La transmission des connaissances, des savoirs et des cultures
Alexandrie, métaphore de la francophonie
Florence Poncé
Organisé par le Centre international de documentation et d’échanges de la francophonie (Cidef, Québec) et l’Agora francophone internationale (AFI, Paris), ce troisième colloque a été soutenu par l’université Senghor (Alexandrie) et la Bibliotheca Alexandrina qui a accueilli les participants dans ses salles et auditoriums. Le XIXe colloque international de l’Association internationale de bibliologie (AIB) s’est tenu en parallèle.
Archéologies souterraine, aérienne et intime
Le chien a renversé le vase : découverte pendant la construction de la bibliothèque, cette mosaïque est une des pièces du musée archéologique inclus dans l’Alexandrina. Plus qu’ailleurs, le passé est présent à Alexandrie, et être en charge d’archéologie préventive dans cette ville n’est pas une sinécure, comme l’a expliqué Yves Empereur.
Il a été question pendant les trois jours de la conférence de parcours personnels transculturels, de mélanges de cultures, d’influences réciproques entre « autochtones » – à un moment donné – et nouveaux arrivants, somme toute d’identités individuelles complexes. Certains de ces parcours sont relativement libres et légers, avec des allers et retours entre les pays, au gré des hasards de la vie, des rencontres et des études. Mais il a aussi été fait référence à des parcours individuels plus douloureux, marqués par les moments de tension, où la recherche de l’homogénéité – au nom d’un nationalisme ou d’une religion – conduit à rejeter une partie de la population : expulsions, expatriations, exils, retours impossibles.
Dialogue interculturel, traductions, polyglottie
Plusieurs interventions ont rappelé heureusement des exemples constructifs de dialogue interculturel en divers domaines et à diverses époques. C’est le cas d’Ahmed Ismaili (faculté des lettres, Meknès, Maroc) sur les échanges entre rhétorique grecque et rhétorique arabe. J’ai en particulier apprécié la présentation remarquable d’Abir Kassem (université d’Alexandrie) : « Influences artistiques entre l’art égyptien et l’art héllénistique : les têtes des reines Ptolémées au musée national d’Alexandrie ». Son objet a été les raisonnements, enquêtes, démarches qui visent à identifier les sculptures exhumées. Tous les indices sont utilisés, dont des comparaisons avec d’autres sources, essentiellement les profils des reines grecques sur les monnaies.
La question de la traduction a bien entendu occupé une place prépondérante dans les exposés. Hanan -Mounib (université d’Ain Shams, Le Caire, et directrice de collection à l’Harmattan) a présenté les enjeux de « diffuser la pensée orientale dans un moule occidental : traduction et coédition ». La traduction du Livre des illuminations de Gamal Ghitany a ainsi pris deux ans, un risque un peu fou pour un éditeur. Oussama Nabil (université Al Azhar, Le Caire) a montré, à partir de textes précis, les problèmes éternels de la fidélité au texte : le whisky devenu en arabe « boisson » a bien fait rire l’auditoire…
C’est que la majeure partie des participants – et la totalité du côté égyptien – étaient plurilingues, passant de l’arabe au français ou à l’anglais selon les circonstances. Le plurilinguisme – certains intervenants ont préféré le terme de polyglottie – est sans doute le principal vecteur de la transmission des connaissances et des cultures. Mais est-il valorisé autant qu’il le faudrait, notamment en Occident dans les populations issues de l’immigration ? Le sujet a été abordé pour la France dans le cadre de l’exposé de Dominique Wolton. Il a rappelé que la population française est en partie plurilingue et multiculturelle, que ce soient les Français d’outre-mer, ou les Français de métropole d’origine étrangère. La logique assimilatrice et une « admiration béate de l’anglophonie » dévaluent en partie ces multilinguismes arabe, créole, espagnol, portugais, polonais…
« Monde déchiré », « valeurs de l’obscurantisme », « identités meurtrières », les références aux violences et aux menaces de notre temps ont été permanentes. Sans doute, parler de tolérance et de dialogue entre les cultures en ce lieu était plus fort, avec ces témoins, que dans un lieu ou au sein d’une assemblée moins directement concernés. Dominique Wolton a particulièrement insisté sur les risques liés à ce qu’il nomme la « troisième mondialisation », c’est-à-dire la mondialisation culturelle, et son « triangle explosif », identité, culture et communication 1. Son exposé a suscité tant de questions qu’il a fallu dégager un temps supplémentaire de débat en fin de journée !
Et les bibliothèques ?
Les bibliothèques – bien que non explicitement citées dans le thème du colloque – ont été mentionnées et même célébrées à maintes occasions. Pour résumer, deux fonctions fondamentales ont été mises en avant : la transmission extrêmement libre des connaissances et la conservation, sur les supports traditionnels ou numériques.
C’est sans doute d’Abdou Diouf, secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie, qu’est venu le plus vibrant hommage. Il a fortement insisté sur la nécessité de continuer à développer les bibliothèques dans les pays du Sud, car la transmission des connaissances y est plus ouverte que dans d’autres lieux où l’initiation orale est réservée à un petit nombre. Il a par ailleurs rappelé que « le livre reste le compagnon de tous les jours » et que, à la différence des connaissances, « le savoir personnel qui se constitue par méditation nous modifie au plus profond de nous ».
L’intervention de Lise Bissonnette a ouvert le deuxième axe du colloque, celui du livre. Elle a fortement insisté elle aussi sur la bibliothèque comme espace de liberté, une « école libre du temps présent », ouverte à tous, à partir de l’expérience de la Bibliothèque du Québec. Certaines de ses formules étaient proches de mes propres propos sur les enjeux de la communication orale entre le bibliothécaire et l’usager.
Lise Bissonnette, en tant qu’écrivain, a également insisté sur la fonction de conservation des bibliothèques, surtout en notre temps de « babillage médiatique » vite oublié. Le monde littéraire est à ce point touché par cette course qu’il faudrait presque se justifier de ne pas publier à chaque rentrée, et que librairies et éditeurs adoptent malheureusement de plus en plus un rythme marqué par l’actualité et limitent des stocks jugés trop coûteux.
Ismail Serageldin, directeur de la Bibliotheca Alexandrina, a également développé ce thème avec humour : où trouver aujourd’hui sur Internet les discours de G. W. Bush en 2000 ? La durée de vie d’une page Internet étant de quelques mois, la nécessité de participer à des projets d’archivage est évidente (Archives Internet, San Francisco). Comme cela a été remarqué par Dominique Wolton, le temps d’une attente un peu magique dans le « tout numérique » est heureusement dépassé, et on réfléchit davantage en termes de contenus, avec une exigence de diversité culturelle et linguistique. L’ouvrage de Jean-Noël Jeanneney – Quand Google défie l’Europe 2 – s’est imposé comme référence commune au cours des débats.
La Bibliotheca Alexandrina est également un agent de création d’archives numériques et un lieu de production de pensée et de textes : ses réalisations depuis sa création, dont la Déclaration d’Alexandrie (mars 2004), présentées dans le Rapport annuel juillet 2004-juin 2005, sont à cet égard impressionnantes. La nouvelle bibliothèque « se réapproprie l’esprit de tolérance, de pluralisme régnant dans l’Alexandrie historiquement cosmopolite » et s’emploie activement à favoriser les initiatives des sociétés civiles.
Dans ce contexte, l’adoption récente par l’Unesco de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (20 octobre 2005) a été particulièrement applaudie, et le lien avec l’activité des membres de la communauté francophone a été souligné. Les paradoxes n’ont pas manqué dans la session de clôture, comme l’a souligné Robert Solé : être francophone, c’est souvent être plurilingue, mais on peut être français et ne pas se sentir francophone (en métropole), ou au contraire ne pas parler français mais se déclarer francophone de cœur et de culture (G. Ghitany). Voilà de quoi relancer les débats pour la prochaine édition de ces rencontres de l’Agora francophone internationale, en 2008, sans doute au Québec.