L'édition électronique
Vers de nouveaux modes de valorisation de la recherche
Philippe Montbarbon
La première journée du séminaire intitulé « Communication scientifique et valorisation de la recherche à l’heure d’Internet » organisé par l’Urfist de Tou-louse et le SCD de Toulouse 1, le 21 octobre 2005, avait pour objectif d’analyser les transformations de la recherche et de l’édition induites par le support numérique.
Yves Duthen, professeur d’informatique à l’université de Toulouse 1, a introduit la journée en soulignant qu’Internet en est encore à la préhistoire, même si les projets de campus numériques, d’universités numériques thématiques, d’environnement numérique de travail, d’université numérique en région, avancent peu à peu.
Les revues scientifiques
Béatrice Milard, maître de conférences en sociologie à l’université de Toulouse 2, retrace l’évolution de la presse scientifique depuis le début du XVIIe siècle (5 revues) jusqu’à aujourd’hui (100 000 revues), l’apparition d’un nouveau groupe professionnel, les scientifiques, la transformation du régime de la preuve, l’effacement de l’éditeur au profit de l’auteur. Les publications scientifiques ont entraîné la standardisation du mode de présentation des résultats de la recherche, participant au processus de légitimation des savoirs, d’organisation de la sphère scientifique en spécialités et en disciplines. Elle décrit ensuite la publication « au quotidien » de leurs articles par une vingtaine de chimistes toulousains pour qui les instructions des revues sont vécues comme des routines : publication en anglais, mise en forme connue d’avance et fonction de la revue, réduction inévitable de l’article, division du travail entre chercheurs. La publication électronique permet notamment la prépublication en ligne des articles.
Pour Ghislaine Chartron, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Ursidoc-Lyon et à l’INRP, l’édition électronique modifie le marché, mais de façon différente selon qu’il s’agit de sciences humaines ou de sciences « dures », selon le type d’éditeur, les disciplines, les pays. Le producteur de savoir devient diffuseur (par exemple les cours en ligne) ; le diffuseur devient producteur (par exemple les bibliothèques). Quoi qu’il en soit, le numérique progresse inexorablement : les grands groupes internationaux effectuent les investissements nécessaires et de nouveaux éditeurs voient le jour. Mais les contenus en ligne sont très variables (accès libre total, accès libre aux derniers numéros, accès payant…). Leur acquisition par les bibliothèques est complexe (directe, via un consortium, viaagrégateur, gratuité…).
Marie-Dominique Heusse, directrice du service commun de la documentation (SCD) de l’université de Toulouse 1, rend compte d’une étude de la Commission européenne consacrée au marché des publications scientifiques en Europe, marché atypique où les chercheurs ne sont pas rémunérés pour leurs articles, les revues bénéficient d’un financement public tout en étant payées par les bibliothèques, les chercheurs sont à la fois producteurs et consommateurs des revues. Les revues électroniques se développent depuis 1995 avec certaines caractéristiques : l’auteur peut payer pour être publié ; l’accès gratuit s’accroît ; les grands éditeurs sont plus ouverts en matière de prépublication et postpublication et lancent de nouvelles revues ; les prix augmentent, mais moins vite que pendant la décennie précédente ; les éditeurs commerciaux sont plus chers ; les revues des éditeurs non commerciaux sont davantage citées, etc.
Les archives ouvertes
Gabriel Gallezot, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Urfist de Nice, décrit le développement des archives ouvertes depuis 1991. Ces réservoirs d’articles présentés dans leurs différentes versions étaient au nombre de 31 en France en septembre 2005 contre 19 en décembre 2004. Ils contiennent de 10 à 30 000 documents, depuis la simple notice bibliographique jusqu’au rapport. Les documents des archives ouvertes, plus visibles, sont plus cités que les autres.
Jacques Hellemans, de la bibliothèque de sciences humaines de l’université libre de Bruxelles, présente Nereus (Network Economics Resources for European Scholars). Ce consortium de 14 bibliothèques universitaires européennes riches en documentation économique (pour la France, la bibliothèque de la Fondation nationale des sciences politiques) offre un portail des publications dans ce domaine, depuis les Working papers jusqu’aux articles publiés, aux catalogues des bibliothèques membres, aux sites Internet vérifiés et aux ressources statistiques. Le service clé en est Economists Online *, qui propose l’accès en ligne à la production complète de 500 économistes universitaires.
Le rôle de l’éditeur
Hervé Le Crosnier, maître de conférences à l’université de Caen, s’en prend au mythe de la CITATION« désintermédiation »/CITATION selon lequel Internet rendrait l’éditeur inutile. Or son travail matériel est indispensable, tout comme le comité rédactionnel de contrôle par les pairs. La nécessité de dater la paternité des recherches, la conservation par les bibliothèques et le besoin de versions stables, associés aux publications imprimées sur papier, doivent être retrouvés dans l’édition électronique avec les avantages du multimédia et de la large diffusion qu’elle permet. Internet rend nécessaire et possible l’évolution des presses universitaires et du (des) système(s) d’évaluation de la recherche.
Dominique Roux, directeur technique des Presses universitaires de Caen, décrit les aménagements de la chaîne éditoriale provoqués par l’intégration du numérique, du secrétariat de rédaction à la diffusion. La base reste le métier d’éditeur et l’objectif à moyen terme est de créer des espaces de diffusion numériques ayant la même légitimité que le papier.
Facteur d’impact et validation scientifique
Manuel Durand-Barthez, conservateur au SCD de l’uni-versité de Toulouse 3, rappelle l’importance pour un chercheur de voir ses travaux fréquemment cités dans des revues à fort facteur d’impact. L’Institute for Scientific Information de Philadelphie publie le Journal Citation Report qui définit le facteur d’impact des revues ainsi que le Science Citation Index et le Social Science Citation Index pour l’évaluation des auteurs. Ces publications dont l’influence reste prépondérante sont critiquées. Des nouvelles bases voient le jour tant pour l’évaluation des sources (celle élaborée par le département Sciences humaines du CNRS) que pour celle des auteurs (Citebase pour les sciences exactes et appliquées). Google Scholar, dernière née des sources de citations, est aussi la moins rigoureuse.
Alternative au modèle américain dominant, un index européen des citations est en projet pour les seules sciences humaines, comme l’a expliqué Monique van Donzel de la Fondation européenne pour la science. Initié en 2005, le projet Erih (European Reference Index for the Humanities) a pour objectif de compiler une liste catégorisée de revues de référence dans les sciences humaines afin de développer des outils bibliométriques, et doit être finalisé en 2007. Quinze disciplines sont concernées, faisant chacune l’objet d’une liste unique incluant trois catégories de revues : les publications internationales de haut rang, les publications internationales standard et les publications à portée locale importante. La principale difficulté à surmonter est de faire accepter les listes de revues par la communauté scientifique.
Viviane Couzinet, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Toulouse 3, situe le rôle des revues dans l’évaluation en prenant pour exemple sa propre discipline qui, récente, doit constamment démontrer son utilité. Le problème de la légitimité existe quel que soit le support – l’évaluation anonyme par les pairs offre les meilleures garanties – mais la facilité de publier en ligne peut être trompeuse. L’on peut aujourd’hui s’interroger sur la prise en compte de l’article publié dans une revue électronique par le Conseil national des universités, chargé d’évaluer les chercheurs. À l’inverse, les jeunes chercheurs peuvent ne rechercher leurs références que sur Internet, en négligeant le fait que certaines ne sont pas validées et que d’autres en sont absentes.
Donald Braben, professeur au University College de Londres et à la Queen’s University de Belfast, s’interroge enfin sur la recherche fondamentale et sur la difficulté croissante à la financer et à la mener. Elle devrait au contraire être encouragée et financée, des agences nationales devraient lui être consacrées.
Au-delà de la problématique de l’édition électronique, cette journée a permis de faire le point sur les problèmes soulevés par la publication par les chercheurs de leurs travaux. Les transformations induites par le support numérique sont variables suivant les pays, les disciplines, la nature des éditeurs mais ont toujours lieu à un rythme rapide. Elles remettent moins en cause le travail éditorial que les procédures d’évaluation de la connaissance. Si l’hégémonie américaine dans le domaine apparaît manifeste, des réactions nationales et surtout européennes à cette situation existent.