BU, rien de nouveau ?
Si, la Cour des comptes s'en mêle
Jean-Claude Annezer
Que la documentation et les bibliothèques puissent être un élément fort du dispositif d’enseignement, de recherche et de culture de l’université est une idée qui a souvent été affirmée et réaffirmée. Mais c’est, aujourd’hui encore, une idée neuve. Elle nous place au cœur des contradictions, des chances et des vrais problèmes de l’université. Si la documentation et les bibliothèques sont un secteur relativement consensuel, elles n’ont guère bénéficié de moyens conséquents (en crédits, en locaux, en personnels, en collections multi-supports…) pour répondre aux missions et aux ambitions qui doivent être les leurs dans le développement des universités.
Les points de comparaison avec les pays voisins soulignent que la France reste en dessous du minimum tolérable, malgré des progrès sensibles et d’indéniables avancées.
Les enjeux
Le rapport Miquel (1988 -1989) a fort bien analysé la situation en faisant surtout remarquer que l’organisation documentaire des universités françaises reste peu homogène, peu claire et même inachevée. Est-ce une fracture paradoxale qui n’en finit pas de miner espoirs et certitudes ? La grande force d’une politique documentaire tient à la manière dont elle lie l’enseignement, la recherche et la documentation en un unique champ d’analyse et d’action.
Cette unité profonde fait émerger une nouvelle logique d’interdépendance, exigeant de nouveaux principes d’organisation : l’enseignement dépend de son soubassement naturel qu’est la recherche ; la recherche, de son soubassement naturel qu’est la documentation. Même s’il nous « arrive souvent de douter d’une telle cause, partout alléguée 1 ».
Si l’on veut réfléchir non seulement en termes de principes mais aussi en fonction d’efficacités et de rentabilités constatables, quelle solidarité déployer, sans occulter les distorsions, les réticences, les confrontations ? Certes, on ne peut prétendre faire tout, tout de suite, mais c’est tout de suite qu’il convient de donner cohérence à l’action commune : les projets d’établissement et les contrats de développement permettent de négocier et d’engager des moyens pour atteindre les objectifs souhaités et validés. Nous sommes des héritiers mais aussi des prospecteurs d’avenir. Dans les années 1968-1973 (Livre noir des BU, S.O.S. BU…), nous en étions arrivés à penser qu’il fallait prendre notre mal en patience : « Ne dites pas que dans les BU ça va mal, c’est bien pire ! »
Prestations médiocres, collections de faible qualité, locaux dégradés, peu accueillants…
La prise de conscience du retard accumulé ne s’est développée qu’à la fin des années 1980.
Et le rapport de la Cour des comptes de souligner « que la politique menée depuis une quinzaine d’années, essentiellement fondée sur l’augmentation des moyens consacrés à l’offre documentaire, n’a pas permis d’atteindre les objectifs fixés à l’origine en raison de l’augmentation globale des effectifs étudiants, mais également de la croissance des coûts 2 ».
Mais pourquoi la Cour des comptes s’intéresse-t-elle aux BU ?
Chargée de contrôler la régularité des comptes établis par les comptables publics dans les différents services de l’État, elle vérifie que les règles spécifiques qui s’imposent à eux sont bien respectées. Et sa seconde mission consiste à pointer les éventuelles défaillances ou les gaspillages constatés dans tel ou tel service.
Son rapport annuel adressé au président de la République est de plus en plus médiatisé : il n’hésite pas à fustiger les dysfonctionnements administratifs et le mauvais emploi des deniers publics 3.
Sont-ce les insuffisances de l’offre documentaire, le constat d’un retard à combler, une trop forte inégalité des situations, les limites de la politique de l’offre, la nécessité d’une approche plus qualificative, les handicaps structurels, une gestion des personnels largement perfectible, de nouvelles orientations à définir… qui, telle une litanie de malfaçons, de difficultés et d’obstacles, grèvent et assombrissent l’économie des bibliothèques universitaires françaises ?
Peut-on encore croire à une certaine force de conviction des idées ?
L’ADBU (Association des directeurs et des personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation) y croit avec lucidité et courage. Elle s’est réjouie « de voir que les BU font l’objet d’un chapitre dans le rapport 2005 de la Cour » et que sont publiquement abordées des questions et des interrogations sur lesquelles l’association travaille depuis quelques années 4.
Mais cette satisfaction laisse toutefois un goût de désenchantement au vu du passif qui continue de peser ici et là, rendant plus difficile la réalisation des objectifs à court et moyen terme : comment les exigences d’une politique documentaire ambitieuse peuvent-elles être réellement prises en compte dans les choix stratégiques et financiers des universités françaises ?
Avant d’envisager le développement, c’est un rattrapage prioritaire qui est visé, en particulier pour les universités à dominante Lettres, Langues, Arts, Sciences humaines et sociales (retards historiques, sous-encadrement notoire).
« La mise en place, en 1985, des services communs de la documentation a permis d’affermir la documentation et de la reconnaître comme une fonction centrale dans le dispositif de formation, de recherche et de diffusion de la culture sous la juridiction du président de l’université, visant à coordonner l’ensemble des ressources documentaires de l’université et en harmoniser les procédures de gestion[…] : les difficultés ne doivent pas être gommées puisqu’il s’agit d’une transformation complète des usages et des mentalités autant que de la mise en place d’un outil de travail performant et flexible 5. »
Mais pourquoi certaines lumières éteintes éclairent-elles mieux que les lumières allumées ? Pourquoi certaines voix qui se taisent, parlent-elles mieux que les voix qui parlent ?
Atouts et difficultés
S’il est vrai que les bibliothèques sont aujourd’hui au cœur de la modernisation des universités, elles y jouent un rôle essentiel dans les processus de production et de diffusion des savoirs : elles permettent à l’ensemble de la communauté universitaire d’avoir accès sur place et à distance aux ressources documentaires dont elle a besoin (apprentissage, enseignement, formation continue, recherche, culture). Elles participent toutes à des réseaux afin de favoriser l’émergence d’une véritable bibliothèque virtuelle illimitée (Bibliothèque numérique européenne…) sans pour autant négliger le développement des collections imprimées.
Même si la visibilité statutaire des SCD semble aujourd’hui bien clarifiée, leur image reste encore plutôt brouillée aux yeux des usagers, enseignants, chercheurs et surtout étudiants : ils semblent en faire un piètre usage, sans doute par méconnaissance des règles élémentaires de consultation mais aussi parce qu’ils supposent qu’elles sont incapables de répondre à leurs besoins et à leurs attentes, malgré le développement des formations à la méthodologie documentaire. Ici et là, de gros efforts ont été réalisés pour impliquer et mobiliser l’ensemble de la communauté universitaire autour des enjeux de la société de l’information 6.
Les bibliothèques jouent un rôle pédagogique important dans l’affiliation des étudiants à la culture universitaire : elles n’ont d’ailleurs de réalité concrète pour eux que dans la mesure où elles répondent efficacement à leurs besoins en termes de réussite aux examens et aux concours, de -culture personnelle et d’insertion socioprofessionnelle (et citoyenne ?).
Sans doute peut-on supposer un lien de cause à effet entre la qualité des services rendus aux utilisateurs et la qualité des personnels, même si on constate parfois pour certaines catégories d’emplois, un essoufflement et une morosité, une résistance aux changements et un affadissement du sens de l’appartenance professionnelle.
Orientations fonctionnelles pour une politique documentaire plus réaliste et plus ambitieuse
Malgré une mise en œuvre assez bien réussie, les statuts de 1985 et de 1991 n’ont pas levé les ambiguïtés qui subsistent ici et là sur la notion même de SCD et sur les relations de partenariat à développer entre toutes les composantes documentaires d’un campus.
Les relations de travail nécessitent une visibilité plus claire des responsabilités et des fonctions réelles, dans une logique de projet. Il convient aussi de prêter une attention accrue aux difficultés qui se focalisent souvent sur les liens interpersonnels, jusqu’à rendre difficiles les nécessaires consensus. C’est aussi prendre mieux en compte les facteurs d’évolution des métiers tant sur le plan technique qu’organisationnel et pédagogique.
Souligner l’insuffisance des collections papier, des ressources électroniques et aussi des actions concertées de conservation et de valorisation, ça ne fait pas une politique ! Une politique documentaire, sous peine de s’avérer rapidement défaillante, a besoin d’un soutien sans faille de l’équipe présidentielle.
L’organisation traditionnelle en « sections » est aujourd’hui soumise à l’émergence des « missions transversales ». Il convient de réviser les schémas d’organisation initiaux, de redistribuer les responsabilités, de mutualiser l’épineuse question du partage des coûts.
Sous les problèmes de type administratif (intégration, catalogue commun, plans de développement concerté des collections, système d’information…) émerge la question très sensible d’une « réelle politique documentaire d’établissement », à l’échelle de toute l’université, fédérant l’ensemble des composantes autour d’enjeux communs. Ce n’est pas d’abord une décision technique mais assurément une question éminemment politique.
Ce qui frappe le plus dans l’université française, c’est la faiblesse dans la définition des objectifs documentaires, comme s’ils arrivaient par surcroît ou à la sauvette. En retour, il arrive que les personnels des bibliothèques adoptent des postures réactives jusqu’à bloquer ou faire chavirer les stratégies de négociation : fonctionner à courte vue et par à-coups, c’est, le plus souvent, se replier sur des revendications de légitimité « outragée » avec une dose assez forte de contre-dépendance.
La politique documentaire volontariste que la plupart des universités françaises conçoivent et décident de mettre en œuvre doit s’appuyer sur les réflexions, les convictions et les propositions de l’ensemble des professionnels du terrain. Elle trouve sa force et sa cohérence dans les projets et les contrats quadriennaux d’établissement. Il s’agit bien aujourd’hui d’une nouvelle façon de percevoir, de penser et d’organiser la documentation dans l’université : même si nous ne sommes pas encore au niveau des capacités des réseaux de bibliothèques anglo-saxons, nous pouvons raisonnablement espérer une consolidation significative de nos politiques documentaires et surtout que cette avancée ait des effets durables.
Au vu des budgets investis, des emplois affectés, des collections offertes, des projets engagés, des usagers servis, nos politiques documentaires n’auront de sens que mises en cohérence avec le développement pensé et négocié de l’université entière.
L’avenir ne nous fait pas peur avec ses yeux gris
S’il nous faut toujours être très attentifs aux contradictions récurrentes des discours sur la défense du service public (n’ont-ils pas souvent pour conséquence de pénaliser le public ?), nous savons bien que nous sommes pris dans un faisceau de réalités qui s’entrecroisent, s’évitent ou, heureusement aussi, coopèrent. À quoi bon gâter nos plus beaux élans, nos plus franches déclarations d’intention si nous ne percevons pas avec justesse où sont les contraintes et les résistances.
Il y a aujourd’hui une plus forte exigence d’écoute, de concertation et de mobilisation des usagers : comment apprendre à mieux comprendre leurs attentes, leurs besoins ? Nos connaissances sont, le plus souvent, partielles, indirectes, aléatoires. Ici et là, des « observatoires » des publics et de leurs pratiques se sont mis en place. Sans doute faut-il, dès lors, faire de la « mesure de satisfaction » de nos publics, l’une des composantes essentielles de notre gestion. Les outils informatiques sont certes utiles : fréquentation, horaires d’ouverture, transactions de prêt, accès aux réseaux….
La question de l’implication réelle des usagers trouve ici et là une évolution contrastée : appréciation sur la disponibilité des collections, les prestations de service, l’efficacité et la qualité de l’accueil, de l’orientation… Comment « créer du lien » avec les lecteurs, un lien dans l’espace public de la documentation universitaire ? Serait-ce aussi apprendre à vivre ensemble, à partager du sens et des valeurs ?
Définir un cap est toujours une posture risquée mais n’est-ce pas l’acte fondamental d’une politique qui s’exprime, s’affirme et affronte l’épreuve des faits ? Les sensibilités, légitimement diverses, en viennent à s’accorder, sinon sur les moyens à engager, du moins sur les enjeux de ce qui est en train de s’élaborer.
Le Rapport 2005 de la Cour des comptes, dans son chapitre consacré aux bibliothèques universitaires, rejoint opportunément les analyses menées depuis les années 1960 sur leur stagnation, leur recul, leur avancée aussi. Sont-elles pour autant passées « de la grande misère à la petite misère 7 » ? Des progrès réels ont été accomplis mais il reste beaucoup à faire !