Demain, le choc ?
Le papier a été le premier bien de grande consommation par lequel l’Occident a fait l’expérience du « jetable » : dès que le papier industriel de la fin du XIXe siècle a fait chuter les prix, on a vite pris l’habitude d’en utiliser beaucoup, et la consommation mondiale de papier avoisine aujourd’hui les 350 millions de tonnes par an. Cette surconsommation a beaucoup inquiété les écologistes, et le papier a été accusé d’être l’une des principales causes de la déforestation qui menace le poumon vert de la planète. Les industriels occidentaux ont su prendre la mesure du problème et y faire face en devenant les principaux partenaires d’une gestion durable de la forêt, notamment par la plantation. Et depuis quelques années, s’il existe encore des abus en Amazonie ou en Asie du Sud-Est, on peut dire que l’industrie papetière occidentale est de moins en moins responsable de la déforestation.
Pourtant, la consommation du papier ne fait qu’augmenter, et les indices de cette consommation sont d’assez bons indicateurs de la richesse des pays consommateurs : un habitant de l’Amérique du Nord consomme environ 350 kg de papier par an, un Européen, 250 kg, un Africain, 30 kg. Sous l’effet du dénuement dans lequel l’Histoire l’avait placée, la Chine, de son côté, affichait, il y a encore dix ans, l’une des plus modestes consommations mondiales : 40 kg par homme et par an. Or, on le sait, les choses évoluent très vite actuellement dans l’empire du Milieu. Si la croissance à deux chiffres que connaît la Chine d’aujourd’hui se poursuit encore une dizaine d’années, le pays aura vite atteint un niveau de richesse comparable à celui de l’Europe. Or, c’est une règle qui, pour le moment, est vérifiée partout dans le monde : à richesse égale, on consomme autant de papier. Ce ne serait que justice pour un pays à qui l’on doit précisément l’invention du papier et qui possède une véritable culture millénaire du papier.
Certes, mais la Chine comptera 1,5 milliard d’individus vers 2015. À raison de 250 kg de papier par habitant, cela donnera une consommation annuelle de combien ? 375 millions de tonnes, soit un peu plus que la consommation totale de la planète aujourd’hui. Comme il est peu vraisemblable que le reste du monde change beaucoup ses habitudes, nous devons donc nous attendre au minimum à un doublement de la production du papier et si c’est le cas, n’en doutons pas, le choc écologique sera considérable. Pour y faire face, il faudrait doubler la capacité forestière mondiale, mais dès aujourd’hui car, même en y investissant tout le génie génétique dont nous sommes capables, il faut encore au moins dix ans pour faire pousser un arbre.
Lire : Pouvoirs du papier, dir. Pierre-Marc de Biasi, en collab. avec Marc Guillaume, Cahiers de médiologie, no 4, Gallimard, 1997.