La société de l'information
Quels enjeux pour les bibliothèques ?
Juliette Doury-Bonnet
L’Association des bibliothécaires français propose en 2005 un cycle de trois journées d’étude consacrées aux « bibliothèques au cœur de la société de l’information ». En effet, la bibliothèque de demain est, comme l’a rappelé Gilles Éboli, président de l’ABF, l’un des trois thèmes de réflexion principaux de l’association, avec le territoire et les questions juridiques. La première rencontre, « La société de l’information : quels enjeux pour les bibliothèques ? », a eu lieu le 14 mars à la médiathèque de la Cité des sciences et d’industrie (CSI).
En ouverture, Joël de Rosnay (CSI) a décrit la bibliothèque de demain dans laquelle local et global se conjugueront dans l’intérêt de l’usager. Résolument optimiste, il a proposé quelques pistes à explorer : les environnements intelligents, l’encre électronique, les audio-livres numériques, l’essor des médias de masse (blogs, wikis, etc.). Cependant il a souligné qu’en même temps que ces techniques se développent « se révèle le côté maléfique des humains » (atteinte à la vie privée, spams et hackers, propriété intellectuelle…).
Enjeux et fonctionnement de la société de l’information
Valérie Peugeot (association Vecam) a donné le point de vue des acteurs de l’Internet solidaire : il faut sortir de la « techno-fascination » apparue après le sommet du G7 à Bruxelles en 1995. Elle s’est attaquée au concept de « fracture numérique » qui sert d’alibi aux gouvernements : il faut avoir une approche plus globale et penser en termes de services. Elle a identifié trois ruptures :
- L’entrée dans l’ère de l’abondance qui permet d’imaginer un autre modèle économique de circulation des savoirs. Le fait de donner de l’information ne prive pas de son bien : c’est un échange, un « jeu à somme positive ».
- Les pratiques coopératives auxquelles les modèles de développement des logiciels libres ouvrent la porte. Grâce au travail des développeurs en réseau, les logiciels libres sont meilleurs que les logiciels propriétaires, a-t-elle remarqué.
- Le passage des moyens de communication diffusés (« one to many ») à des médias distribués (« many to many ») : en théorie, chacun peut être producteur d’informations et non pas seulement consommateur. Une nouvelle vague d’outils, comme les blogs, amplifie le phénomène. « Ceci ouvre un potentiel fabuleux en termes de participation du citoyen à l’espace public. »
Valérie Peugeot a regretté qu’on n’entende pas assez parler du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI), un sommet atypique et ambigu, aux champs de compétences limités, non décisionnaire. Elle a fait un essai de typologie de ses acteurs : les mouvements des droits de l’homme (face à de nouveaux risques), les médias associatifs et alternatifs, les acteurs de la solidarité numérique (qui luttent pour que les technologies d’information et de la communication [TIC] ne renforcent pas les exclusions existantes, au Sud comme au Nord), la famille du logiciel libre et celle de l’information comme bien commun.
Et les bibliothèques qui ont un rôle charnière sur la majorité des enjeux ? « Dans le cadre du SMSI, la qualité des textes de l’Ifla et l’isolement des bibliothécaires sont frappants malgré la synergie des préoccupations. » « Pour lutter contre les lobbies, il faut travailler en réseau », a conclu Valérie Peugeot.
Les usages d’Internet et le fossé numérique
À propos des usages d’Internet, Philippe Cazeneuve (Créatif – Collectif des réseaux d’accès aux TIC en France) est revenu sur « le concept creux de “fracture numérique” ». Il a suggéré de le remplacer par « fossé numérique », qui sous-entend l’idée de passerelle (« Bridge the gap » est l’expression consacrée aux États-Unis), de médiation entre deux mondes. Beaucoup de non-usagers des TIC se déclarent réfractaires à la technologie, mais les écarts entre eux et les usagers ne sont pas figés : certains diminuent (sexes, générations), d’autres augmentent (revenus). Philippe Cazeneuve a cité une étude récente, menée aux États-Unis par Amanda Lenhart, qui propose une « représentation spectrale de l’accès à Internet » où usagers et non-usagers se répartissent de façon nuancée, écartant le risque d’une vision binaire (être ou ne pas être connecté).
Les écarts deviennent des inégalités lorsqu’ils portent sur l’accès à l’emploi, à la consommation. Cela amène à réfléchir aux politiques d’accès dans les espaces publics numériques : usage et utilisation doivent être différenciés. Philippe Cazeneuve a cité les travaux du sociologue Philippe Mallein qui a travaillé sur la diffusion des innovations technologiques, introduisant les notions de sens, d’utilité, d’utilisabilité, de valeur ajoutée pour évaluer leur acceptabilité sociale. Les ordinateurs sont peut-être trop compliqués, a suggéré l’intervenant. D’autre part, le profil du médiateur est important : proximités culturelle et générationnelle sont nécessaires car il faut comprendre la difficulté du non-usager. Philippe Cazeneuve a conclu sur la notion d’apprivoisement : « Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé » (Le Petit Prince).
Le rôle des bibliothèques
Danielle Mincio (Association des bibliothèques et des bibliothécaires suisses) a rappelé l’histoire du SMSI et mis l’accent sur le rôle qu’y ont joué l’Ifla et les bibliothécaires suisses. Elle a souligné que de nombreux traités sont restés lettre morte : il est donc maintenant nécessaire d’agir à plusieurs niveaux (international, national, régional et local). Les difficultés à surmonter sont l’image du bibliothécaire « vieux, lent et poussiéreux » et le lien qui demeure entre bibliothèques et livre pour le public et les élus. De plus, pour la majorité des gens, « Google est l’évangile et non la boîte de Pandore ». La deuxième phase du SMSI fera l’inventaire des actions en cours *.
Autour de Jean-Christophe Théobalt (ministère de la Culture), une table ronde a réuni Michel Fauchié (Bibliothèque municipale de La Roche-sur-Yon), François Vaysse (Cyberbase de la médiathèque de la CSI) et Alexandre Simonet (Espace culturel multimédia, Carré d’art à Nîmes) sur le thème de l’alphabétisation numérique. Chacun exposa l’expérience mise en œuvre dans son établissement.
La journée s’acheva par une intervention d’Hervé Le Crosnier (maître de conférences à l’Université de Caen). « Le SMSI insiste sur le fait qu’on passe de l’ère industrielle à l’ère de l’information. C’est une opportunité pour croiser les cultures, mais aussi pour renouveler les dominations anciennes. »