Le marketing du livre
études et stratégies
Suna Desaive
Noëlle Poggioli
ISBN 2-7654-0929-3 : 24 €
Ce livre s’inscrit dans la lignée des traités qui fleurissent dans les catalogues de nombre d’éditeurs (Village mondial, Dunod…) et qui entendent présenter un ensemble de techniques et de pratiques liés à l’analyse et l’approche du marché. Force est de constater que Le marketing du livre remplit cet objectif en un peu plus de 150 pages : il s’agit d’un ouvrage complet, n’occultant aucun des aspects de l’étude marketing et présentant ses applications de façon riche et précise à l’aide d’exemples et d’entretiens souvent fort pertinents.
Un livre pratique
Ce livre s’inscrit en cela parfaitement dans les objectifs de la collection « Pratiques éditoriales » qui sont, ainsi qu’il est dit en quatrième de couverture, de proposer « aux professionnels du livre des outils directement opérationnels » susceptibles de « fournir les éléments d’analyse et d’aide à la décision en fonction des spécificités des structures et de la nature de leur production ». Ce programme est entièrement rempli, comme par exemple en ce qui concerne les « éléments d’analyse ». Le chapitre intitulé « Les fondements du marketing stratégique » représente ainsi un modèle de clarté : y sont présentés les méthodologies propres à l’approche du marché et l’effort de définition que suppose celle-ci. Penser la mission de l’entreprise d’édition, identifier les différents segments commerciaux dans lesquels elle est susceptible de s’inscrire, effectuer un « ciblage » afin d’envisager les consé-quences de cette possible inscription : toutes ces étapes sont décrites avec précision et le lecteur peut se faire une idée juste de ce que nous pourrions appeler la « pensée marketing ».
De plus, et chose rare, il n’est pas fait d’impasse sur les diverses utilisations de cette pensée et sur les motivations parfois troubles qui peuvent présider à la commande d’une étude. Outre le besoin de « tester » un produit, d’évaluer l’évolution des attentes du consommateur vis-à-vis du catalogue de la maison ou d’envisager de nouveaux axes de développement, il est ainsi fait mention de la volonté moins avouable de « faire plaisir à ma direction » ou « ne pas me mettre à dos le commercial » (p. 50). Ce n’est donc pas une théorie des études de marché mais bien leur réalité qu’entendent présenter les auteurs Suna Desaive et Noëlle Poggioli, certainement confirmés dans ce choix par les directeurs de collection Corinne Abensour et Bertrand Legendre qui adoptent semblable position au sein des enseignements du master édition de l’université Paris XIII.
On retrouve la même volonté en ce qui concerne les éléments d’« aide à la décision » : les différents types d’étude (marketing, quantitative, qualitative) font l’objet d’un chapitre et sont présentés dans le détail. L’évocation des différents procédés de collecte, tri et synthèse d’informations, met en évidence la spécificité de chaque méthode et l’éclairage qu’elle est susceptible d’apporter au commanditaire de l’étude. Le chapitre qui clôt l’ouvrage, « Comment tirer parti des résultats d’une étude », permet de mettre ces analyses en perspective et montre quel parti tirer d’une adhésion favorable, « segmentée » ou défavorable au projet évalué. Nous sommes donc face à un livre pratique soucieux de présenter de manière claire et intelligente les enjeux et modalités d’un ensemble de techniques : sur ce point, cet ouvrage est sans aucun doute susceptible d’informer de façon judicieuse nombre d’étudiants et de professionnels des métiers du livre.
Un « marketing du livre » ?
Le sérieux de ce travail ne permet toutefois pas de masquer le problème fondamental qu’il soulève mais ne pose jamais vraiment : existe-t-il un marketing « du livre » ou un marketing tout court ? Quelles sont les spécificités, et impasses, de l’approche des marchés de ce produit si particulier qu’est le livre ? Les auteurs semblent prendre bien soin de ne jamais s’engager dans semblables interrogations et proposent plus simplement de considérer que la notion de marché ne doit pas être hégémonique : « Cet ouvrage se refuse à alimenter la controverse et se fixe pour objectif d’offrir des pistes de réconciliation et de bonne intelligence entre marketing et création au service de l’activité éditoriale » (p. 11). Sur ce point, le contrat est rempli et on notera la volonté de sans cesse « recadrer » les apports du marketing et de les articuler avec le savoir-faire de l’éditeur : « Il faut savoir reconnaître ce qui relève de sa compétence et de la vôtre » (p. 135). Est ainsi déclaré révolu le temps des abus et des intransigeants enthousiasmes pour les techniques d’approche des « marchés du livre ».
Éviter le débat ne permet pas pour autant de le clore et les questions que nous posons ci-dessus restent entières, d’où un malaise perceptible dès le sommaire où, parmi des titres très généraux (« Qu’est-ce que le marketing ? », « Les études marketing »…), les termes « livre » et « lecteur » n’apparaissent jamais. Cette entrée en matière est à la mesure de la place conférée au livre dans ce petit ouvrage : il est quasiment toujours présent sous forme d’exemples ou d’entretiens, volontiers précédé d’un pictogramme. Le livre a valeur d’illustration et d’application et nous ne sommes pas tant face à un « marketing du livre » qu’à un « marketing dans le monde du livre », à une discipline tentant de s’inscrire dans le champ de l’activité éditoriale. D’où une difficulté évidente à prendre la mesure d’une variété et d’une diversité : le livre scolaire est abondamment cité et, dans une moindre mesure, les ouvrages parascolaires, universitaires et « pratiques », alors que la littérature (à l’exception des productions des éditions Harlequin), les essais et documents ou les sciences humaines sont laissés de côté. Les auteurs s’expliquent d’ailleurs fort brièvement sur ce point : le livre « peut être œuvre d’art et – lorsque tel est le cas – le seul marketing qui lui soit applicable est un marketing de l’offre, c’est-à-dire un marketing qui n’intervient pas sur la conception du produit mais sur sa mise en marché » (p. 34).
Une louable déclaration d’intention, réconcilier création et marketing, voire art et argent, aboutit ainsi à une impasse : il y aurait deux disciplines différentes correspondant à deux productions différentes (œuvres d’art ou non). La conclusion entérine cet état de fait 1 et, se révélant incapable d’esquisser les contours de semblable discipline, se clôt sur une lapalissade : « La raison d’être du marketing du livre est de faire en sorte qu’un désir d’auteur et un désir d’éditeur puissent rencontrer un désir de lecteur » (p. 144). Cet ouvrage nous laisse donc là sur notre faim et nous retrouvons ce manque d’ambition dans la bibliographie où, parmi plusieurs ouvrages consacrés au marketing, on ne trouve que trois titres ayant trait aux métiers du livre et à son histoire.
Semblable insuffisance s’explique sans doute en grande partie par le format et la destination (c’est-à-dire par le marketing) de cet ouvrage, mais il n’empêche que les auteurs auraient sans doute gagné à aller piocher exemples et réflexions dans les écrits d’Hubert Nyssen (L’éditeur et son double, Actes Sud) ou de Robert Laffont (Une si longue quête, Anne Carrière). En effet, il est une réalité qu’ils négligent totalement : celle des éditeurs qui, sans avoir recours à des études, développent une véritable sensibilité à l’égard du marché et de la valeur qu’acquiert aux yeux de ses acheteurs cet objet qu’est le livre. Les auteurs se contentent d’évoquer le « bricolage » auquel se livrent les éditeurs et de déclarer que ceux-ci font souvent du marketing « sans le savoir » (p. 135), au lieu de poser le problème du « flair » de l’éditeur, de cette capacité à se représenter ce qui ne peut être que fort imparfaitement quantifié. C’est pourtant sur une telle roublardise, sur cette pratique audacieuse de l’édition, qu’il est peut-être possible d’asseoir le marketing qu’ils appellent de leurs vœux, et de prendre la mesure, comme l’écrit -Edmond Buchet, de cet « extraordinaire métier qui tient du proxénétisme et de l’apostolat 2 ».