Les champs libres
Automatisation des services au public
Annie Le Saux
Yves Alix
« Il ne faut plus de non-public. » C’est par cette citation de Jean Vilar qu’Edmond Hervé, maire de Rennes, a exposé, en ouverture à la conférence de presse du 9 mars 2006, les motivations qui ont présidé à la construction de ce qu’on appelait, en 1992, le NEC, Nouvel équipement culturel, et qui fut rebaptisé, depuis, Les Champs libres.
Pour un métissage des publics
Les Champs libres, ce sont, dans un seul lieu, trois entités – un cône, un polyèdre, un rectangle –, dont le but est de « multiplier les voies pour faire se rencontrer la population et la culture ». Trois entités formées de la bibliothèque et du Musée de Bretagne 1, gérés par la communauté d’agglomération Rennes-Métropole, et de l’Espace des sciences, géré par une association loi 1901. Cette réunion de richesses patrimoniales distinctes devrait, toujours selon Edmond Hervé, entraîner « un métissage des publics », qu’ils soient au départ attirés par les ressources documentaires, plutôt qu’ethnologiques ou scientifiques, ou par les expositions. Des thématiques transversales aux trois établissements faciliteront aussi cette « cohabitation de tribus », une synergie sur laquelle l’architecte, Christian de Portzamparc, a travaillé. La construction de cet ensemble, décidée en 1992 et évaluée alors à 66 millions d’euros, n’a reçu son premier coup de pioche qu’en 2001. Le coût a été actualisé en 2004 à 90 millions d’euros pour avoisiner les 100 millions aujourd’hui, écarts que les décideurs expliquent par une surface qui s’est agrandie entre-temps (23 800 m2) et des techniques qui ont évolué et enchéri entre 1992 et 2004.
Chacun des trois éléments est clairement identifiable par sa forme géométrique et sa matière bien spécifiques: pyramide inversée en verre pour la bibliothèque, cône recouvert d’écailles de zinc pour l’Espace des sciences et le planétarium, plaques roses symbolisant un dolmen pour le musée, la salle de conférences et les salles d’expositions temporaires.
La bibliothèque, toute transparente de lumière naturelle – seul le pôle Musique, inséré au deuxième étage dans le Musée de Bretagne, est privé de cette lumière –, s’évase de 100 m2 supplémentaires sur chacun de ses 6 étages, selon une logique thématique aidée (ou imposée?) par la forme verticale du bâtiment. La bibliothèque part du rez-de-chaussée où, à partir du hall d’entrée commun aux trois établissements, se situent l’espace Vie du citoyen, « antichambre consacrée à la presse et aux médias » (Marie-Thérèse Pouillias, directrice de la bibliothèque), et le pôle jeunesse, jusqu’à sa partie la plus vaste, au dernier étage, réservée au patrimoine et où s’offre au regard l’insolite Musée des livres et des lettres d’Henri Pollès, qui reconstitue la chambre 1900 et le bureau de l’écrivain bibliophile, et regorge de livres jusque dans la salle de bain.
Le public a à sa disposition plus de 500 places assises sur une surface 2 de 4 000 m2, 100 postes informatiques et une collection hybride de 500 000 documents (revues, imprimés, BD, films, DVD, cédéroms, disques, CD), dont 195 000 en libre accès. S’inscrivant résolument dans le XXIe siècle par une technologie de pointe – automates de prêt, RFID 3… – la bibliothèque n’en a pas moins adopté, dans le pôle Patrimoine, le principe de la salle de lecture du XIXe siècle: « Il faut conforter plutôt que combattre un passé qui a fait ses preuves » explique Marie-Thérèse Pouillias qui n’en défend pas moins ardemment les services nouveaux offerts au public et au personnel.
Ce bâtiment breton, d’une architecture originale, un peu rude, où chaque élément de la troïka s’impose et où des passerelles font lien, bien situé et intégré dans la ville, a ouvert au public le 28 mars dernier et offre déjà un programme d’expositions, d’animations et de conférences bien rempli. C’est ainsi que l’Association des directeurs des bibliothèques municipales des grandes villes de France a été une des premières à programmer ses journées dans les espaces communs des Champs libres.
Les 4es journées annuelles de l’ADBGV aux Champs libres
Dans le cadre de ces journées, l’après-midi du 14 mars était consacré à une série d’interventions sur le thème de l’automatisation des services au public. Les plus âgés se souviennent-ils que dans les années 1960, le mot automatisation était employé couramment pour désigner en fait l’informatisation des catalogues et du prêt? Aujourd’hui, il s’agit de tout autre chose: catalogues, transactions, statistiques, chaîne du document sont informatisés presque partout. C’est l’usage par le public d’automates que le terme désigne, en toute logique sémantique d’ailleurs.
Tai Ai Cheng, de la Bibliothèque nationale de Singapour (annoncée sous réserve), et Aline Girard-Billon, des bibliothèques de la Ville de Paris, étant toutes deux empêchées, c’est au seul Patrick Bazin, directeur de la bibliothèque municipale de Lyon, qu’est revenu la charge de présenter l’expérience du réseau de Singapour, l’un des plus avancés en la matière: les bibliothèques, en pleine réorganisation dans le cadre d’un ambitieux plan de développement en cours, ont presque entièrement basculé dans l’automation. Prêts, retours, renouvellements, inscriptions, réservations, paiements sont assurés par les usagers eux-mêmes, sur d’impressionnantes batteries d’automates mis en place dans tous les établissements. Côté logistique, le retour libre des documents en n’importe quel point du réseau, mais aussi la possibilité de les faire acheminer vers la bibliothèque de son choix, ont été rendus possibles avec le soutien des services de la poste locale, qui assurent le transport dans le cadre d’un contrat de services.
Sylvie Gier (BM de Givors) a ensuite rendu compte des résultats d’une enquête, menée dans le cadre de son mémoire d’étude à l’Enssib, sur la place des automates de prêt et de retour dans les bibliothèques françaises. Elle a démontré son caractère encore marginal en France, même si l’automatisation du service prêt/retour à la bibliothèque José Cabanis de Toulouse annonce une évolution irréversible, comme l’a évoqué Pierre Jullien. La RFID devrait accélérer ce processus, selon Jean-Paul Oddos (BM de Pau), en facilitant les opérations techniques et en rendant également les rayonnages « intelligents ». Mais au-delà des outils, l’automatisation intégrale pose la problématique de l’accueil du public et de la conception même de la médiathèque.
Réunis autour d’une table ronde finale, Alain Caraco (BM de Chambéry), François Larbre (BM de Marseille) et Stéphane Wahnich (sociologue, SCP Communications) ont fait écho aux interrogations suscitées par cette plongée dans le futur – immédiat ou plus lointain: que reste-t-il de la médiation humaine dans la « bibliothèque automatique », en particulier pour tous les publics mal à l’aise dans l’institution ou avec les objets techniques complexes? Développer les enjeux de sociabilité est un objectif qui doit constamment rester en vue, concilié avec la recherche de l’efficacité et la prise en compte des avancées techniques, génératrices de gains de productivité que les contraintes économiques rendent chaque jour plus nécessaires.
Mais, comme le faisait remarquer François Larbre, témoin privilégié, à Marseille, de cette place de la médiation dans l’espace public, on s’épuise à vouloir tout faire et les bibliothèques, en se jetant sans réfléchir dans la modernité, pourraient être prises à leur propre piège. Une fois admis qu’on n’échappe pas à l’automatisation ou à la délocalisation des collections, il faut avant tout se poser la question de leur utilité, culturelle et sociale. Selon lui, celle-ci dépend avant tout de la capacité des bibliothèques à développer des services, plutôt qu’à produire (des collections, du catalogue…). Le débat reste ouvert.