À propos de la culture

Monique Marino

À propos de la culture. Discret intitulé pour un colloque 1 qui, à Lille du 2 au 4 novembre 2004, a donné aux participants, dont bon nombre de lycéens et d’étudiants, l’occasion d’examiner en profondeur la notion centrale de culture, de la confronter avec celles d’identité européenne, d’universalité, de barbarie, d’instrumentalisation, de transmission. L’événement avait été préparé de longue main par l’Université des sciences et technologies de Lille et prenait de façon presque anti-spectaculaire, à l’issue de l’année 2004 « Lille capitale européenne de la culture », une place d’autant plus significative.

En manière de toile de fond, l’historien Jacques Verger a brossé le tableau de la construction culturelle de l’Europe médiévale, caractérisée par une culture dynamique, culture de synthèse mais prenant corps en une aire assez limitée, pas véritablement porteuse de valeurs « nationales », même si a pu y être décelée une certaine circulation entre le savant et le populaire.

Le sénateur Yvan Renar aura, quant à lui, défini l’enjeu culturel comme un enjeu de la démocratie, un combat restant à mener au sein d’une Europe d’où la politique culturelle reste la grande absente. Il a souligné que sont liées pauvreté culturelle et pauvreté économique.

Pour Catherine Lalumière, la construction d’une Europe moderne est un processus dont la culture est l’indispensable ciment, en lien direct avec les identités nationales : les valeurs portées par la culture ne sont pas neutres. Actuellement, cette construction est entravée par des fragilisations, or son succès serait vecteur d’apaisement.

Universalité et particularité

La seconde demi-journée, présentée par le philosophe Étienne Balibar, portait sur « la construction de l’universel comme tâche infinie ». L’universalisme désigne un projet, un mouvement, voire un combat ; est donc convoquée la perspective d’un progrès conçu comme effectivement réalisable et non univoque. Or, d’une part l’irréversible mondialisation s’impose, tandis que, d’autre part, existent bel et bien toutes sortes de particularismes. Il ne nous est donc plus possible de croire qu’un universalisme, parmi d’autres, les aurait dépassés.

Selon Pierre Macherey, dans son exposé « Libération et exclusion », si les hommes produisent la culture, ils en sont en même temps les produits. Cette « tragédie de la culture » a lieu parce que la culture s’offre comme une seconde nature, alors qu’elle peut se définir comme un phénomène d’ordre opposé, « non acquis ».

Pour l’anthropologue Franco La Cecla, l’expérience primaire d’appréhension des cultures éloignées continue de permettre de saisir les décalages, révélateurs d’opacité. Il est important d’expérimenter les diverses possibilités du malentendu heureux grâce auquel on pourra remplacer son rêve par… un autre.

D’après Monique Sicard, chercheur en histoire et philosophie de l’image, nous sommes passés de l’ère du local à une universalité mondialisée, c’est-à-dire sans ailleurs. Plutôt que dans une civilisation de l’image, nous baignons dans une civilisation du double dont l’enjeu est cette énorme reproductibilité qui engendre une mobilité générale.

Culture et barbarie

Introduisant le thème « Culture et barbarie », Martine Aubry, maire de Lille, a rappelé les objectifs de l’action de « Lille 2004 », remarquant que mondialisation n’équivaut pas nécessairement à uniformisation. Jean-François Rey invoquera Walter Benjamin, mort en 1940, pour qui il fallait désormais concevoir l’histoire non à partir de la théorie du progrès mais du point de vue de ceux qu’a frappés la barbarie. Entre culture et barbarie, la relation n’est pas antinomique mais dialectique ; l’histoire du XXe siècle mais également l’histoire récente fournissent à ce sujet maintes interrogations 2.

Instrumentalisation de la culture

Selon Nayla Farouki, qui a développé le thème de l’instrumentalisation de la culture, si la culture est instrumentalisée et donc instrumentalisable, c’est qu’elle est instrumentalisante. En effet, elle requiert qu’on s’y inclue soi-même. Le dialogue des cultures reste une utopie, ne serait-ce que parce que chacun se trouve à l’aise dans sa propre culture, ce qui peut inciter à la rationaliser a posteriori : une idéologie, quelle qu’elle soit, s’y trouve forcément sous-jacente.

Puis Jean-Marc Lachaud a non seulement opposé culture dominante et dominée mais aussi ignorée, justement ; quant à Jean-Marc Adolphe, il a fait part de son inquiétude face à une contre-culture prenant la toute première place, défendu l’importance de la possibilité de critique et pourfendu la situation contemporaine de « censure par saturation ». Propos auxquels semblaient s’opposer les reproductions commentées par Inès Champey du travail, grâce à une commande publique soumise à un vote au Parlement allemand, d’artistes engagés témoignant d’une possibilité de contre-pouvoir créatif critique, le plus sûr moyen de s’exprimer pour un artiste contemporain étant peut-être de s’instrumentaliser lui-même.

Transmission et création

« Transmission et création » : cet axe de réflexion fut introduit par Alain Cambier. Toute culture est tributaire d’un passé (« Nous sommes tous des héritiers ») mais il nous est indispensable d’établir avec la tradition un rapport dialogique. Cet héritage ne peut être traversé qu’avec péril. Thierry de Duve s’est attaché à cerner le champ sémantique de ce mot de transmission : ainsi, ce terme est utilisé en théorie du signal (signal transmis sans « bruit »), où l’espace est premier, dans le domaine biologique (hérédité et transmission des gènes), où le temps est privilégié sur l’espace en une énorme chaîne. Ce mot est trop limité si l’on aborde la notion de diffusion culturelle, bien moins rigoureuse, qui drainerait des termes tels qu’essaimage ou hybridation. Dans le domaine de l’art, l’intervenant distingue une transmission selon trois modes : par apprentissage, modalité technique concernant les savoir-faire ; par l’enseignement de savoirs théoriques avec pour vecteur le langage oral et écrit ; par formation du jugement, mode le plus important qui permet d’acquérir bon sens, prudence, connaissance esthétique (« le goût », en étant jugé et en jugeant soi-même). L’histoire de l’art consigne en quelque sorte la jurisprudence de ces « jugés ».

Tradition et transmission sont donc très liées mais le risque évident de sclérose académique impose d’introduire une dose de trahison. Considérée dans ses grandes masses, l’histoire de l’art désigne ces trois modes comme autant d’étapes successives, depuis la maîtrise complète des savoir-faire médiévaux, où l’artiste n’est pas distinct de l’artisan, jusqu’à la naissance du musée moderne, voire imaginaire, via l’épanouissement des arts libéraux à la Renaissance. Actuellement, l’urgence est de faire interagir ces trois modes.

Plusieurs interventions témoignèrent d’actions artistiques et culturelles menées dans la région Nord-Pas-de-Calais (association Culture commune ; Studio national des arts contemporains du Fresnoy), mais aussi en Afrique du Sud.

Ultime contribution, celle de Joëlle Zask, pour souligner que, alors que l’expression « diffusion culturelle » pourrait induire l’idée d’acculturation ou même de conditionnement, la société se communique, en fait, aux individus ; pour rappeler aussi la teneur de la pensée pragmatiste d’un John Dewey. Selon ce philosophe de l’éducation, un élève n’est nullement un réceptacle vide soumis à un pouvoir autocratique ; selon une conception romantique et libérale, on croit pouvoir agir sur les instincts potentiels de naissance. Dewey quant à lui propose un milieu : ce qu’on peut offrir à un enfant par l’éducation, c’est le pouvoir de transformer le monde. Une culture suppose un partage, un partage une expérience personnelle. Ceci, l’art le suppose intrinsèquement ; il faut aider l’élève à constituer sa grammaire propre.

Souhaitons que, pour peu que les volontés continuent de s’unir, ce premier colloque fournisse matière à plusieurs autres.