Tout change

Soyons pragmatiques. Quoique

Yves Alix

Sous ce titre un peu énigmatique, l’Enssib avait réuni lundi 20 mars 2006, lors de la journée professionnelle du Salon du livre de Paris, bibliothécaires, formateurs et chercheurs, pour les inviter à réfléchir librement et sans idées préconçues aux enjeux du changement pour les bibliothèques, confrontées de plus en plus brutalement aux secousses de l’information globalisée et de l’accès aux ressources documentaires du monde entier à distance.

Faiblesse conceptuelle ou gage d’adaptation ?

Anne-Marie Bertrand, directrice de l’Enssib, a d’entrée justifié le « quoique » du titre : chaque idée doit être passée au crible d’un examen impartial, la remise en question est féconde et protège des dogmatismes, dans un univers marqué par un certain immobilisme ou des réflexes défensifs. Les bibliothécaires sont réactifs alors qu’ils devraient être proactifs. Le « pragmatisme » et le consensus, qui sont souvent de mise, pourraient bien n’être que l’aveu d’une faiblesse conceptuelle.

Ghislaine Chartron, responsable de la Cellule veille scientifique et technologique à l’INRP, revendique cette posture pragmatique, gage d’adaptation aux évolutions. Elle pose immédiatement une évidence visible et ressentie par tous : le numérique est un facteur majeur du changement : il accélère les innovations, élargit et durcit les concurrences. Le cadre de l’acquisition des contenus, cœur de l’institution documentaire, change radicalement, sous la pression conjuguée de l’explosion de la production et des nouvelles logiques économiques. La domination des moteurs de recherche est écrasante dans la sphère de la recherche documentaire. Pour subsister et satisfaire les besoins du public de la recherche, les bibliothèques doivent savoir oser et innover, en proposant de nouveaux produits éditoriaux et des contenus à forte valeur ajoutée. Elle remarque cependant que le changement de paradigme imposé par la révolution technologique relève plus de l’hybridation que de la substitution. Le concept même de collection ou de pôle de ressources n’est pas frappé d’obsolescence.

Les bibliothèques doivent se faire entendre

Dominique Lahary, directeur de la BDP du Val-d’Oise, le redit avec sa force de conviction coutumière : il faut être à la fois pragmatique et visionnaire, à la fois praticien et théoricien. Les bibliothèques, après trente ans d’efforts, se heurtent au mur des 17 % d’inscrits : c’est un mur numérique, social, sexuel et générationnel. Comment le franchir ? Dans la « guerre » du modèle de bibliothèque dominant, le présupposé de la médiathèque selon lequel « tous les supports se valent » est faux : un livre est lu en général une fois, alors qu’un morceau de musique est écouté plusieurs fois. Et croire la médiathèque « hors marché » parce que gratuite est également faux. Il faut en effet distinguer une gratuité publique, une gratuité marchande et la gratuité liée au don. Évoquant à titre d’exemple le débat en cours sur la loi Dadvsi (droit d’auteur et droits voisins dans la société de l’information), il souligne aussi la difficulté à faire exister l’espace public dans le débat public, dès que celui-ci n’est plus seulement institutionnel ou « culturel », mais technique et économique. La clef du changement pour les bibliothèques est aussi dans leur capacité à se faire entendre. Il faudrait peut-être, pour y parvenir, reprendre en France la campagne de l’Ifla « @ your library », pour pouvoir insérer pleinement la bibliothèque dans la société actuelle.

La recherche en bibliothéconomie

Intervenant en dernier dans le tour de table, Sylvie Chevillotte, du service Formist de l’Enssib, présente plusieurs exemples étrangers de démarches possibles concernant la recherche en bibliothéconomie, en « library science », comme autant de pistes pour l’innovation. À Berlin, des étudiants ont ainsi conclu que la science des bibliothèques existait bel et bien (voir l’étude Library science : quo vadis ?). Des tables rondes à l’American Library Association sont consacrées à la recherche bibliothéconomique. Dans plusieurs pays, dont la France, les formations de bibliothécaires incluent un volet de recherche : thèse ou recherche appliquée (stage sur place, correspondant à une demande réelle d’établissement). Aux États-Unis, les bibliothécaires ont un statut universitaire, ils doivent publier. Enfin, en Australie, la méthode de l’« evidence based librarianship », recherche fondée sur des faits, très présente dans les bibliothèques de santé en particulier, fournit un bel exemple de ce pragmatisme qui, par-delà leur diversité d’approche, constituait le fil rouge du débat.

Reprenant la parole pour conclure, Anne-Marie Bertrand souligne que les bibliothèques françaises ont besoin d’un nouveau modèle, accueillant, généreux, inventif, pour conserver (ou trouver) leur place dans le champ documentaire, social et culturel. Les collections et leur profil, les horaires et l’accès, la qualité de l’accueil et du renseignement devraient devenir les nouveaux invariants de ce modèle. Les interventions de la salle ont permis de rappeler à chacun que ces questions sont anciennes, si leurs réponses doivent être nouvelles. On retiendra des échanges la remarque formulée par Dominique Lahary : les bibliothécaires ne sont pas la seule source de légitimité, les acteurs politiques doivent être pleinement intégrés dans notre réflexion. Autant dire que le pragmatisme doit aller de pair avec une réflexion théorique, certes non dogmatique, mais clairement et fermement articulée. Politique, pour tout dire. Quoique.