Le livre comme espace
Yves Desrichard
Le pôle Métiers du livre de l’Université de Paris X accueillait, le 3 mars dernier, une journée d’étude intitulée « Le livre comme espace ». Coordonnée par Alain Milon et Marc Perelman, la journée avait été organisée avec le soutien du Centre de recherche sur les arts et de l’École doctorale Connaissance et culture.
Comme l’indiquait le programme, la journée était l’occasion d’approcher le livre non en tant qu’« objet culturel, …objet de médiation, …objet industriel » mais en tant qu’« objet de métamorphose, à la mesure de l’espace qu’il met en scène ». Un espace, un lieu physique, qui est évidemment bien plus que sa simple matérialité, qui ne se réduit pas à ses « modalités physiques » (pages, papier, reliure, façonnage, éditeur…) mais est le creuset de pouvoirs et d’énergies immenses, et dont l’influence ne cesse d’être remise en question – preuve qu’elle existe encore…
Le dispositif réflexif
C’est justement à cette notion de « livre comme espace de “possibles” » que s’attacha le premier intervenant, Benoît Berthou, docteur en esthétique. L’espace du livre et l’espace des livres ne coïncident pas : le texte est synonyme de liberté, et le livre est à la fois moins qu’un texte et plus qu’un texte. Avec le livre, le texte change de statut, il a accès à la diffusion, à la pérennité, à l’objectivité, à la diversité. Dans le champ des possibles, les auteurs prennent en compte certaines combinatoires, à partir de contraintes très diverses, et notamment de formes (un rondeau, un sonnet). On est, presque inévitablement, conduit à évoquer l’Oulipo (et Queneau, dont Benoît Berthou rappela justement qu’il fut, aussi, l’un des instigateurs de l’Encyclopédie de la Pléiade) comme inventeur de contraintes, mais aussi ouvroir de potentiels de tous ordres : politiques, géographiques… littéraires bien sûr. Placée sous les auspices de Queneau, la journée se devait de l’être aussi sous ceux de la Bibliothèque de Babel de Borges, ce dont se chargea le public dans le débat qui suivit la contribution.
Alain Milon proposa ensuite une approche provocatrice sous le titre « Le texte comme refus du livre : espace de pli ». Le livre a toutes les qualités d’un espace – sauf que ce n’est pas un espace. Reconnaissant au terme d’espace plusieurs acceptions, il montra que le texte est un « dispositif » spatial, à la fois contenu et forme, caractères imprimés (« sens pauvre ») et processus intellectuel (« sens noble »). Autrement dit, le livre comme espace est un « principe d’habitation qui tiendrait à sa valeur de texte ». Qui donne cette valeur ? L’auteur, mais aussi le lecteur. Et de rappeler que c’est la lecture, le lecteur, qui donnent son motif au livre, et que le texte est « la rencontre de deux anxiétés » : celle de l’auteur devant la page blanche (espace absolu), celle du lecteur s’apprêtant à la lecture (espace à explorer).
Xavier Sense, doctorant en esthétique, proposa une analyse de dispositifs esthétiques disponibles sur Internet qui étaient tout sauf des livres. Il eut l’extrême mérite de rappeler que, sur Internet, « l’espace devient temporel [et] n’existe qu’à un moment donné » et que, de ce fait, l’espace ne peut plus s’y appréhender que via le temps. Surtout, il montra qu’il ne s’agit pas, comme on l’écrit trop souvent, d’une lecture « immatérielle », mais d’une lecture « invisible » – plus exactement, que tout l’appareillage qui permet la lecture, notamment « interactive » n’est plus perceptible par le lecteur, mais qu’il est toujours là. Et la sophistication des outils mis en œuvre, dont il nous montra quelques exemples, ne permet plus désormais à l’auteur de prévoir la forme que prendra son œuvre pour chaque lecteur, « une œuvre [désormais] pensée sous la forme de possibles ». Propos qu’on pourra cependant nuancer en considérant que, même pour un livre, la perception qu’on en peut avoir dépend largement de contraintes temporelles, géographiques, intellectuelles, pratiques… et qu’en la matière Internet n’a fait qu’élargir la « notion paradoxale de contemplation active ».
Le dispositif plastique
Prolongement idéal de cet exposé, la participation d’Olessia Koudriavtseva, doctorante en esthétique, et d’Olga Kisseleva, maître de conférences en esthétique, permit d’approfondir l’importance de l’approche visuelle dans la perception de l’espace/livre : des illustrations présentes dans les livres du Moyen Âge (essentiellement destinées à ceux qui, justement, ne savaient pas lire) aux explorations plastiques/textuelles de nombre de mouvements artistiques du début du XXe siècle, l’espace du livre a été largement exploré par les plasticiens.
L’intervention de Michel Truffet fut, sans doute, la plus proche du thème de la journée, et certainement l’une des plus convaincantes. Posant en concomitance initiale un peintre (Kandinsky) et un poète (Dotremont) qu’on n’aurait pas volontiers rapprochés, il se plaça d’emblée dans l’évocation de la poésie « plastique ». Autour de « l’espace double du lisible et du visible », il mit en évidence la part irréductiblement esthétique d’une écriture poétique, dans des manifestations aussi diverses que celles d’Apollinaire et de ses fameux Calligrammes, ou des plus confidentielles Cent phrases pour éventail de Claudel. Aux « limites de l’exploration formelle de l’écriture ou de la typographie », le livre devient bien un espace, un lieu de signes chaotiques ou ordonnés. Avec, comme ultime paradoxe, le renversement de la proposition mallarméenne (« Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre ») : il faut, au contraire, abandonner le livre, « aspect résiduel », pour que ce soit tout l’espace qui soit occupé par l’écriture poétique.
Éloi Le Mouel, doctorant en sociologie, présenta quant à lui une approche résolument originale : les actions de promotion autour du livre et de la lecture organisées par la Régie autonome des transports parisiens. N’hésitant pas à voir dans le réseau métropolitain « le plus grand salon de lecture au monde », il offrit une méditation/médiation bien venue autour des animations proposées à la station Saint-Germain-des-Prés, auto-proclamée « station du livre », notamment autour de la poésie et de la bande dessinée. « Le livre ne se conçoit qu’en action », martela le contributeur. Certes, mais nous étions loin du livre comme espace, plus proches de l’espace comme livre – les tentations borgesiennes étant toujours aussi vives ! L’approche, à mi-chemin entre réflexion sociologique et accroche marketing, était des plus séduisantes, mais un peu vaine aussi, comme tout processus de ce genre, qui a inévitablement partie liée à l’éphémère et à l’illusion.
Le dispositif spatial
Anne Kupiec se concentra sur le rapport entre le livre et le lecteur. Partant d’une réflexion autour du mouvement illuministe, né avant la Révolution française, et animé notamment par Emmanuel Swedenborg, elle rappela que « la lecture du livre concerne l’être en tant que tel et n’est pas qu’un acte technique ». Une fois de plus, nous étions (un peu) loin du thème central de la journée, mais roborativement confortés dans l’idée commune que le livre est « une chose qui n’est pas une chose », mais un principe d’hétéronomie qui permet à chaque lecteur d’aller au-delà de lui-même, d’être autre en lui – mais aussi d’abandonner, le temps de la lecture, le monde dans lequel nous sommes.
Il revint à Marc Perelman le soin de conclure la journée, en la ramenant ab initio. « Tous les livres sont bons, y compris les mauvais », fut son credo presque amoureux à l’égard d’un objet « littéralement indépassable ». Et de proposer un éloge de la ligne comme « fil conducteur de la lecture ». Pour lui, l’originalité de Gutenberg fut non pas d’inventer l’imprimerie, ni même d’instituer le caractère mobile et de mettre au point une encre plus facile d’usage, mais d’instituer la ligne, « puissance première ». Ce n’est pas un hasard si « l’invention » de l’imprimerie est concomitante de la « découverte » par les peintres italiens de la perspective. Car les deux font appel à un mode visuel très spécifique : « voir, c’est lire ». L’enthousiasme de sa démonstration et sa force de conviction évitèrent de se demander comment adapter le propos à des systèmes d’écriture où la lecture, quoique basée sur la ligne, s’ordonne dans des modalités beaucoup plus complexes que celles de l’alphabet occidental, et permit de conclure la journée sur une note plus qu’enthousiaste quant à l’avenir de cet irréductible objet de désir – du désir ?
Le propos de la journée était résolument esthétique et on peut regretter que, dans un pôle consacré aux « métiers du livre », d’autres approches n’aient pas été envisagées : l’importance du maquettage, de la mise en page, de la typographie (à l’heure du démantèlement de l’Imprimerie nationale) dans l’espace du livre est difficilement négligeable, et ces sujets auraient pu faire l’objet de contributions qui auraient permis de mêler, de confronter, contraintes techniques et approches plastiques – ce qui fut rarement le cas.
La publication des actes de cette journée, promise pour le début de 2006, comprendra non seulement le texte des contributions proprement dites, mais aussi d’autres exposés suscités par cette notion de « livre comme espace ».