Usages des bibliothèques

approche sociologique et méthodologie d'enquête

par Christophe Evans

Claude Poissenot

Sophie Ranjard

préf. de Martine Poulain.
Villeurbanne : Presses de l’Enssib, 2005. – 350 p. ; 24 cm. – (Les Cahiers de l’Enssib ; 2).
ISBN 2-910227-56-1 : 38 €

Sur le papier, l’idée qui consiste à proposer un manuel de méthodologie de l’enquête de public sur le terrain des bibliothèques ou des centres de documentation est une bonne idée. Mais comme le dit bien le titre du livre, et comme le rappelle Martine Poulain dans sa préface, Usages des bibliothèques « est bien plus qu’un ouvrage sur la méthodologie des enquêtes auprès des publics ». Et pour cause, puisque l’objectif clairement annoncé en introduction par les auteurs 1 consiste ni plus ni moins à asseoir une discipline : la sociologie des bibliothèques.

Un simple catalogue d’outils

Je n’irai bien sûr pas jusqu’à dire que cette seconde idée est mauvaise en soi, mais, à la lecture du livre, et surtout en anticipant l’usage que l’on peut faire des préceptes théoriques qui y sont exposés, j’ai quelques doutes sur le résultat. Soyons clairs, le principe qui consiste à partir d’une analyse objective préalable des phénomènes à étudier (qu’il s’agisse de la fréquentation des médiathèques ou des usages en leur sein), plutôt que des techniques d’enquête elles-mêmes (ce qui arrive trop souvent quand les méthodes l’emportent sur la méthodologie…), est pleinement justifié.

Mais il se trouve que les analyses ne sont pas toujours convaincantes, à mon sens, dans l’ouvrage qui nous concerne. Du coup, l’aspect sans doute le plus intéressant du livre, à savoir l’aspect méthodologique, se trouve considérablement limité, au point de fonctionner parfois comme un simple catalogue qui passe en revue principes et outils.

De nombreux points sont ainsi présentés de manière trop rapide, sans faire l’objet d’approfondissements, pourtant nécessaires quand on prétend s’adresser « aux responsables de services, mais aussi aux élèves et aux étudiants ». Ce qui concerne, par exemple, les différences entre méthodes qualitatives et quantitatives mériterait plus de développements, de même que la question cruciale des plans de sondage ou celle des marges d’erreur dans la production et l’interprétation des pourcentages de réponses dans les enquêtes par questionnaire. La technique des « focus groups », ou « groupes de discussion », fort répandue outre-Atlantique et dont on commence à entendre parler en France sur le terrain des bibliothèques, mériterait elle aussi une présentation plus détaillée et moins négative. Enfin, bon nombre de techniques d’analyse statistique sont trop succinctement traitées alors qu’elles sont d’un usage extrêmement délicat pour les non-spécialistes : je pense notamment aux paramètres de tendance centrale, aux pourcentages à l’écart maximum ou aux analyses factorielles…

Des propositions théoriques sujettes à discussion

Il faut dire toutefois que le panorama méthodologique est assez riche et que de nombreuses citations tirées de revues anglo-saxonnes spécialisées dans les sciences de la documentation et de la bibliothéconomie viennent compléter utilement le tableau. L’ouvrage propose par ailleurs à certaines reprises un cadre opérationnel tout à fait pertinent : c’est le cas par exemple avec le découpage progressif « constat/hypothèse/question à poser dans le questionnaire » présenté pages 201-202, ou encore avec cette idée toute simple mais très efficace qui consiste à injecter des extraits issus d’entretiens qualitatifs dans un questionnaire pour les tester sur le mode « On nous a dit que… Qu’en pensez-vous ? » (p. 204).

Je dois dire, malgré tout, que la formulation de certaines idées, notamment dans les parties les plus théoriques et les moins opérationnelles, m’a parfois laissé perplexe. Donnons quelques exemples : « Dans la causalité externe, nous nous obligerons à partir de l’environnement externe lié à l’appartenance à un groupe social, en se rapprochant de la manière dont cela entre dans le rapport à ce qui est proposé » (p. 65). Ou encore, parlant des usagers : « Dans la bibliothèque, ils n’ont rien d’autre à être qu’eux-mêmes, celui qu’ils ont choisi d’être ou qui est en train de le devenir » (p. 266).

Enfin, comme je l’ai déjà dit, une partie des propositions théoriques me paraît sujette à discussion, ce qui peut poser problème dans le cas d’un manuel d’initiation : « Chaque type d’approche sociologique offre son propre éclairage permettant de rendre compte de la réalité des publics dans la diversité des dimensions qui la composent. Nous donnerons ici la priorité à la réalité étudiée sur le point de vue avec lequel on l’étudie » (p. 18). Tout à fait d’accord avec la première proposition, je vois mal comment elle peut tenir avec la seconde (il existerait une réalité réelle en dehors de toute observation ?).

Un certain manque de nuance

Certaines positions, par leur aspect tranché et leur manque de nuance, posent question. Par exemple, lorsque les auteurs analysent les indicateurs de fréquentation des bibliothèques, ils écrivent : « Certains peuvent regretter la “dérive libérale”, la domination de la “loi de l’audimat” au nom d’une conception de la vie sociale qu’ils voudraient moins soumise à l’économie. Reste que, depuis une vingtaine d’années, la pensée libérale domine non seulement l’esprit de ceux qui nous gouvernent mais aussi celui de la plupart de nos concitoyens. Ceux-ci (et leurs représentants) sont également soucieux de la “bonne administration” de la dépense publique et cherchent la meilleure efficacité aux services publics. Dans ces conditions, il paraît difficile de faire comme si n’existait aucune attente sur l’ampleur de la fréquentation des bibliothèques publiques » (p. 45).

Ailleurs encore : « Une enquête sur la fréquentation des bibliothèques publiques en Nouvelle-Zélande montre que la propension à fréquenter cet équipement est maximale chez les 65 ans et plus. C’est donc le résultat strictement inverse de celui constaté dans l’enquête Pratiques culturelles des Français. Sauf à considérer que les rapports de génération et l’effet d’âge sont inversés en France et en Nouvelle-Zélande, nous sommes fortement incités à attribuer aux bibliothèques elles-mêmes cette différence dans la structure de la fréquentation dont elles font l’objet » (p. 68). C’est peut-être aller vite en besogne que de conclure de la sorte (comme s’il n’y avait pas d’autres facteurs macro-sociologiques et sociologiques en plus des causes internes…).

On peut regretter, pour terminer, que la partie « exercices pratiques » n’ait pas été plus étoffée. Il y avait là sans doute matière à articuler théorie et pratique d’une manière efficace et vivante. L’ouvrage, pour résumer, est donc à compléter, à mon avis, avec d’autres manuels de méthodologie d’enquêtes ; et sur ce point, il me semble que l’on manque de pistes dans la bibliographie présentée en fin d’ouvrage, de la même façon que la courte liste des logiciels de traitement d’enquête présentée page 335 est limitée à sa plus simple expression : pourquoi, par exemple, ne pas faire figurer d’autres logiciels accessibles aux particuliers ou aux « institutions non spécialisées », tels que le logiciel libre « Tri deux » mis au point par Philippe Cibois et disponible sur son site personnel 2 ?

Au final, quand on constate l’intérêt parfois limité à décortiquer et couper les cheveux en quatre, sinon plus, on peut se demander s’il est vraiment utile de (re)fonder une discipline spécifique telle que la « sociologie des bibliothèques » ? Pour ma part, j’aurais plutôt parlé d’une « sociologie des publics des bibliothèques ou médiathèques ». Il y a bientôt vingt ans, Jean-François Barbier-Bouvet me paraissait plus percutant et moins autocentré quand il prétendait inscrire sa réflexion dans le cadre d’une sociologie « de la rencontre entre l’offre et l’appropriation de biens et de services culturels au sein d’espaces publics » 3.

  1. (retour)↑  Un sociologue, Claude Poissenot, maître de conférences à l’IUT Information-Communication de l’université de Nancy II et une chargée d’études, Sophie Ranjard, directrice associée du cabinet Kynos, concepteur du logiciel de traitement d’enquête Modalisa.
  2. (retour)↑  http://perso.wanadoo.fr/cibois/SitePhCibois.htm#Chargement
  3. (retour)↑  Jean-François Barbier-Bouvet, Martine Poulain, Publics à l’œuvre : Pratiques culturelles à la bibliothèque publique d’information, La Documentation française, 1986.