Lire ensemble, vivre ensemble
Juliette Doury-Bonnet
La Bibliothèque publique d’information (BPI) a organisé le 19 septembre dernier une journée d’étude sur le thème des bibliothèques et de la laïcité, « Lire ensemble, vivre ensemble », qui s’inscrivait dans le cadre du programme interministériel de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les autres formes d’intolérance et d’exclusion. Son directeur, Gérald Grunberg, établit un parallèle entre la loi de 1905 sur la laïcité et la création de l’Association des bibliothécaires français (ABF) en 1906 : « C’est plus qu’une coïncidence », affirma-t-il. Il replaça la journée dans le contexte de son établissement : la BPI n’a pas été épargnée par les actes antisémites. « Corollaire de l’accès libre, cette porosité, positive et nécessaire, est synonyme de fragilité. »
La singularité de l’espace bibliothèque
Benoît Yvert, directeur du livre et de la lecture, insista sur les missions de la bibliothèque publique, « pilier complémentaire de notre École », dans la démocratie. Il appela les bibliothécaires à un « combat pacifique et civique » : « Les bibliothèques ne sont plus des sanctuaires : il faut rester mobilisés. »
Régis Debray, revendiquant un « regard inexpert », avança trois raisons pour expliquer sa perplexité face au concept de laïcité appliqué à la bibliothèque publique.
« Un espace de laïcité est toujours un espace dramatisé, sanctuarisé, qui vit sous le régime de la séparation. » Or le statut de la bibliothèque est hybride : une bibliothèque publique est et se réclame « poreuse ». Espace de convivialité, exposée à la concurrence privée, elle ne peut être le reflet de son environnement pour rester laïque.
D’autre part, « un espace de laïcité a son autonomie ; or la bibliothèque est soumise à la tutelle des élus qui peuvent être tentés de l’instrumentaliser, comme à Orange ». « Une loi serait peut-être nécessaire. »
Pluralité de l’offre documentaire
Enfin, sur la question du pluralisme, comment et jusqu’où la bibliothèque doit-elle être ouverte à tous ? La tradition française s’inscrit plutôt dans la logique de l’offre que dans la logique de la demande, constata Régis Debray. « La “sagesse du bibliothécaire 1” intervient pour trouver le bon équilibre entre l’offre et la demande, pour trier entre ce qu’on met en accès direct ou en réserve. »
Gilles Éboli, président de l’ABF, rappela que des textes, émanant de l’Unesco, de l’Ifla ou de l’ABF, existent pour guider les bibliothécaires 2, même s’il y a des écarts entre les accords théoriques et leur mise en œuvre.
Pour Anne-Marie Bertrand, directrice de l’Enssib, la bibliothèque est par essence laïque car elle est le lieu de la pluralité des livres – dont parle Robert Damien, par opposition au Livre. La laïcité est un prétexte pour ne pas parler des sujets qui dérangent : en France, le sexe, la religion et la politique. Anne-Marie Bertrand compara le point de vue français avec ce qui se passe aux États-Unis où tous les livres ont leur place, car il faut représenter toutes les opinions – même si cette tolérance est aujourd’hui discutée. Si le guide de l’ABF Acquisitions et bibliothèques de service public (1998) valorise le pluralisme, il l’encadre aussi : « La bibliothèque n’est pas un instrument de propagande. »
La bibliothèque, lieu d’intégration ou de confrontation des identités ?
En l’absence d’expériences nouvelles – l’action de bibliothèques telles que Bobigny ou Melville à Paris est bien connue –, trois grands équipements, où le brassage des publics est manifeste, avaient été retenus pour illustrer le thème de la journée : la médiathèque de la Cité des sciences et de l’industrie, la BPI et la nouvelle bibliothèque de l’Alcazar à Marseille.
Christophe Evans (BPI) définit la bibliothèque publique comme « une arène symbolique qui produit une forme de sociabilité particulière ». Elle « organise le rassemblement de gens qui se tournent le dos : une société d’individus. C’est une matrice de socialisation qui permet aussi de se construire, de se produire socialement et culturellement. »
« » selon son architecte – « » selon certains détracteurs –, la bibliothèque de l’Alcazar avait parmi ses priorités d’ouvrir au public le plus large possible. L’architecte Jean-Romain Girodet exposa les principes mis en œuvre dans le projet : visibilité, attractivité, communication avec la ville. François Larbre présenta l’établissement qu’il dirige comme un « », un « espace d’intégration » que toutes les communautés se sont approprié et dans lequel elles ont envie d’être reconnues. Mais il ne fit pas mystère d’un système de sécurité assez lourd (quinze personnes, des pompiers aux médiateurs).
Bernard Bachmann (médiathèque de la Cité des sciences) a souligné les détournements d’usage qui remettent en cause les valeurs du vivre ensemble prônées par la bibliothèque (silence relatif, accès sans entrave à l’offre documentaire). Parmi les usagers, certains « flâneurs non documentaires » transforment l’espace public en espace privé et provoquent des conflits. « Il manque un maillon dans la chaîne de transmission des savoirs », d’où « la mise en place d’une stratégie d’accompagnement » : le renforcement de la médiation par les bibliothécaires et du gardiennage par le personnel de sécurité.
Car « ouvert à tous ne veut pas dire dérégulé : le garant des lieux doit afficher la règle ». Christophe Evans cita le politologue Sebastian Roché qui propose une autre vision de la sécurité, une « société d’hospitalité » où l’accueil de tous va de pair avec l’adhésion aux règles communes.