L'illettrisme entre actions et réflexions
Juliette Doury-Bonnet
Le 10 mai dernier, la Bibliothèque Buffon a accueilli une journée d’étude sur l’illettrisme, organisée par l’ABF Île-de-France. Annick Guinery (Bibliothèque municipale de Choisy-le-Roi) justifia le choix de ce thème par le rôle de lien social que revendiquent les bibliothèques et par leur souci de toucher les publics en difficulté qui les fréquentent peu ou pas. Même si elle reconnut que le sujet pouvait apparaître comme « galvaudé » aux yeux de certains.
Jean-Claude Utard (Ville de Paris) rappela le contexte de l’apparition du terme d’illettrisme, dans les années 1980 1, dans la mouvance d’ATD Quart Monde. Il souleva quatre questions : la définition de la notion (celle de l’Unesco est différente de celle de Jean Foucambert et de l’INRP) ; le dénombrement des illettrés ; la représentation sociale et médiatique d’un phénomène qui remet en cause l’action de l’école et interpelle les bibliothèques confrontées à des populations qui ne maîtrisent pas la lecture ; les remèdes et les actions de prévention.
Dans sa communication, « Quand l’illettrisme fabrique des illettrés », le sociologue Claude Poissenot (IUT Nancy II) montra que « les discours fabriquent des représentations agissant sur ceux qui font l’objet de ces discours ». Il s’est interrogé sur la construction du discours sur l’illettrisme, à partir de l’enquête de François Furet et Jacques Ozouf sur l’alphabétisation de la France, parue en 1977 2. Il a proposé plusieurs pistes.
Tout d’abord, il a remarqué qu’on avait changé de définition. Lire, ce n’est plus seulement oraliser un texte, c’est le comprendre ; écrire, ce n’est plus savoir recopier pour signer un registre de mariage, c’est savoir rédiger. « On peut alors fabriquer 70 % d’illettrés. »
De plus, à cause du marché du travail, les exigences ont augmenté par rapport aux compétences. L’illettrisme naît de cet écart.
Enfin, appuyé sur des « “cas frappants”, témoignages éloquents de la souffrance des illettrés », un « problème social », stigmatisé par Bernard Lahire 3, a émergé, suscitant l’indignation des élites (hommes politiques de tous bords, journalistes, etc.), au nom de valeurs supérieures, telles que l’ordre social, la démocratie, le lien social, la citoyenneté.
Succédant à « échec scolaire », le mot « illettrisme » a fait une entrée récente dans le système scolaire. Nicole Wells (IUFM de Créteil) proposa un état des lieux et pointa les contradictions du système mis en place par l’Éducation nationale. Les programmes 2003 comportaient un Plan d’action contre l’illettrisme qui proposait cinq mesures « hétéroclites, sans unité de vue ». Et l’on observe dans ceux de 2002 une hésitation selon les cycles entre l’accent mis sur l’apprentissage technique de la lecture et l’insistance sur l’entrée dans la littérature, d’où la tentation sur le terrain de revenir à des méthodes « qui ont fait leurs preuves » et de réserver la littérature à des organismes culturels.
Khaled Abichou a décrit le dispositif national de lutte contre l’illettrisme, notant au passage que l’on parlait désormais plutôt de « situation d’illettrisme », afin de mettre l’accent sur l’interaction avec l’environnement. L’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme a pris le relais du Groupe permanent de lutte contre l’illettrisme (GPLI) en 2000. Elle privilégie la prévention, qui s’appuie sur l’école et le périscolaire. Ses axes prioritaires sont l’identification du phénomène (en le quantifiant par des statistiques) et la mobilisation des entreprises pour favoriser la formation de base. La principale interrogation concerne les exigences du monde économique.
Cécile de Laubier, animatrice de bibliothèque de rue d’ATD Quart Monde à Paris, a insisté sur la difficulté que certains enfants rencontrent pour s’inscrire à la bibliothèque municipale : peur de l’institution, peur d’être « fichés », honte de l’illettrisme de leurs parents, sensation que « le livre, cela ne les concerne pas, puisqu’il n’y en a pas à la maison ».
La journée s’est achevée par une table ronde où furent exposés outils et expériences de terrain : fonds départemental sur l’écrit, le livre et la lecture à Boissy-Saint-Léger ; ateliers de lecture à haute voix dans les collèges, animés par un comédien professionnel, à Sannois ; expérience de médiation dans le réseau des bibliothèques parisiennes, interrompue à la fin des contrats emplois-jeunes… Le débat qui a suivi entre les intervenants et le public a mis l’accent sur la difficulté à pérenniser les projets et sur le dédale des financements.