L'édition de sciences humaines en Europe
Enjeux et perspectives
Jean-Claude Annezer
Organisé les 8 et 9 décembre 2004 par l’École normale supérieure de Lyon, en partenariat avec l’Enssib, l’Institut national de recherche pédagogique, le laboratoire Lentic de l’Université de Liège, la revue Sciences humaines et le Syndicat national de l’édition, ce colloque s’ouvrait quelques jours après la parution aux Presses universitaires de France du rapport de Sophie Barluet, Édition de sciences humaines et sociales : le cœur en danger *. Lors de sa présentation au Centre national du livre, l’assemblée n’entonna pas le refrain habituel : « Ne dites pas que ça va mal, c’est bien pire ! » Mais elle s’acharna, aux dires du chroniqueur de Libération, Édouard Launet, sur le vrai coupable (« haro sur le baudet… »), l’étudiant doctorant, le thésard : manque de culture, photocopillage, peu d’achats de livres au profit d’Internet… Quelle régression, quelle décadence. « Les étudiants ne lisent plus ! »
Turbulences et contre-feux
Le colloque ne fut pas de cette trempe, heureusement ! Les turbulences dans l’édition des sciences humaines et sociales (SHS) sont évidentes. Mais des contre-feux existent. La revue Esprit, par exemple, a tenté dans sa livraison de juin 2003 de baliser le terrain en donnant la parole et la plume à la plupart des acteurs (p. 40 à 188).
Dans les secteurs si divers des sciences humaines et sociales, il y a beaucoup de contradictions. Les intervenants du colloque ont exprimé les uns et les autres leurs craintes, leurs bons sentiments, leurs déceptions mais surtout leur espoir, en adoptant une attitude prospective qui ne se contente pas de la déploration habituelle pour justifier le malaise ou le marasme. À les écouter, on se prenait à penser qu’il était possible d’aller plus loin sans aller au hasard : combien de fois faudra-t-il encore et encore recommencer les recommencements, tant la société elle-même est devenue un système précaire et menacé que ni les pouvoirs ni les SHS n’ont plus pour fonction de tenir en état. Il serait excessif de prétendre que certains propos n’ont pas laissé l’assemblée perplexe, comme si les initiatives éditoriales s’enchevêtraient en interactions et polémiques, au lieu d’être « raisons d’agir ».
L’unité et la diversité de l’édition de sciences humaines et sociales rendent aujourd’hui plus complexe le dualisme traditionnel « édition savante » / vulgarisation : les modifications de l’environnement économique et technique, le cloisonnement des disciplines, l’hétérogénéité des circuits de distribution, l’évolution du lectorat, l’usage de la Toile… sont autant de facteurs d’écueil que de chances pour le proche avenir.
Édition et université, un vieux couple
Des pistes intéressantes ont été évoquées. Barbara Casalini (société Casalini Libri) a insisté sur le développement des presses universitaires en Italie : « La qualité du produit est la première garantie de l’image et donc du chiffre d’affaires pour l’éditeur universitaire. » Elle a rappelé que « le marché est potentiellement important si on considère une demande comprenant 1,7 million d’étudiants », même s’il est érodé par les non-achats (photocopies, livres d’occasion) : « 18 % environ des diplômés de l’université ne lisent aucun livre et la lecture des livres pour le travail et le recyclage situe l’Italie derrière toutes les grandes économies européennes. »
Pierre Corbel, directeur des Presses universitaires de Rennes, a proposé quelques réflexions bien senties autour de la question lapidaire : « Éditer dans l’université, est-ce vraiment bien raisonnable ? »
Richard Fisher, directeur des Cambridge University Press, a dressé un panorama critique de son aventure éditoriale.
François Dupuigrenet Desroussilles, président de DocForum et directeur de l’Enssib, a su fort habilement replacer le débat dans la perspective de la transmission des savoirs : l’édition et l’université forment un vieux couple, bien avant l’imprimerie : aux XIIIe et XIVe siècles, les ateliers de copistes étaient déjà « taylorisés » !
Aujourd’hui ne sommes-nous pas à un moment critique pour l’oralité savante ? Qu’est-ce que l’Université a encore à dire à la société ?
Public et prescription
Après plusieurs panoramas consacrés aux pratiques européennes en matière de manuel universitaire (qui fait quoi ? : rôle de l’enseignant, de l’éditeur, de la bibliothèque), à l’état des lieux de l’édition de sciences humaines en France et aux différentes problématiques soulevées par l’évaluation des ouvrages universitaires, une dernière session a été dédiée aux revues en sciences humaines (lectorat, ouverture européenne, diffusion électronique).
François Rouet a tenté de cerner l’état du marché de l’édition universitaire. Y a-t-il encore un public étudiant intéressé ? Quels sont les textes à lire « obligatoirement » ? Quelle est la politique d’achat des bibliothèques ? Ce public est-il captif, a-t-il un besoin fort de conseils et de prescriptions ? Ce sont les enseignants qui, ici, sont sollicités et non les libraires ou les bibliothécaires ! Hélas ! la prescription est plutôt molle.
Et voilà que l’on retrouve les lamentations initiales sur la non-lecture des étudiants : peu d’incitations et d’encouragements à la lecture personnelle ! L’usage du livre se limite à la lecture utile avec « photocopillage ».
La question du rôle de l’enseignant a été finement analysée par le directeur du Centre d’initiation à l’enseignement supérieur des universités de Grenoble : il y a de l’espoir dans l’air !
Comprendre pour agir
Non, il n’est pas de mise de sonner le glas de l’édition des sciences humaines. S’il y a crise, elle n’est pas qu’éditoriale ! Le développement des bibliothèques universitaires, malgré l’effondrement de la culture « littéraire classique », les nouvelles manières d’interroger et de valoriser les textes « fondateurs »… permettent d’entrevoir de nouvelles configurations intellectuelles et une nouvelle cohérence qui transcendent les clivages habituels.
Si des menaces pèsent, elles sont provoquées par les mutations multiformes de l’industrie de l’information ainsi que par les mécanismes calculateurs et spéculateurs du marché mondial : intérêts et pressions sont tels qu’ils provoquent ici un fatalisme désenchanté, là un frileux consentement à l’ordre des choses.
Et s’il était question de réapprendre à lire et à écrire ?
Ce colloque ressemblait étrangement à la « fête des lumières » organisée par la ville de Lyon : « délicieusement décevante » !