Le contrôle de la parole
l'édition sans éditeurs, suite
André Schiffrin
Paris : La Fabrique éd., 2005. – 91 p. ; 20 cm.
ISBN 2-913372-35-X : 12 €
Ce court mais dense texte reprend et amplifie certaines analyses développées dans L’édition sans éditeurs, paru chez le même éditeur, et qui avait eu, lors de sa traduction française en 1999, un certain retentissement.
État des lieux de l’édition et de la librairie
André Schiffrin – fils du fondateur de la « Pléiade », Jacques Schiffrin, qui a dû émigrer aux États-Unis en 1941 – avait, au long de cet ouvrage, décrit sa carrière d’éditeur, et la violence avec laquelle les milieux éditoriaux américains ont accueilli d’abord et épousé ensuite les stratégies financières de l’entreprise industrielle. Il se terminait, pour notre continent, sur une note d’optimisme : « La bataille n’est pas complètement perdue.[…] L’affaire n’est pas réglée en Europe où certaines forces archaïques comme l’esprit de clocher et le nationalisme, si éloignées de l’idéal démocratique, peuvent être d’utiles alliées. Dans les décisions de la Commission européenne, dans les débats parlementaires, dans les conférences éditoriales de chaque maison d’édition, mais par-dessus tout, dans l’esprit de la population, le combat continue.[…] Le résultat est de la plus grande importance, car les enjeux nous concernent tous. »
Après un an passé en France (en 2003), André Schiffrin a pu approcher le milieu éditorial français, et vivre de l’intérieur les soubresauts très rapides qui l’ont secoué : la vente d’Éditis (ex-Vivendi) à Hachette, la décision de la Commission européenne, la revente d’une partie d’Éditis à de Wendel, le rachat du Seuil par La Martinière, et le départ de Claude Cherki. C’est l’objet de la première partie du livre. Mais tout cela, nul ne l’ignore.
L’état des lieux de la librairie et de l’édition en Grande-Bretagne et aux États-Unis nous est à la fois plus lointain et terriblement proche. Les pratiques de certaines chaînes de librairies face aux éditeurs ressemblent aux pratiques dites des marges arrière de nos hypermarchés. La presse professionnelle en a assez abondamment rendu compte.
La docilité de la presse française
L’intérêt essentiel de l’ouvrage réside dans son titre même, et dans la position très particulière des médias. La presse écrite, en particulier, et y compris en France, n’a pas fait montre de beaucoup de souci d’investigation quand ses intérêts – fussent-ils indirects – sont en jeu. Pour le moins, Serge Dassault, en rachetant la Socpresse a eu le mérite de la franchise. Cette docilité s’accompagne d’un conformisme intellectuel français qu’à force de penser le connaître, on finirait par oublier. Sartre, Aron, Foucault, Derrida sont morts. D’autres surgiront ; pour le moment, nous devons faire avec ce que nous avons. Cette pensée un peu molle (ou tiède), mâchée par la presse écrite – même la meilleure – est souvent liée aux grands groupes industriels ou financiers qui ont pris le contrôle de l’édition. Ainsi la boucle est bouclée.
André Schiffrin termine son ouvrage sur quelques pistes qui, sans doute, frôlent l’utopie la plus échevelée. Il n’empêche : depuis le numéro 6 de la revue Esprit de juin 2003 1, le numéro 37 de la revue Mouvements 2, les divers ouvrages sur la mondialisation, l’économie de la culture et la diversité culturelle, on perçoit qu’une autre forme d’économie « de l’intelligence » est possible. Que le public existe ou l’attend : bref, que l’idée même de la politique de l’offre culturelle n’est pas morte. Mais ce qui nous attend, c’est la mise en pratique concrète de ces pistes. Il ne nous appartient pas de savoir si l’heure d’une commission interprofessionnelle de type « Pingaud-Barreau bis » est venue, si elle est souhaitable, dans sa forme ou dans son esprit d’alors : les circonstances, économiques et géographiques, ne sont évidemment pas les mêmes.
Il n’empêche que l’ouvrage d’André Schiffrin pose en 90 pages le constat d’une édition regroupée et mondialisée, pressent – ce qui finalement vient d’arriver – la concentration de la librairie et nous alerte sur la position de la presse, traditionnellement moins connue des bibliothécaires. En quelques lignes, il trace une alternative qui mériterait d’être étudiée.