Enjeux de mots
regards multiculturels sur les sociétés de l’information
Caen : C & F éd., 2005. – 649 p. ; 26 cm. – (Collection Sociétés de l’information).
ISBN 2-915825-03-3 : 39 €
Même si, dans les faits et la réalité concrète et quotidienne des bibliothèques dans le monde, force est de constater l’impact mineur du Sommet mondial sur la société de l’information (à Genève et à Tunis), celui-ci a tout de même suscité de nombreux écrits, documents et déclarations. Enjeux de mots présente en quatre langues (français, espagnol, anglais et portugais ) les réflexions d’une trentaine d’auteurs d’horizons, de formations et de pays différents sur « les » sociétés de l’information, le pluriel semblant en effet plus approprié.
La gouvernance électronique
Autant d’auteurs, autant de thèmes abordés : société de l’information/société de la connaissance ; gouvernance d’Internet ; diversité culturelle ; femmes ; intelligence coopérative ; droits humains ; logiciel libre ; économie de l’information sont quelques exemples. Nous ne pourrons cependant rendre compte ici que de quelques thèmes choisis.
Un des premiers est celui de la gouvernance en réseau et de la gouvernance électronique, par Partha Pratim Sarker (consultant en technologies de l’information et cofondateur du réseau citoyen Bytes for All 1) : les deux expressions sont très proches et l’auteur les voit avant tout comme un processus démocratique. En bref, la gouvernance électronique signifie qu’un gouvernement fournit aux citoyens des services électroniques avec, pour objectif, de les rapprocher de l’administration. Malheureusement, même si cette avancée technologique est importante, elle ne donne pas aux citoyens obligatoirement accès à plus de démocratie (bien que certains pays adoptent le vote électronique). Cependant, le phénomène est enclenché et devrait produire des résultats sur un long terme.
Carlos Afonso (membre du groupe de travail de l’ONU sur la gouvernance de l’Internet), en tant que représentant des utilisateurs non commerciaux d’Internet, aborde la question cruciale de la gouvernance du réseau : les intérêts, en la matière, sont puissants. À titre d’exemple, l’Icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) 2, qui attribue les noms de domaines, est contrôlé par le gouvernement américain : une des demandes mondiales est que la gouvernance du réseau devienne plus démocratique et transparente. Le sommet de Tunis a choisi de recommander la gouvernance de l’Internet et la gestion des adresses en mains privées états-uniennes.
La notion d’intelligence coopérative
Alain Kiyindou (maître de conférences à l’IUT de Strasbourg) expose le thème de la diversité culturelle au travers de son histoire et de ses différentes significations selon les époques. Aujourd’hui, cette expression tend à remplacer la notion d’exception culturelle, elle présente un enjeu économique et politique ainsi qu’une dimension éthique. L’auteur met en avant la définition actuelle de la diversité culturelle vue comme le respect et l’acceptation des différences, le dialogue et la recherche de valeurs communes.
Mavic Cabrera-Balleza (militante féministe aux Philippines) traite le sujet des femmes : si les femmes, grâce aux technologies de l’information, sont mieux informées et peuvent diffuser leur message, une fracture existe cependant entre celles qui ont accès aux technologies et les autres. La 4e Conférence mondiale sur les femmes, à Pékin en 1995, a marqué un tournant important en la matière. Mais il reste de nombreuses questions en suspens : l’accès aux technologies ; l’éducation et la formation ; l’emploi ; l’exploitation sexuelle et le harcèlement.
Felix Stadler (cofondateur d’Openflows, société spécialisée dans les environnements collaboratifs) 3 explicite la notion d’intelligence coopérative et donne comme exemple caractéristique celui de Wikipédia 4, l’encyclopédie gratuite en ligne. D’autres exemples sont cités : Indymedia 5, réseau communautaire d’informations alternatives, ou kuro5shin 6, site de journalisme coopératif. Le problème crucial posé par ces initiatives est bien sûr celui de la validation des connaissances produites, ce qui est également le cas pour les blogs. La solution préconisée par l’auteur passe justement par un travail coopératif, qui permet de corriger des erreurs ou des omissions.
Les bibliothèques à l’heure du numérique
Hervé Le Crosnier (maître de conférences à l’université de Caen, créateur de la liste Biblio-fr) expose le point de vue des bibliothèques à l’heure du numérique : selon lui, « les bibliothèques changent de nature et de fonction en se confrontant à la nécessité de remplir leurs missions sociales et culturelles dans le cyberespace ». Il leur faut à la fois numériser et archiver, et répondre aux stratégies des moteurs de recherche en leur opposant leurs classifications, ce qui est somme toute complémentaire. L’auteur distingue trois enjeux pour les bibliothèques numériques : la conservation et la numérisation ; la recherche documentaire ; l’accès aux documents. Il conclut sur la nécessité de garder des « traces » de l’activité « bouillonnante » d’Internet.
Pascal Renaud (collaborateur d’Unitair pour la formation des cadres des pays en développement et du programme « Société de l’information et développement ») réfléchit sur la notion de Knowledge Management (KM) appliquée au développement. Cependant, même si la notion est séduisante, elle s’applique mieux au concept de management et il préfère parler d’apprentissage, de collaboration ou d’intelligence coopérative.
Rikke Frank Jorgensen (conseillère principale à l’Institut danois pour les droits de l’homme) montre que le cadre des droits de l’homme est en constante évolution : avec la société de l’information, leur protection n’est pas suffisante, il faut aussi veiller à leur mise en pratique et à leur promotion.
On l’aura compris, un tel ouvrage ne se résume pas. Chacune des quelque trente contributions présente un point de vue éclairé et différent sur la société de l’information (aspects humain, politique, social, économique, juridique…). Le choix des auteurs s’avère judicieux, de par leurs parcours et leurs expériences, et on ne peut que saluer une telle initiative éditoriale, avec une traduction en quatre langues.