La construction de la vérité scientifique
Anne Kupiec
Le temps a passé depuis la condamnation de Copernic et de Galilée et l’on considère communément que l’obscurantisme a reculé et que la science peut faire connaître avec force les résultats vrais des recherches entreprises.
C’est cette évidence, trop simple, qui a été interrogée lors de la journée d’étude organisée, le 13 janvier dernier, par le groupe de recherche interdisciplinaire « Cen-sures 1 » qui associe le Centre d’histoire des sociétés cultures de l’université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) et la Société d’ethnologie française.
Le thème de cette journée – « La construction de la vérité scientifique » – a permis, grâce à la présence de mathématiciens et de physiciens, de questionner l’autorité de l’auteur, l’usage abusif de théorèmes et les effets des circonstances politiques sur le développement de la connaissance scientifique. L’intérêt et l’originalité de ce thème, proposé par Claire Bruyère et Henriette Touillier-Feyrabend, prolongent, sous un angle délibérément nouveau, la réflexion sur la censure.
L’autorité de l’auteur interrogée
Girolamo Ramunni, professeur d’histoire des sciences et des techniques au Conservatoire national des arts et métiers, a questionné « l’autorité des grandes revues scientifiques » rappelant l’exemple récent de ce professeur sud-coréen dont l’article, contenant des données qu’il avait falsifiées, fut accepté par Science, prestigieuse revue américaine, « censée représenter l’orthodoxie scientifique ». Le plus surprenant, c’est que la découverte de la fraude résulte d’une dénonciation anonyme sur Internet. Cet exemple est loin d’être anecdotique selon G. Ramunni qui cite des cas similaires. L’intention de ses propos n’est pas de dénoncer ce qui paraît être l’insuffisante attention portée aux propositions de contribution, mais de s’interroger sur la notion d’autorité dont on sait que l’étymologie est commune à celle du mot auteur. G. Ramunni montre, à l’inverse, que certains auteurs ne purent faire accepter leur article, dont le contenu était alors trop éloigné de l’état de la science.
Deux problèmes résultent de ces exemples. Premièrement, le modèle « d’une communauté scientifique autogouvernée et dotée d’un èthos soucieux d’ouverture et d’absence de préjugés » est remis en cause. Deuxièmement, à quoi servent les articles publiés ? Sont-ils même lus ? G. Ramunni se demande si les auteurs hétérodoxes ont une chance d’être publiés. Dans le cadre de l’étude qu’il mène actuellement, G. Ramunni a envoyé des articles masqués (ne permettant pas d’identifier l’auteur ni la publication antérieure) : ils ont été rejetés pour des motifs divers. Dès lors, interroge-t-il, quelle confiance peut-on accorder aux revues ? « Quel espace de liberté pour les scientifiques qui veulent défendre une idée nouvelle ? » Aujourd’hui, Internet fournit un instrument à double tranchant. L’on sait qu’aucune autorité, autre que celle de l’auteur « et la confrontation avec les lecteurs », ne garantit la valeur d’un travail scientifique. Les « règles de l’autorité sont donc en train de changer ». Finalement, conclut-il, les scandales ont l’avantage d’accélérer la réflexion sur l’autorité de l’auteur.
L’autorité et la responsabilité de l’auteur s’avèrent être une question compliquée ainsi que l’a souligné David Pontille 2, sociologue, chargé de recherche CNRS au Certop (Centre d’études et de recherche travail, organisation, pouvoir, université de Toulouse Le Mirail). Concentrant son attention sur les signatures des articles scientifiques, il considère qu’il y a « trop de noms et trop peu de noms ». En effet, après avoir notamment rappelé que la publication scientifique était à la fois un « dispositif de certification des connaissances » et un « instrument d’évaluation des chercheurs », grâce aux relevés bibliométriques, David Pontille éclaire les règles complexes de signature d’un article scientifique pour poser la question du rapport entre signature et autorité. L’examen de ces règles remet en cause les affirmations du célèbre texte de Foucault 3 sur le nom d’auteur. Le grand nombre de signataires (plus d’une centaine) s’explique notamment par l’existence de recherches multidisciplinaires. Face à cette situation, de nombreux débats eurent lieu au sein de la communauté scientifique dans les années 1996-2001 « pour restaurer la responsabilité des signataires ». Certaines revues scientifiques exigent une description de la contribution de chacun des auteurs suivant une codification préétablie – destinée à la publication – suivie d’une signature manuscrite. Ainsi, selon les disciplines, l’ordre des signataires n’a pas la même signification et David Pontille démontre comment, en biologie par exemple, l’ordre apparemment aléatoire obéit à des règles strictes permettant d’identifier les doctorants, les chercheurs invités, les chercheurs confirmés, les chercheurs à qui l’on « donne » la signature de l’article, les directeurs de laboratoire. Dans d’autres disciplines, les signataires (cinq cents par exemple) peuvent apparaître dans un ordre alphabétique unique et sans indice de contribution, précédé par un nom collectif. Dans ce cas, « plus il y a de noms, plus le statut de l’énoncé est validé ». David Pontille souligne ainsi combien la définition de l’auteur est devenue particulièrement délicate.
L’usage abusif de théorèmes critiqué
Martin Andler, professeur de mathématiques à l’UVSQ, et Bernard Traimond, ethnologue à l’université de Bordeaux II, revinrent sur « l’affaire Alan Sokal ». L’on se souvient que ce professeur de physique américain publia un article 4, en 1996, dans la revue Social Text. L’auteur y affirmait que « le stade de la physique théorique montre qu’il n’y a pas de réalité objective, la réalité résulte d’une construction physique et sociale ». Quelques semaines plus tard, A. Sokal révèle son canular dans une autre revue – Lingua Franca. L’année suivante, il fait paraître en France un ouvrage 5 dans lequel il critique, citations à l’appui, l’utilisation de théorèmes de mathématiques ou de physique dans le domaine des sciences humaines et sociales par des intellectuels français 6.
En soulignant ces usages abusifs, il s’agit de condamner le relativisme cognitif et culturel. Dans le prolongement de cette critique, M. Andler note que l’importation de concepts scientifiques en sciences humaines et sociales n’est pas nouvelle, et que les effets de l’interdisciplinarité peuvent être, dans certains cas, bénéfiques. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Prenant l’exemple de la théorie du chaos – l’instabilité entraînant l’imprévisibilité –, il souligne que la signification de cette théorie en physique est bien spécifique et son utilisation dans le champ des sciences sociales fort générale. Se pose alors la question, selon M. Andler, des effets sociaux et politiques d’un tel transfert en termes de croyances populaires. En ce sens, affirme-t-il, la tentative d’A. Sokal relève d’une défense du rationalisme.
Les effets des circonstances politiques sur la connaissance scientifique
En dépit d’un intitulé qui peut apparaître rebutant : « La construction difficile de la compréhension de la supraconductivité à travers l’hitlérisme, le stalinisme et la guerre froide », Georges Waysand 7, physicien (INSP, universités de Paris VI et VII), a établi que le phénomène de la supraconductivité découvert en 1911 n’a été pleinement élucidé qu’en 1958 pour des raisons politiques. En effet, si les expérimentations furent nombreuses dès l’origine, « l’état des lieux théorique » restait confus. La situation politique de l’entre-deux-guerres n’a pas favorisé le développement théorique, notamment pour les physiciens résidant en Allemagne et en Union soviétique. La guerre froide eut des effets singuliers, des évolutions théoriques significatives eurent lieu, mais de manière parallèle, à l’Est et à l’Ouest, « constituant une situation épistémologique unique ».
La nature de ces communications, plutôt inhabituelle, ravive l’esprit critique en favorisant une sorte de déplacement intellectuel qui fait surgir des interrogations nouvelles, mais qui conduit aussi à revenir à la notion de vérité. Les questions posées sont épineuses pour tous et pour le bibliothécaire chargé de constituer des collections en particulier.
Outre ces débats, Laurent Pfister, professeur d’histoire du droit à l’UVSQ, proposait de « Brèves remarques sur les usages juridiques contemporains du mot censure » qui soulignaient, une fois de plus, la complexité de ce terme. L’examen de procédures parlementaires, des décisions du Conseil constitutionnel et des arrêts de la Cour de cassation éclairent ainsi les modalités de censure en tant qu’« opération de contrôle garante de l’État de droit démocratique ».
Jean-Yves Mollier, professeur d’histoire contemporaine (UVSQ), a présenté la publication 8 des actes du colloque qui s’était tenu à l’université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines en 2002.