Critique de la raison journalistique

les transformations de la presse économique en France.

par Jean Mallet

Julien Duval

Paris : Le Seuil, 2004. – 366 p. ; 22 cm. – (Collection Liber).
ISBN 2-02-067922-1 : 26 €

Le lecteur, qui, se fiant à son sous-titre, Les transformations de la presse économique en France, chercherait dans cet ouvrage un panorama critique et exhaustif des journaux économiques français de la période actuelle serait probablement quelque peu désemparé. L’objectif de l’auteur est, en effet, beaucoup plus vaste, même si, au fil des pages, nous pouvons glaner maintes informations sur l’évolution des divers médias qui traitent d’économie : de la presse spécialisée (La Tribune, L’Expansion, Capital, Alternatives économiques…) à la presse généraliste (Le Monde, Le Nouvel Observateur, Le Figaro…), en passant par la presse satirique (Charlie Hebdo, Le Canard enchaîné), sans oublier la radio (les chroniques de Jean-Marc Sylvestre à France Inter) ni la télévision (Capital, l’émission créée par Emmanuel Chain).

L’invasion économique

Il s’agit pour Julien Duval, en remontant aux origines de la presse économique et financière, aux XVIIIe et, surtout, XIXe siècles, de montrer, à travers une approche historique et sociologique, l’impact de l’économique sur la presse et sur la société dans son ensemble. Vaste programme, qui, même en 366 pages, relève de la gageure. Le résultat est un ouvrage souvent passionnant, parfois un peu touffu (notes nombreuses, diagrammes illisibles, sauf à se munir d’une bonne loupe…).

Les relations entre les journaux et les milieux financiers, qu’une récente actualité n’a pas manqué de nous rappeler, sont non seulement longuement passées en revue mais replacées dans la déjà longue histoire de la presse qu’évoquait Zola dans L’argent. Au-delà de ces compromissions et connivences entre le monde du journalisme et celui des affaires et de l’entreprise, qui sont longuement disséquées, la thèse défendue par Julien Duval est qu’elles ne sont que le symptôme de l’envahissement par « l’économique » du champ de la réflexion politique et sociale.

Pour lui, le journalisme économique, à partir des années 1980-1990, s’est massivement converti à l’idéologie libérale et son discours ne fait que relayer, en l’amplifiant, la pensée dominante. Ce phénomène est d’autant plus accentué que, crise de la presse aidant, les journaux, à quelque obédience qu’ils appartiennent, se doivent de pratiquer une intensive « chasse aux cadres » afin d’attirer la manne des annonceurs publicitaires. Ainsi, à l’heure actuelle, des journaux aux options politiques (apparemment ?) différentes, comme Le Figaro et Le Monde, sont parvenus à recruter des lecteurs dans la même sphère socio-économique des cadres moyens ou supérieurs. Ce type de lectorat est particulièrement concerné par les questions économiques qui rejoignent ses centres d’intérêt (Comment placer son argent ? Quelles sont les grandes tendances de l’immobilier ?).

Cette évolution traduit le dépérissement d’une approche politique de l’actualité. Les événements de la planète sont le résultat de lois économiques inéluctables qu’il s’agit d’expliquer le plus clairement possible, sans jamais – sauf à la marge – en remettre la logique en cause. Cette excroissance de l’économie atteint toutes les sphères de la société y compris celle de la culture, de plus en plus tributaire des impératifs de rentabilité : les critiques parlent (ou invitent) des acteurs dont les films font des entrées ou des auteurs bien placés au box-office de Livres Hebdo.

Un ouvrage (trop ?) ambitieux

Cet ouvrage nous concerne donc très directement dans nos pratiques professionnelles, même si sa lecture apparaît un peu ardue et si l’on peut parfois déplorer un certain flou dans l’argumentaire. La distinction, en particulier, entre « presse dominante » et « presse dominée », si elle est pertinente pour les grands classiques de la presse économique (La Tribune, L’Expansion, Capital…) et la presse plus contestataire (Alternatives économiques…), devient assez arbitraire pour des journaux satiriques comme Charlie Hebdo ou Le Canard enchaîné qui ne ressortissent pas, à l’évidence, à une logique comparable.

Le livre souffre également d’un certain déséquilibre dans sa construction. La partie historique et littéraire, trop brève pour constituer une véritable rétrospective, apparaît bien longue pour une analyse essentiellement consacrée à l’actualité de ces vingt dernières années. Quant au chapitre de 60 pages sur Emmanuel Chain et son émission Capital, il est totalement disproportionné par rapport à l’ensemble.

Ces quelques défauts, inhérents à l’ambition un peu démesurée du projet de Julien Duval, ne doivent pas, toutefois, masquer la richesse de cet ouvrage qui nous offre maintes pistes de réflexions intéressantes.