La conservation en trois dimensions
Plans d'urgence, expositions, numérisation
Noëlle Balley
Le symposium du programme Preservation and Conservation (PAC) de l’Ifla, qui s’est tenu à la Bibliothèque nationale de France (BnF) les 8, 9 et 10 mars 2006, réunissait 170 participants venant de 24 pays. Rappelons que le programme PAC 1, créé par l’Ifla en 1984 et hébergé par la BnF depuis 1992, fonctionne comme un réseau qui s’appuie sur l’activité de ses onze « centres régionaux » regroupant chacun plusieurs pays voisins.
Le titre anglais du symposium – The 3-D’s of Preservation: Disasters, Displays, Digitization Symposium – reprenait les thèmes de chacune des trois demi-journées d’exposés et de débats. C’est donc de plans d’urgence, d’expositions et de numérisation que traitaient les interventions, introduites par John Mc Ilwaine, de l’University College à Londres, qui proposait malicieusement de substituer aux trois D du colloque le P de panacée. L’histoire récente de la conservation est en effet marquée par les espoirs déçus en un remède universel et peu coûteux, qui fut successivement le microfilmage, la désacidification, l’encapsulation et le conditionnement.
La numérisation, une panacée ?
La panacée d’aujourd’hui serait-elle la numérisation ? À écouter les intervenantes de la dernière demi-journée, on pouvait se demander si le document numérique ne pose pas au moins autant de problèmes de conservation qu’il permet de nouvelles possibilités d’accès à un contenu enrichi. La conservation des données originellement numériques est en général confiée aux bibliothèques nationales. Ingeborg Verheul (Bibliothèque nationale des Pays-Bas) rendait compte d’une étude sur les programmes de conservation du numérique de quinze bibliothèques nationales. La tendance actuelle est de passer de systèmes de conservation distincts en fonction des supports et des usages à des programmes intégrés mêlant conservation pérenne et accès à long terme, susceptibles d’accueillir les productions d’autres institutions. La conservation du numérique entre peu à peu dans les pratiques courantes des établissements.
Certaines présentations mettaient l’accent sur des programmes de conservation en réseau : Laura Campbell, de la Library of Congress, présentait le Master Plan approuvé par le Congrès en 2003 et doté de 175 millions de dollars de subventions publiques et privées. Après avoir réuni 36 institutions chargées de conserver des données d’origine électronique, allant des émissions transmises sur les ondes au web, en passant par les données géo-spatiales, et dont le point commun était le risque d’une disparition rapide, ainsi que des experts et des producteurs de technologie, le programme envisage de s’élargir aux gouvernements des cinquante États, dont très peu sont dotés d’un plan de conservation des données numériques.
Hilde Van Wijngaarden (BN des Pays-Bas) évoquait le projet européen Planets, qui réunit actuellement trois archives nationales, trois bibliothèques nationales, des instituts de recherche et des fournisseurs de technologie pour développer des stratégies de conservation des données, des méthodes de caractérisation des documents. D’autres intervenantes mettaient l’accent sur des initiatives d’établissements : la BN des Pays-Bas héberge les produits électroniques d’éditeurs internationaux de périodiques (Elsevier, Kluwer, BioMed, Blackwell, Taylor & Francis, Springer) pour un total de 5 millions de pages, 9 millions dans un proche avenir, soit 20 000 à 60 000 articles par jour. Catherine Lupovici présentait le futur système intégré de conservation pérenne et d’accès au document numérique de la BnF, qui devra fédérer d’ici cinq ans l’ensemble des archives électroniques « maison » ou versées par leurs producteurs, dans des formats divers et des volumétries inégales.
Il y a dix ans, rappelait l’un des intervenants, on parlait de « bombe à retardement numérique ». Aujourd’hui, le risque d’explosion est connu, à défaut d’être maîtrisé. Mais les gens du papier, plus familiers des supports traditionnels, se reconnaîtront probablement dans l’avertissement de Deanna Marcum (Library of Congress). Ce dernier, après avoir évoqué les plans très ambitieux et très optimistes (mais jamais complètement réalisés) de microfilmage d’il y a deux décennies, puis quelques projets non moins ambitieux et optimistes de numérisation (bibliothèque numérique européenne, fédération pour une bibliothèque numérique, programme « un million de livres » de la Carnegie Mellon University) appelait ses collègues à revenir aux fondamentaux de la conservation et concluait : « Ne laissons pas notre désir de numériser épuiser notre devoir de conservation. »
Tout prévoir, puis gérer l’imprévu
La conservation traditionnelle revint au premier plan lorsqu’il s’agit d’évoquer deux situations où le document est particulièrement menacé : les sinistres et les expositions. La première demi-journée panachait la présentation des plans d’urgence de grands établissements (Sarah Jenner pour la British library, Ximena Cruza pour la Bibliothèque nationale du Chili) et l’évocation d’expériences vécues : Per Cullhed de la bibliothèque de l’université d’Uppsala évoquait divers sinistres anciens et récents, dont l’incendie de la bibliothèque Anna-Amalia de Weimar 2 et deux sinistres récents dans les bibliothèques suédoises. Josiane Laurent rappelait l’inondation survenue le 7 avril 2004 à la BnF. Randy Silverman relatait les conséquences de l’ouragan Katrina sur les bibliothèques du Golfe du Mexique.
Tout prévoir… puis gérer l’imprévu : tel est le défi lancé aux coordinateurs de plans d’urgence lorsque la réalité se charge de mettre à mal les modèles théoriques les mieux préparés. Les présentations de plans d’urgence insistaient sur la nécessité de travailler en étroite collaboration avec les services techniques chargés du bâtiment, sur l’indispensable formation des personnels, sur l’importance de tenir à jour ses données sur les ressources disponibles. Les différentes expériences vécues ont montré le rôle des « coïncidences malheureuses » dans l’émergence d’un sinistre, l’importance des moyens préventifs de protection (le compartimentage a sauvé plus d’une bibliothèque de l’anéantissement total), les retards causés par l’indispensable évacuation du public. Elles ont insisté sur la difficulté à évaluer le nombre de personnes nécessaires au traitement d’un sinistre, l’oubli des consignes pourtant soigneusement transmises à l’avance, la nécessité de procéder à des exercices annuels et de constituer à l’avance les équipes de sauvetage, l’imprévisibilité des comportements en situation de crise, alors que l’électricité, et donc les ascenseurs, font défaut.
On retiendra, pour le sauvetage des collections, les conseils de Randi Silvermann sur l’indispensable aération des volumes et du contenu des boîtes, et la constatation faite par Per Cullhed : les documents reliés, notamment les reliures en toile, moisissent avant les autres. Si l’on doutait que la gestion de l’urgence va de pair avec celle du très long terme, on se souviendra qu’un an après l’incendie de Weimar, le bâtiment n’a pas fini de sécher… Et l’on méditera la question de Josiane Laurent : que serait-il arrivé si l’inondation des magasins de la BnF s’était produite en pleine nuit ?
Les expositions : de la norme à la réalité
La dernière demi-journée était consacrée aux expositions. Jocelyne Deschaux (BMVR de Toulouse) présentait la très utile norme Afnor Z 40 - 010 Prescriptions de conservation des documents graphiques et photographiques dans le cadre d’une exposition, et l’aide qu’elle peut apporter aux responsables de collections, en tant que document « officiel », dans leur dialogue avec les emprunteurs et les services techniques. La norme est particulièrement précieuse en ce qui concerne les prescriptions relatives à la durée d’éclairement, aux matériaux à utiliser dans une vitrine, aux formulaires et constats d’état dont elle fournit des modèles très utiles.
À son tour, Dianne Van der Reyden (Library of Congress) insistait sur l’importance des données cumulatives d’éclairement et d’environnement climatique sur toute la vie du document, qu’il est indispensable de connaître avant toute autorisation d’exposition. Elle émaillait son exposé de références à des sites Internet très utiles, tels ceux de la Library of Congress 3, du National Park Service 4 ou encore de l’Image Permanence Institute 5.
Mais il y a parfois loin de la norme à la réalité, comme le montraient Brigitte Leclerc et Anne-Hélène Rigogne en évoquant les contraintes et les mésaventures du service des expositions de la BnF : l’étalement des visites scolaires oblige parfois à allonger la durée d’une exposition, ce qui implique de trouver des équivalents à tous les documents conservés et à procéder à un démontage partiel en cours d’exposition. Les exigences de la scénographie obligent parfois à présenter ensemble des matériaux incompatibles, et à définir une humidité relative de compromis. Les insectes facétieux jouent des tours aux organisateurs, mites qui obligent à congeler d’urgence des costumes ou guêpes du bois surgies des vitrines neuves et qu’il faut attraper au vol…
Au terme de ces journées, qu’on nous permette de féliciter les organisatrices, de louer l’organisation en trois modules d’une demi-journée qui permettait une large participation de bibliothécaires parisiens, et de poser une question, dictée par une longue expérience d’auditrice et d’intervenante lors de journées d’étude diverses sur la conservation : comment faire pour que le fossé qui semble se creuser entre le langage des spécialistes de la conservation du numérique et celui des techniciens de la conservation traditionnelle ne devienne pas un jour infranchissable ?