Mais à quoi servent vraiment les bibliothèques municipales ?

Corinne Verry-Jolivet

Le 21 mars dernier, lors du Salon du livre de Paris, le Bulletin des bibliothèques de France organisait une table ronde dans la continuité d’un débat déjà largement entamé depuis 2003 sur la fréquentation des bibliothèques municipales. Anne-Marie Bertrand en rappela les grandes lignes : doit-on parler de stagnation ou de baisse de la fréquentation des bibliothèques municipales ? Et s’il y a baisse, comment l’expliquer ? Après l’embellie des années 1980, et en valeur absolue, la fréquentation des bibliothèques n’est plus en progression. Le niveau de l’offre est arrivé à un point culminant ; les bibliothèques de proximité sont bien implantées, les pratiques culturelles s’orientent plus vers l’audiovisuel et l’offre à distance. Face à ce constat, un nouveau débat est donc lancé : le modèle initial, conçu dans les années 1950-1960, atteint ses limites. Alors, à quoi servent vraiment les bibliothèques publiques ? Elles sont utiles, certes, parce que les besoins sont exprimés et que le développement de la lecture est loin d’être un objectif vain, mais un effort d’analyse d’abord, de proposition et d’imagination ensuite, sont maintenant nécessaires.

Un métier, plusieurs modèles

Dominique Lahary (Bibliothèque départementale du Val-d’Oise) intervint sur le métier de bibliothécaire, en particulier sur la sociologie et la cohabitation des différentes générations des bibliothécaires en activité, constatant qu’en matière de perception du métier, on ne peut pas parler de « consensus » dans la profession. Faisant référence à son récent article dans le BBF sur la cohabitation des générations *, il proposa un découpage qui fait apparaître quatre catégories de professionnels. Les plus anciens sont plutôt militants et créateurs. Les cinquantenaires également, mais ils sont concernés surtout par une approche républicaine de la lecture publique, par une idée de partage de la culture et une approche normative du métier et des outils. Les quadragénaires sont formés au management et ont une autre vision du métier, plus politique (État contre collectivités locales). Enfin les plus jeunes s’éloignent d’une approche centralisatrice du rôle du livre et sont davantage formés aux nouvelles technologies ; ils sont plus « orienteurs » que prescripteurs et s’attachent aux besoins de l’usager, dans une approche culturelle plus relativiste.

On assiste donc à une double rupture : entre les modèles politiques pour la lecture publique ; entre les supports culturels depuis l’apparition d’Internet. Comment refondre le métier en renonçant à un modèle unique ?

Hypocrisie sociale ?

Bruno David (Bibliothèque d’Eaubonne) rebondit sur cette notion de changement dans une intervention volontairement critique. Il observa une contradiction entre le discours et la réalité quotidienne. Le discours reste centré sur la bibliothèque comme institution assise sur les valeurs les plus nobles de l’humanisme et de la lutte contre les inégalités sociales. Il souligna la dimension fortement normative de ce discours, débouchant sur une nécessaire défense de la profession. Mais qu’en est-il dans la réalité quotidienne ? Une incontestable distorsion, une contradiction avec le discours. La position de principe du bibliothécaire s’oppose dans les faits à la mise en œuvre d’une politique culturelle par les pouvoirs publics, politique visant d’abord à maintenir une cohésion sociale. Cette dichotomie met en évidence ce que Bruno David considère comme une « hypocrisie sociale ». En bref, les bibliothécaires « se la jouent », lors même qu’ils ne font qu’intérioriser les « valeurs de l’ordre ». La distorsion se fait jour aussi dans la disparition des références aux valeurs culturelles fondatrices, au bénéfice d’un discours strictement technique, que l’on voit apparaître, par exemple, dans le contenu rédactionnel des chartes d’acquisition, des épreuves de concours ou même des offres d’emploi.

Claire Castan, bibliothécaire consultante, proposa une approche sociologique de la notion de démocratisation culturelle. Doit-on considérer celle-ci comme un échec ? Les bibliothèques se sont construites sur un concept de classe. On a vite compris que le livre avait besoin de médiateurs. On s’est alors engagé dans une politique du contact, avec l’importance donnée à l’animation. Puis on s’est orienté vers la culture du projet et de l’évaluation, pour aboutir à l’idée de développement des collections, lui-même fondé sur le principe d’un découpage de classe, en tous les cas fortement marqué par la notion de capital culturel, cumulatif et relativement ethnocentrique. Qu’en est-il aujourd’hui ? Une certaine déprime du métier, ou tout au moins une crispation, avec une remise en question de la formation initiale et de la notion même de médiation. Il faut trouver d’autres formes d’intervention, définir la mission de la bibliothèque : lieu de liberté ou d’intervention ? Les enjeux sont clairs : la lutte contre l’illettrisme et la conquête des non-lecteurs ; la pluralité culturelle ; l’intercommunalité (repenser le territoire, le réseau, la notion de proximité) ; la construction d’une bibliothèque numérique complémentaire des supports traditionnels.

Un contexte de crainte

Pour terminer, Yves Alix (Ville de Paris) présenta une approche du « politiquement correct » comme question idéologique appliquée aux bibliothèques. Face à ce qu’il considère comme une contamination croissante des bibliothèques par le politiquement correct, il s’interrogea sur ses causes. La plus évidente est sans doute la difficulté à intégrer la notion de neutralité, le bibliothécaire s’attachant, par probité professionnelle, à ce que les collections ne soient pas discriminées. Mais la bibliothèque n’est pas une organisation indépendante. Elle obéit à des règles de subordination et de délégation. Pourtant les bibliothécaires ont une forte identité professionnelle, autocentrée, alors même qu’ils passent un contrat avec les tutelles et que ce contrat influe, peu ou prou, sur les choix de politique documentaire. Le flou entretenu par rapport à la tutelle publique ne se résoudra pas par un code déontologique et la neutralité ne dispense pas de la confrontation. Il y a pourtant une certaine crainte de la tutelle politique : les bibliothécaires craignent les immixtions, et il est vrai que rien ne les préserve en cas de conflit grave. Ils craignent aussi la mise en cause de leur autonomie, la subordination, la censure, et appliquent en retour des stratégies de contournement, en évitant les risques de conflits. Enfin, ils craignent le public, qui pourrait imposer ses choix. Ce contexte de « crainte » fragilise la construction d’une politique documentaire audacieuse. Enfin, la crainte d’une mise en cause si les résultats ne sont pas atteints freine les initiatives, et la bibliothèque n’est plus ce qu’elle devrait être : un lieu de débat.

Comment, dès lors, est-on passé du politiquement correct au culturellement correct ? La soumission à l’injonction « tout est culture » provoque un malaise chez les bibliothécaires. On se place en position de justifier la culture non livresque ; ce qui compte n’est pas le support mais le contenu ; on « idéalise » la culture. Et dans ce mouvement instable, le bibliothécaire n’est pas sûr d’avoir un rôle. C’est ce doute sur l’identité sociale du métier qui induit une rhétorique professionnelle qui, aujourd’hui, sonne creux…

En conclusion, ce n’est pas le rôle du bibliothécaire d’engager une critique radicale de l’ordre social. Mais pour autant, la bibliothèque doit rester un lieu de la pensée libre, du débat, du doute.