Les bibliothèques pour enfants entre 1945 et 1975

modèles et modélisation d'une culture pour l'enfance

par Viviane Ezratty

Hélène Weis

préface de Martine Poulain. Paris : Éd. du Cercle de la Librairie, 2005. – 426 p. ; 24 cm. – (Bibliothèques). ISBN 2-7654-0898-X : 42 €

Le Cercle de la librairie a eu l’heureuse initiative de publier la remarquable thèse qu’Hélène Weis a soutenue en 2003, comblant ainsi un vide éditorial en ce qui concerne les bibliothèques pour la jeunesse et plus particulièrement leur histoire. Cette thèse en sociologie, sous la direction de Martine Poulain, est à la croisée de plusieurs disciplines – sociologie culturelle, sciences de l’éducation, bibliothéconomie, histoire culturelle.

Hélène Weis a conservé le plan initial et, malgré une présentation plus synthétique, n’a pas sacrifié la richesse des références, témoin de son exceptionnel travail de recherche.

Une période charnière

Cette étude porte sur la période 1945-1975, mais, pour comprendre cette époque, Hélène Weis a dû plonger dans les origines des bibliothèques françaises pour enfants, tout particulièrement celles de l’Heure joyeuse, créée en 1924. Elle constate combien a été fondateur le rôle des premières bibliothécaires de l’Heure joyeuse, Claire Huchet, Marguerite Gruny et Mathilde Leriche. Cela l’a amenée à poser la question de l’importance du « modèle » proposé alors et qui, paradoxalement, est très tôt largement reconnu sur le plan théorique, mais relativement peu souvent appliqué tant le développement des bibliothèques pour la jeunesse est faible avant 1975. D’un modèle à l’autre, de celui de l’Heure joyeuse à celui de la Joie par les livres – autre création marquante, qui fête cette année ses quarante ans –, c’est ce « passage » qui a motivé son choix d’étudier cette période charnière. Si elle s’est penchée aussi bien sur le mythe que sur la réalité de ces deux modèles qui se sont succédé avec continuités et ruptures, Hélène Weis a étudié, au-delà de l’institution, l’évolution de la conception de l’enfance et des modèles pédagogiques de l’époque.

Du « coin enfants » au service autonome

La première partie de son travail pose donc cette question du « modèle », en explorant les différents types d’institutions et leur évolution. Faute de sources publiées, il lui a fallu préalablement effectuer un énorme travail de repérage, de dépouillement d’enquêtes jusque-là inexploitées, pour identifier bibliothèques pour enfants, bibliothèques scolaires, centres de documentation et bibliothèques associatives – bibliothèques d’entreprises, de la Ligue de l’enseignement ou Bibliothèques pour tous.

Après l’ouverture de l’Heure joyeuse, on compte seulement 25 bibliothèques jeunesse avant-guerre, 207 entre 1945 et 1975. Hélène Weis dresse une typologie de ce qui est alors proposé aux jeunes, des coins enfants aux services complets séparés du secteur adulte, dans le même bâtiment ou non. On assiste alors au développement de réseaux urbains et d’une offre rurale grâce aux bibliothèques centrales de prêt qui se développent après 1945.

Elle recense également 45 799 bibliothèques scolaires en 1947 sur 709 935 écoles et étudie la relation entre bibliothèques et écoles. Contrairement aux idées reçues, les conceptions défendues par ces deux institutions ne sont pas si éloignées.

Elle explore ensuite le réseau associatif en montrant l’importance de l’action encore insuffisamment reconnue de l’éducation populaire et de ses militants dans la continuité des principes des premières bibliothécaires de l’Heure joyeuse qui favorisaient les méthodes actives, la notion de culture personnelle et de choix libre pour le jeune lecteur. Quels que soient le type de bibliothèque, les tutelles administratives et le lieu d’implantation, leurs animateurs se sont accordés dès le départ sur une même conception de l’enfance. Ils se sont retrouvés dans les mêmes instances comme le CRILJ (Centre de recherche et d’information en littérature pour la jeunesse), créé en 1963, réunissant des « militants » d’horizons très variés. Est rappelée l’importance de quelques grandes figures de ces années comme Henri Wallon, Raoul Dubois, Janine et Jean-Marie -Despinette, Paule Copin, Hélène Gratiot-Alphandéry, Germaine Finifter et bien d’autres issus d’univers professionnels et politiques très divers.

La mise en valeur des collections

La deuxième partie s’intitule « Vers un paysage culturel de l’enfance : quel modèle pédagogique ? ». Cette question est traitée à travers l’étude des politiques d’acquisition et des critères définis par les différents acteurs de la lecture : on passe ainsi des principes, hérités de l’Heure joyeuse, d’une sélection très affirmée, à – assez tardivement – un modèle où on prend différemment en compte les demandes du jeune public. Les discours des prescripteurs, les classements, l’analyse d’une offre qui s’avère plus diversifiée qu’on ne le pense généralement, sont analysés. Si les journaux sont très controversés – ce qui conduira à la loi de 1949 sur les publications pour la jeunesse – les contes, d’abord défendus, feront les frais de la méfiance des pédagogues envers le merveilleux. On assiste également à une évolution du discours esthétique et pédagogique dans une vision moins protectrice de l’enfance (cf. les débats autour des albums d’Harlin Quist et de François Ruy-Vidal).

L’heure du conte, au centre des activités des bibliothèques jeunesse, fait l’objet d’un chapitre complet avant que ne soit abordée plus largement la question de l’animation dont les objectifs et l’offre changent nettement après mai 1968. La Joie par les livres, très dynamique en ce domaine, recentre alors ses propres activités pour privilégier le contact hors de la bibliothèque avec les non-lecteurs et prendre en compte le rajeunissement du lectorat. On réalise combien c’est la mise en valeur des collections qui aura fait l’originalité des bibliothèques pour enfants – et cela dès l’origine – plus encore que l’aménagement des locaux ou le choix des collections.

Des idées reçues battues en brèche

La troisième partie étudie la représentation de l’enfant « idéal » dans la littérature pour la jeunesse « prescrite ». Cet enfant est-il le même que l’enfant rêvé par les bibliothécaires ? Trouve-t-on les ouvrages correspondant à leur vision pédagogique de l’enfance ? Il faut noter le tournant des années 1970 avec la thèse de Neil Postman qui annonce la disparition de l’enfance. Enfin, Hélène Weis constate que les ouvrages publiés avant 1960, à part quelques exceptions comme les albums du Père Castor, ne sont déjà plus disponibles après 1970, ce qui ne peut qu’accentuer la rupture entre les deux périodes. Son étude compare les sélections proposées par l’Heure joyeuse, la Joie par les livres et la critique Natha Caputo, les ouvrages récompensés par des prix ou remarqués par les critiques et propose un parcours dans les thématiques et genres qui prédomineront tour à tour.

En conclusion, Hélène Weis revient sur nombre d’idées reçues concernant cette période et celle qui l’a précédée. L’ouvrage, écrit dans un style très vivant, sera lu avec profit par les bibliothécaires – une agréable manière de (re)découvrir les racines de cette activité professionnelle – et par ceux qui s’intéressent à l’histoire des institutions culturelles ainsi qu’au monde de l’enfance et du livre. Il faut espérer que cette remarquable et dynamique étude suscitera des travaux complémentaires, en exploitant d’autres sources locales et en prolongeant l’étude à la période postérieure à 1975.