Droit d’auteur et droits voisins dans la société de l’information
Des professionnels aux usagers : quels enjeux pour les métiers du livre ?
Juliette Doury-Bonnet
Le 10 mars 2006, le département Information et communication de l’IUT de La Roche-sur-Yon, le Centre national de la fonction publique territoriale Pays de la Loire et l’Association pour le développement des documents numériques en bibliothèque (ADDNB) ont organisé une journée d’information 1 sur le projet de loi visant à adapter la directive européenne sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (Dadvsi). « Le calendrier nous a rattrapés », a constaté Françoise Nicol, chef du département Information et communication. En effet, les débats, interrompus en décembre, avaient repris le 7 mars à l’Assemblée nationale, dans un climat de confusion. Le premier objectif de cette rencontre était donc pédagogique pour que chacun puisse se forger une opinion sur un sujet controversé.
Pédagogie du texte
Michèle Battisti (Association des professionnels de l’information et de la documentation, ADBS) 2 a retracé la genèse et les enjeux de la directive européenne du 22 mai 2001 qui avait pour but d’harmoniser « certains aspects » du droit d’auteur dans les États membres, dans la perspective du marché européen, et d’adapter le droit pour tenir compte des nouvelles technologies. Le lobbying a été très important à toutes les étapes du processus. Le débat a porté sur les définitions, entre les tenants des traditions juridiques latine (droit d’auteur) et anglo-saxonne (copyright), mais il s’agissait surtout d’une lutte économique. La directive ignore certains aspects du droit d’auteur (droit moral, etc.). Elle permet 21 exceptions, dont une obligatoire concernant les copies techniques éphémères. Les exceptions facultatives, dont certaines existent déjà dans le droit français (citation, revue de presse), peuvent être ou non assorties de compensations. Tout compte fait, « l’harmonisation est très aléatoire », a conclu Michèle Battisti qui a rappelé que la directive aurait dû être transposée pour le 21 décembre 2002 et qu’une révision était déjà envisagée.
Pour Sébastien Canevet, maître de conférences en droit privé, si le projet en cours de discussion est « une transposition rigide et sévère de la directive pour les usagers » – considérés soit comme des délinquants, soit comme des consommateurs –, cela s’explique par son auteur, le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), « formaté pour l’industrie culturelle ». Il a stigmatisé « la valse-hésitation du ministre de l’industrie culturelle » et a distingué la bonne façon de faire la loi de la mauvaise qui consiste à déclarer l’urgence, à prévoir des débats la veille de Noël, à retirer en cours de vote un article qui a déplu…
Le président de l’ADDNB 3, Michel Fauchié (médiathèque de La Roche-sur-Yon), s’est penché sur les conséquences du projet de loi Dadvsi sur la bibliothèque hybride qui se profile et à laquelle il faut se préparer culturellement et professionnellement : il s’agit désormais de « construire la société locale de la connaissance plurielle dont la technologie a permis l’émergence » et à laquelle tous doivent avoir accès. Qu’est-ce qui change ? On constate une série d’« épiphénomènes » comme la création d’une bibliothèque numérique européenne, le passage de Gallica du mode image au mode texte, le projet Quaero visant à développer un moteur de recherche européen, la connivence avec d’autres milieux (comme celui du logiciel libre) pour développer des modes de travail collaboratifs. Des questions restent en suspens : les dispositifs d’anti-piratage (Digital Rights Management ou DRM), les moyens financiers (« les documents numériques seront sûrement acquis à moyens constants »), le problème des contrats.
Dadvsi, bibliothèques et professionnels de la documentation
Gilles Bourmaud, premier adjoint au maire de La Roche-sur-Yon chargé de la culture, intervint en tant que membre de la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture pour dire l’attachement de la FNCC à l’équilibre entre les droits des auteurs et ceux des utilisateurs. Il a regretté que la France ait fait le choix « liberticide » de ne pas introduire dans la loi les exceptions au profit de l’éducation, de la recherche et de la culture. En effet, les dérogations permises par la directive visent entre autres à garantir les usages des bibliothèques dans l’univers du numérique : sans elles, les collectivités territoriales devront négocier pied à pied avec les fournisseurs, avec ce que cela suppose d’entraves et de coûts supplémentaires.
Même point de vue pour Dominique Lahary (bibliothèque départementale du Val-d’Oise) qui représentait l’interassociation Archivistes bibliothécaires et documentalistes 4. Il précisa les cinq points revendiqués qui portent sur la diffusion (communiquer aux usagers les documents acquis légalement) ; la conservation (« effectuer des copies de documents pour des usages normaux », faire « des transferts de formats ou de supports pour accéder aux contenus ») ; l’enseignement et la recherche ; les DRM qui ne doivent pas contrarier l’accès. Face à un exécutif « verrouillé » et à une presse focalisée sur le téléchargement de la musique et du cinéma et sur les relations entre l’industrie culturelle et le consommateur individuel, Dominique Lahary remercia les partisans de la licence légale qui ont ouvert une brèche et permis à la discussion de s’amorcer et aux bibliothèques d’être entendues. « L’enjeu, c’est que la civilisation numérique ne soit pas entièrement privatisée », a-t-il conclu.
Marie-Dominique Heusse, présidente de l’Association des directeurs et des personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU) 5, présenta le droit d’auteur dans le contexte particulier de l’université, alors que l’exception éducative a été écartée. Elle décrivit le mécanisme de production du savoir (la même personne produit, publie, utilise des documents numériques) qui peut devenir pervers : les fonds publics financent la recherche et l’achat des revues. « L’université est vampirisée par les grands groupes internationaux éditeurs de revues » ; les maisons françaises disparaissent du champ des sciences et du droit. Marie-Dominique Heusse insista enfin sur la notion d’intelligence collective, sur la valeur attachée à la gratuité.
Le point de vue des libraires et des auteurs
En contrepoint, les intervenants de l’après-midi, représentant les libraires et les auteurs, s’accordèrent pour fustiger la « démagogie de la gratuité et du libre accès » qui met en péril les métiers du livre. Pour Christian Thorel (librairie Ombres blanches à Toulouse), « le livre n’est pas un produit comme les autres, mais son économie est contaminée » dans ce contexte. Il n’est pas tout à fait assez cher pour que certains petits éditeurs puissent survivre. La librairie indépendante, préservée grâce à la loi sur le prix unique du livre, pourrait maintenant payer son inorganisation.
Guillaume Marsal, responsable juridique de la Société des gens de lettres, regretta que les éditeurs, pourtant invités, soient absents de cette journée comme ils l’avaient été des Assises du numérique, organisées par la SGDL le 2 février dernier. Il s’insurgea contre un « régime d’exceptions inacceptable » et rapporta l’inquiétude des auteurs face aux fins poursuivies par les bibliothèques. Des contreparties financières doivent être négociées. Il défendit la voie contractuelle, tout comme Christian Roblin (Société française des intérêts des auteurs de l’écrit) pour qui « la création est liée à la liberté de confier une œuvre à un éditeur et d’en tirer une rémunération ». Ce dernier rappela les missions de la Sofia qui gère le droit de prêt en bibliothèque et le droit de copie privée.
« Les amoureux du Net et de la littérature sont les mêmes », soutint Constance Krebs, éditrice (elle travailla aux éditions 0h00), qui défendit avec enthousiasme l’édition numérique et ses multiples possibilités. Cependant, les intérêts des auteurs de l’écrit qui travaillent sur Internet doivent être pris en compte : il faut trouver des modes adaptés de rémunération et de diffusion des œuvres.
Olivier Ertzscheid, maître de conférences à l’IUT, insista en conclusion sur les objectifs de polyphonie des organisateurs – même si on assista plutôt à un dialogue de sourds. Les députés, quant à eux, ont achevé l’examen du projet de loi dans la nuit du 16 au 17 mars. Après le vote solennel du mardi suivant, le texte, qui intègre l’amendement 272 comportant les exceptions « handicap » et « conservation », doit être soumis au Sénat début mai.