Littérature de jeunesse, incertaines frontières
colloque de Cerisy-la-Salle
Haut lieu de rencontres littéraires prestigieuses, le centre culturel international de Cerisy-la-Salle a accueilli pour la première fois en juin 2004 un colloque consacré à la littérature de jeunesse. Françoise Bosquet (cofondatrice de l’Art à la page) a réussi à convaincre les maîtres du lieu que ce territoire de la littérature, celui qui ne serait « pas pour les adultes », y avait sa place et avec Isabelle Nières-Chevrel (université de Rennes 2), elle a tiré les sonnettes de l’Institut Charles Perrault et de la Joie par les livres pour concocter le programme d’un colloque dont voici les actes. Si nous pouvons regretter de ne pas avoir la restitution des discussions vraisemblablement favorisées par le « génie des lieux », nous avons matière à réfléchir au travers des 21 interventions qui se sont succédé sur une semaine, voulues comme des jalons pour des rencontres et travaux futurs 1.
Une pluralité d’intervenants (principalement universitaires, mais aussi des auteurs, prescripteurs) mettent le doigt où ça fait mal, du côté de l’enfermement dans une spécificité où l’artistique n’aurait pas finalement de vrai statut, avec pour principale conséquence le risque pour les enfants eux-mêmes de ne pas croiser certaines œuvres au début de leur vie de lecteur. « Incertaines frontières » est un beau titre pour questionner, au début d’un nouveau siècle, le statut du mouvant territoire du livre pour enfant, de sa reconnaissance, de sa relation à l’inévitable « pédagogique » et à la morale, des apports et intrusions de l’art contemporain, entre transmission et invention. Voici quelques entr’aperçus lapidaires d’interventions parfois « pointues » mais toujours accessibles.
Devenir un « ludilecteur »
Plusieurs mises en perspective historiques permettent de resituer les avancées, reculs, changements depuis la vocation originelle de la littérature de jeunesse dont I. Nières-Chevrel rappelle que si des auteurs ont réussi à concilier « projet éducatif et satisfaction fantasmatique », c’est avec Alice et L’île au trésor que l’injonction moralisatrice s’est « dérobée » pour la première fois. Jean Perrot (Paris 13), à partir d’un exemple, approche de façon magistrale le secret d’une œuvre et de l’émotion qu’elle peut provoquer en nous, révélant la trame sous-jacente d’un traumatisme ou d’une blessure narcissique, tout en mettant à plat les multiples étapes de la recherche afin d’arriver à être un « ludilecteur »…
Mathieu Letourneux (Paris 10) éclaire la fonction du roman d’aventure (destiné à l’origine aux publics enfants et adultes, populaires et lettrés) par le franchissement de la frontière entre enfance et âge adulte. Mais du lointain à l’intime, quelles frontières entre garçons et filles ?
Marie Lallouet (Bayard Presse), dans une rétrospective de la presse et de l’édition, interroge le marketing des collections ciblant les filles, redevenues en vogue, problématique d’éditeur et non d’auteur. Denise von Stockar-Bridel (Institut suisse Jeunesse et medias) part des travaux d’Hélène Montardre et d’Anne -Dafflon Novelle pour poser la question du féminisme/féminin devant le constat de dévalorisation des personnages féminins et donc de l’éventuelle responsabilité des auteurs à donner des modèles féminins forts (discrimination positive ?). Mais elle préfère en appeler à la capacité des créatrices pour développer les multiples facettes de la féminité, telles aujourd’hui Marie Desplechin pour le texte ou Béatrice Poncelet pour l’image dont elle conduit ensuite la longue et riche interview, sur le processus de création.
Le contexte de la production ne peut être gommé quand la concentration accrue de la distribution privilégie inévitablement la quantité sur la qualité. Pour parler création, il faut aussi parler économie et le libraire indépendant Jean-Marie Ozanne s’inquiète, preuves à l’appui, des méfaits de la surabondance et de l’exigence faite « à chaque segment de l’édition d’être un centre de profit ».
Bons et mauvais livres
L’Angleterre, grande exportatrice de littérature jeunesse, est l’exemple par lequel Laurence Kiéfé, directrice de collection et traductrice, aborde, à la lumière d’une brève histoire de sa littérature depuis les années 1950, l’évolution de la notion de « bon livre » et des multiples débats qu’elle soulève, de Nesbit à Rowling. Léa Souccar-Lecourvoisier (université de Beyrouth) dresse un état des lieux au Liban, petit pays mosaïque de langues et religions où la culture orale est très vivante (petit rappel bien utile pour ne pas exclure qui ne lit pas) et bien que le livre pour enfant n’ait pas encore de statut, elle présente une « nouvelle collection jubilatoire » introduisant des expressions dialectales (qui peuvent également faire écho à bien d’autres sociologies contemporaines).
Entre censure (avec un rappel historique bienvenu), prescription et prix littéraires, Véronique Soulé (Livres au trésor) insiste sur le manque d’espaces pour la critique, celle des « bons » comme des « mauvais » livres, afin d’aiguiser le regard et d’accompagner davantage les livres qui outrepassent les frontières admises à une époque donnée.
« Ce n’est pas les livres franchement mauvais qui posent problème […] mais la masse des produits qui se ressemblent », précise Françoise Ballanger (Revue des livres pour enfants). Elle propose de distinguer la lecture entre « confort » et « surprise » et souhaite un véritable développement de la recherche pour affiner les outils de la critique.
L’image est aussi devenue une donnée essentielle : Cécile Boulaire (université de Tours) pose la question du « beau » et du « moche » à travers un regard rétrospectif sur l’album au XXe siècle. Sophie Van Der Linden (Institut Charles Perrault) présente à travers une lecture des codes les évolutions graphiques récentes, complétées par une table ronde avec les illustrateurs Philippe Dumas, Daniel Maja, Sara et pour le livre d’artiste, sans autres frontières que celle d’un langage sans âge, Sophie Curtil. Michel Defourny (université de Liège) met en évidence la créativité d’auteurs-illustrateurs de documentaires et Annie Lallement-Renonciat (Paris 7) retrace l’évolution typographique (la mise en image du texte ?).
Mais « peut-on tout dire » ? À cette interrogation, les auteurs répondent selon leur sensibilité, génération, contexte social. Marie-Aude Murail précise : « Dire la vérité mais pas toute, et surtout pas n’importe comment. »
Un certain manque de reconnaissance
Boris Moissard note avec humour le « déficit de prestige » de l’écrivain pour la jeunesse (c’est la collection qui sectorise les publics et non l’auteur) et aborde la question de l’évolution de la langue. Ce manque de reconnaissance fut évoqué lors de la présentation des actes sur France 5 2 (c’est là encore une première, où sont les émissions télévisées sur la littérature de jeunesse ?), mais le fait que les auteurs pour enfants et adolescents ne soient pas médiatisés a apparemment été apprécié par les invités – Jean-Claude Mourlevat, Marie Desplechin, Blachon… – comme une chance, un garant de qualité, évitant de surcroît l’esprit de concurrence au sein du milieu somme toute encore familial du livre pour la jeunesse.
Et les enfants dans tout ça ? Régine Sirota (Paris 5) constate que « l’enfant moderne se construit dans une constellation de regards », qu’il n’est pas dupe, et « qu’il revient à chaque enfant de construire son propre parcours de lecture, dans une trajectoire de plus en plus individualisée et soumise à une multiplicité d’influences contradictoires ».
Influences mais aussi médiations. Celle des enseignants : Annick Lorant-Jolly, professeur de français, présente des formes de médiation propres à l’école, la double mission des BCD et CDI. Celle des bibliothécaires : Viviane Ezratty (bibliothèque de l’Heure joyeuse à Paris) insiste sur la nécessaire conservation répartie des titres non réédités, sur l’art du dialogue pour conseiller un titre, un auteur, sur l’art de la bibliographie, de l’animation et du partenariat. Les bibliothèques sont des lieux d’interactions multiples pour « laisser toute leur chance à des ouvrages originaux, voire déroutants au premier abord même pour les bibliothécaires ».
Peut-on ajouter que les bibliothécaires sont de plus en plus amenés à faire le lien entre littérature de jeunesse et littérature pour adultes grâce aux auteurs qui écrivent pour les uns et pour les autres ? Une nouvelle collection, « Babel J », annoncée pour 2006, proposera aux enfants des titres jusqu’alors « pour adultes » confortant l’idée de frontières élastiques.
Il faut espérer que ce ne sera pas le dernier colloque à Cerisy afin de donner régulièrement la parole à de nouvelles générations d’acteurs du livre pour enfants. Il reste à en découvrir les premiers actes beaucoup plus riches que cette présentation, et dont la couverture est, de plus, illustrée par Paul Cox.