne l’exerce que quand on peut se payer le luxe de se fâcher avec son éditeur ou son producteur. La plupart du temps, on signe un contrat dans lequel on accepte d’emblée tout ce qui, en tant qu’auteur, fait hurler, mais si on refuse, plus de contrat ! De l’autre côté, pas de droit moral dans la loi, mais un auteur qui possède un pouvoir économique fort, et il y en a beaucoup, réussit à imposer ses conditions. Il y a aussi des gens qui utilisent la globalisation du marché pour agir internationalement quand la loi de leur pays ne le permet pas, comme par exemple dans la célèbre affaire de colorisation autour du film de John Huston Asphalt Jungle, où Angelica Huston a fait trancher en sa faveur par la Cour de cassation en France, ce qui a immédiatement mis fin au marché mondial de la colorisation, hors des États-Unis.
L’autre différence c’est la titularité des droits. Mais, en pratique, quand je signe un contrat avec un éditeur en France, il est parfaitement identique à un Publishing Agreement américain. Par ailleurs, les États-Unis ont adhéré à la Convention de Berne, le dépôt n’est plus nécessaire pour la protection, la durée des droits est la même, bref on est dans une uniformisation complète. Et aujourd’hui, en France, c’est d’abord aux producteurs que la loi donne des droits. La preuve en est fournie abondamment par les débats sur la Dadvsi : les amendements étaient d’abord des amendements de producteurs : EMI, Sony, Vivendi, et non pas des amendements d’auteurs. Donc, je persiste à dire que c’est un débat dépassé. Ou du moins que ce n’est plus un problème juridique, seulement une question de rapport de force économique.
BBF - Vous parlez du droit à l’information et à la culture, qui, en face du droit de l’information, n’existe ni dans les faits ni dans les textes. En évoquant le droit de prêt, p. 192, vous soulignez par exemple que « le droit à la culture n’existe pas dans les textes, mais seulement dans les esprits ». Ce droit, comment le définiriez-vous ?
EP - Si je devais mettre dans les -textes le droit à la culture, très difficile à définir par ailleurs, je le mettrais dans la constitution, comme un droit fondamental, à l’instar de la liberté d’expression. Et je ne chercherais pas plus à définir celle-ci que celui-là : la liberté d’expression, tout le monde comprend intuitivement en quoi elle consiste pratiquement, et elle s’exerce sur le seul fondement de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui dit simplement, dans l’article 11, que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ».
BBF - Mais y a-t-il une chance que ces droits soient inscrits dans le droit positif, dans les quinze années qui viennent, dans le contexte actuel ?
EP - Pour le moment, on a surtout des textes de bons sentiments. À partir du moment où ces droits seraient dans les droits fondamentaux, on pourrait agir, voir s’ils s’appliquent à telle ou telle situation, débloquer des situations absurdes et bloquer des lois absurdes. Alors que la situation actuelle, avec par exemple l’instance de régulation qui va être mise en place dans le cadre de la loi Dadvsi, ne peut conduire qu’à des usines à gaz.
BBF - À l’occasion des débats sur la Dadvsi, on a vu, par exemple sur les forums professionnels des bibliothèques ou dans des blogs, des collègues remettre au jour des contro-verses anciennes, par exemple Condorcet contre Beaumarchais à la Révolution (pour simplifier), ou au XIXe siècle, Proudhon contre -Lamartine, ou encore les tentatives du Front populaire, avec Jean Zay, de salarier les auteurs. Il semble que les débats aient fourni l’occasion de remettre en cause les fondements mêmes du droit d’auteur, en particulier comme droit de propriété. Est-ce un mouvement de fond ?
EP - Il me semble en effet que se profile grâce à ces débats une discussion intéressante, qui consiste à dire : ce droit de propriété n’est pas une vraie propriété, puisqu’elle doit à un moment donné être rendue à la collectivité. Je préfère d’ailleurs employer le terme droit d’auteur, plutôt que celui de propriété intellectuelle. Parler systématiquement de propriété fausse le débat en donnant l’illusion que ce droit est éternel et qu’on doit pouvoir tirer au fusil sur quiconque met le pied dans la propriété, ce qui n’est pas le cas. D’abord c’est une propriété imparfaite et incomplète et c’est tant mieux, on doit pouvoir voler une ou deux pommes de temps en temps, copier les pommes pour soi ou les siens, tendre la main par-dessus la barrière et prendre dans le verger. Et puis c’est de toute façon une propriété temporaire. Donc tout ce qui en appelle à Proudhon, ce qui invite à la mise à disposition, me semble une piste à suivre, même si l’avenir ne semble pas particulièrement radieux. Évidemment, quand je lis Proudhon, Les majorats littéraires 3, penser aussi à sa formule « la propriété c’est le vol », c’est assez jusqu’au-boutiste, c’est même l’éradication du droit d’auteur et donc la fin de la possibilité de rémunérer les créateurs. S’il y a des choses très intéressantes chez -Proudhon, il ne faut peut-être pas tout y prendre… C’est comme Marx, si on met toutes les idées en pratique, on arrive assez sûrement à une catastrophe absolue. Il n’empêche que nous avons toutes les raisons de faire notre miel avec des idées élaborées au XVIIIe et au XIXe, qui n’ont pas toutes perdu leur pertinence. Les débats du XIXe, en particulier, sont annonciateurs d’une dérive qui était sans doute en germe, et s’il faut remettre en cause les fondements du droit d’auteur, alors il est sans doute préférable de retourner à ses sources et à sa philosophie originelle, bref de se dégager de la gangue accumulée, qui nous empêche de défendre l’essentiel, c’est-à-dire la protection de l’artiste et le droit à la culture pour tous les citoyens.
(Propos recueillis par Yves Alix à Paris le 5 juin 2006)