Cause commune
l'information entre bien commun et propriété
Philippe Aigrain
ISBN 2-213-62305-8 : 18 €
Philippe Aigrain, chercheur scientifique d’origine, se consacre depuis quelques années à la défense de la circulation des « biens communs » et notamment aux biens communs informationnels. Disons-le tout de suite : son ouvrage n’est pas un livre d’initiation au sujet. Comme l’indique la collection, « Transversales », l’auteur entend proposer une lecture très vaste d’un ensemble de dispositifs, à l’échelle mondiale, qui tendent à limiter l’accès et la circulation des informations, produites par les populations et cédées à très haut prix aux utilisateurs potentiels. Il cite à l’appui de ses thèses de nombreux analystes : la bibliographie en fin de volume est internationale, complète et utile, ainsi que le glossaire.La recension que j’en ferai tentera de dégager les points fondamentaux de l’analyse et, pour les lecteurs du BBFN, de dire ce que les bibliothécaires doivent en connaître – et pourquoi – pour suivre l’actualité de leur profession et des problématiques contemporaines.
Qu’est-ce qu’un bien commun ?
Bien commun : de quoi s’agit-il ? Pour faire court, il s’agit de définir toutes ces connaissances qui viennent de tous, qui n’existent que par le partage d’acquis. Qu’il s’agisse, par exemple, du savoir-faire des agriculteurs des pays andins, de savoirs traditionnels sur les plantes ou les animaux, mais aussi des « biens communs informationnels », c’est-à-dire les découvertes, les théorèmes, les algorithmes, les informations élémentaires et les découvertes élaborées notamment sous la direction de chercheurs et savants rémunérés sur crédits publics.
Deux tableaux (pages 26-27) précisent la pensée et les domaines d’application possibles de la proposition coopérative ouverte : logiciels libres, médias, publications scientifiques, nouvelles formes artistiques, archivage « sociétal » des radios publiques, coopération sur les génomes. Sur tous ces points, une approche de type coopératif, donc ouvert, semble nécessaire à l’auteur.
Dans cette optique (tableau page 7), il est incompréhensible que certaines sociétés, privées notamment, puissent s’attribuer le bénéfice de la commercialisation de découvertes réalisées grâce aux seuls crédits publics.L’intérêt de cette approche est de tracer une ligne continue entre les brevets qui maintenant affectent les données du « vivant », les catalogues des « variétés » végétales qui limitent l’invention, ou le retraitement par les agriculteurs eux-mêmes de ces semences. D’où bien sûr toute la discussion sur les OGM (puisque les OGM sont des variétés spécifiques et propriétaires de leurs vendeurs, qui en interdisent la reproduction, le réensemencement, les rendant donc incessibles).
C’est ainsi que la propriété littéraire et artistique – qui était codifiée ainsi jusque dans les années 1950 – a peu à peu laissé place à la « propriété intellectuelle » qui recouvre à la fois le droit d’auteur (écrivains, musiciens, artistes créateurs…), les droits voisins (interprètes, arrangeurs…), mais aussi principalement le droit des brevets et le droit des bases de données.
Pour de nouveaux droits intellectuels positifs
Dans le domaine des biens communs informationnels, que je traiterai plus particulièrement ici, et qui font l’objet d’une bonne moitié de l’ouvrage, il s’agit selon l’auteur de revenir à la source de toute publication ou invention : l’auteur, le chercheur, réel et seul propriétaire de son œuvre. Différence notable toutefois : un auteur écrivain est seul auteur ; un chercheur travaille dans une équipe, au sein d’un laboratoire, et ses recherches ne peuvent appartenir qu’à cet ensemble, à son équipe de recherche.
L’intrusion des réseaux d’information, comme Internet, ou d’autres réseaux spécifiques, des mathématiciens par exemple, facilite le partage et la circulation d’informations, et par là la dynamisation de la recherche. D’où le concept de biens communs : prenons l’exemple des émissions des radios du secteur public. Elles sont sur le site web de la radio pendant une semaine, disparaissent ensuite sans mémoire. Un auditeur peut les enregistrer, les mettre à disposition de ses amis sur son ordinateur devenu « serveur d’informations ».
Mais le traité de Genève de décembre 1996, modifiant la convention de Berne, des directives européennes reprises dans les législations nationales, le Digital Millennium Act aux États-Unis ont été adoptés sous la pression lobbyiste de multinationales (à Bruxelles, à Genève, à Washington) et ils posent des limites draconiennes à cette redistribution de l’information publique.
Une nouvelle « enclosure » naît : limitation de l’extension du domaine de diffusion, limitation dans l’espace, dans le temps (protection de la durée des droits et du copyright portée à 50 ans, 70 ans, 95 ans demandent certains !). Il semble que certains s’ingénient à imposer la rareté de l’information, en augmentant ses coûts, alors que les réseaux technologiques en permettraient au contraire le partage le plus efficace.
Contre cette restriction, l’auteur pose des nouveaux droits « intellectuels positifs » comme défense de la démocratie. Selon les types d’investissement consentis pour telle ou telle invention, on envisagerait des protections adaptées, modulées, en ayant toujours à l’esprit les principes de liberté de circulation et d’usage.
Vers une nouvelle gouvernance
Ces principes sont encore plus importants dans le débat Nord-Sud, quand il concerne la circulation des brevets de médicaments de lutte contre des maladies comme le sida, le paludisme, où les prix indexés sur le dollar ou l’euro ne peuvent s’appliquer à des pays d’économie très faible. Il faut là faire référence à des accords internationaux, dits Adpic (aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce), pris par l’Organisation mondiale du commerce, et qui concernent la circulation et la protection des produits, y compris l’information. L’application de ces accords, dix ans après leur signature, ne fera que mettre les pays moins avancés sous la coupe de multinationales propriétaires de brevets sur les espèces végétales, sur les logiciels, etc., approfondissant la fracture Nord-Sud.
On le voit, il s’agit de redéfinir les modes d’intervention des gouvernements et des organisations internationales. Les propositions qui constituent le dernier chapitre de l’ouvrage ne définissent pas moins qu’une nouvelle gouvernance, qui revoit les arbitrages entre biens publics, biens communs et propriété privée, redéfinit des nouvelles modalités d’alliance entre État et société, revoit la place du milieu associatif et de la société civile dans les orientations, les prises de décision sur la recherche.
Le même type de préoccupation a été présenté lors d’un colloque à Paris, le 1er avril 2005, dont un ouvrage récent * reprend les thématiques et interventions principales.
Sachant combien aujourd’hui les bibliothèques, notamment dans leurs achats de produits électroniques, sont soumises à la décision souvent unilatérale de certaines sociétés qui concentrent la disponibilité des savoirs scientifiques, un tel livre est dérangeant, mais ce type de réflexion est évidemment nécessaire.