Délices et supplices
I. Délices
Jean-Luc Gautier-Gentès
Un monolithe
Soit la société libérale, capitaliste, consumériste – la nôtre. Par rapport à cette société, la bibliothèque publique se dépeint comme soustraite à son influence, le lieu d’un imaginaire désentravé, d’une libre réflexion.
Au pire, de la poudre aux yeux. Au mieux, une illusion. Il y a longtemps que le libéralisme ambiant a investi les bibliothèques. Il y règne en maître. Dans les espaces publics, où l’offre en documents et en services relève plutôt de l’industrie du loisir et, de diverses manières, d’une façon plus ou moins avouée selon les cas, concourt à rallier tout un chacun à l’Ordo Liberalis. Dans les bureaux, où la consigne, venue d’en haut à travers un discours « managérial » repris de l’entreprise, est de fournir la plus grande quantité possible de travail au moindre coût.
Bakounine ; les anarchistes français du XIXe siècle, dont A. Bellegarrigue et surtout Pelloutier ; Pier Paolo Pasolini 1 ; Christopher Lasch ; Guy Debord : convoqués, au long de son texte, par l’auteur, ils en disent – outre le tableau précité – l’ancrage : il est, c’est selon, soit à gauche de la gauche soit dans un lieu qui, à gauche, ne saurait être situé et que battent les vents rudes d’une farouche indépendance 2.
Entre la droite et la gauche socialiste, dès lors que celle-ci s’est ralliée à l’économie de marché, l’auteur n’aperçoit pas de différence. Mais même si c’est plus discrètement, le « bolchevisme » lui-même est disqualifié comme un allié de tous les conformismes. Plus discrètement : c’est qu’il s’agit pour B. David de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain : l’outil précieux qu’est la pensée de Marx avec le communisme d’État. Ainsi avait fait, en particulier, Pasolini, plus marxien que marxiste et qui, membre du Parti « dans les années 47-48 », n’avait pas « renouvelé sa carte après son expiration » 3.
Du haut en bas, de part en part, la bibliothèque est donc la proie du libéralisme. Il n’est pas une de ses activités, de ses stratégies, internes ou externes, qui ne vise à permettre au second d’écouler ses produits. Ainsi qu’à le consolider en le faisant passer pour immanent et insurpassable.
Jusqu’aux résistances que semble susciter cette débâcle, sont désignées par B. David comme les fausses opposantes, les vraies auxiliaires de l’Argent corrompu et corrupteur. Toute objection au tableau présenté se voit par là d’avance ruinée, plus, découragée ; ce qu’on risque, à la formuler, c’est de se voir assigner devant le tribunal de l’auteur sous l’accusation de complicité.
À cette tactique, au moins une discipline recourt usuellement : la psychanalyse, qui, quand on interroge ses théories, a beau jeu de dénoncer dans ces doutes épistémologiques la manifestation de censures intimes qui ne font que prouver combien lesdites théories sont exactes.
Ce qui nous est présenté par B. David n’est pas la double proposition, à débattre, d’un portrait, celui de la bibliothèque publique, et d’un schéma expliquant pourquoi elle est ainsi et pas autrement.
C’est un monolithe. Autosuffisant. Sans aspérité. Et donc à prendre ou à laisser.
Dans cette massivité qui semble vouloir ne souffrir aucune opposition, dans cette provocation faite théorie, il faut donner sa part à la rhétorique : autant que de refléter une réalité, il s’agit d’en conjurer l’avènement, de provoquer, dans le milieu professionnel, un sursaut salutaire.
Toutefois, le ton de B. David ne laisse aucun doute à cet égard : si, pour partie, il nous montre la bibliothèque publique telle qu’elle n’est pas encore et qu’il ne voudrait pas la voir un jour, il la perçoit bel et bien aussi – et, semble-t-il, surtout – comme ce pandémonium où le profit mène un train d’enfer.
Or, il y a de sérieuses raisons de penser que cette perception n’est pas dénuée de pertinence.
Les pionniers sont-ils arrivés ?
Bilan du bilan
Les bibliothèques ont-elles ou non échoué à démocratiser la culture ?
Cette question recèle un piège. En effet, si elle est la seule posée aux bibliothèques du point de vue de leur bilan, elle postule que celles-ci auraient pour unique mission de diffuser la culture. Or, ce postulat est contestable. Et on peut le contester sans pour autant soutenir l’idée que les bibliothèques sont tenues de participer d’une euphorisation généralisée de la population par le divertissement. Par exemple, en mettant l’accent sur un rôle informatif qui, tout en entretenant des liens avec la culture, ne se confond pas non plus tout à fait avec elle.
Il reste que la question de savoir si les bibliothèques ont ou non échoué à démocratiser la culture est pertinente. Non seulement la diffusion de la culture est une des missions des bibliothèques, mais c’est la première.
Et celle qui – tout bien considéré – justifie leur existence.
Toutefois, cette question apparemment univoque se révèle en fait plurielle. Elle en recouvre au moins trois 4 :
- Les bibliothèques ont-elles réussi à attirer – et à retenir – une part significative des classes populaires ?
- Quels que soient les publics touchés, classes populaires, moyennes ou supérieures, ce qui a été proposé par les bibliothèques sous le nom de culture, est-ce bien de la culture ?
- À supposer que ce soit bien le cas, comment les usagers ont-ils reçu l’offre documentaire des bibliothèques, quel bénéfice en ont-ils ou n’en ont-ils pas retiré sous le rapport de la culture ?
Cette dernière question est rien moins que secondaire. Autre chose l’offre documentaire, autre chose l’usage qu’en fait le public.
Mais d’abord : en fait-il un usage, quel qu’il soit ? Et de plus, selon quels critères décider que la culture s’est diffusée aux individus ? Le nombre des titres lus ?
Une démocratisation de la culture doit-elle être considérée comme ayant effectivement eu lieu quand un fils d’ouvrier est devenu professeur, pense comme un professeur, lit ce que lit un professeur ?
Entre la détention de la culture définie comme telle par l’école et celle d’une « culture populaire » qui se limiterait à des « arts de faire » et autres « inventions du quotidien » (Michel de Certeau), n’existe-t-il pas en la matière un éventail d’états qui se dérobent aux codes habituels des examinateurs de la démocratisation culturelle ?
Plus d’une fois, la distinction culture savante/culture populaire a été interrogée. Il s’agissait souvent de réhabiliter la culture dite populaire – autrement dit, de lui reconnaître le droit à porter le nom de culture. Il s’agissait aussi de mettre en relief les éventuels apports de l’une à l’autre. Dans les deux cas, n’était pas fondamentalement mise en cause l’existence de deux univers sociaux distincts, que caractérisait respectivement chacune des deux « cultures ».
C’est pourtant bien des éléments se rapportant à l’une à et à l’autre, à la fois identifiables comme tels et conjoints, qui s’observent chez certains individus ou certains groupes, et ce du haut en bas de l’échelle sociale. Soit que ces éléments coexistent sans se mêler. Soit qu’ils forment un ensemble dans lequel il est désormais dénué de sens de les distinguer les uns des autres – phénomène d’un autre type que celui, évoqué plus haut, qui consiste pour la culture savante à s’assimiler des éléments provenant de la culture populaire et vice-versa.
Il n’est pas besoin de rappeler à quel point les moyens de diffusion de masse (télévision et radio, Internet, etc.) se prêtent à cet émargement de toutes les classes à des références culturelles communes. D’où il ne s’ensuit pas, bien entendu, que celles-ci se substituent intégralement aux cultures particulières à chaque classe et que les frontières qui les séparent sont abolies.
Ajoutons pour finir que le problème de la réception de l’offre documentaire, de son usage par le public n’est pas étranger aux deux premiers (démocratisation des publics, qualité de l’offre). Ainsi, une offre documentaire que telle ou telle partie du public ne se sera pas peu ou prou appropriée invite à s’interroger sur l’adéquation de cette offre aux besoins/possibilités de la population et sur les méthodes utilisées par les bibliothèques pour qu’il en soit fait usage – et donc, notamment, sur la pertinence des stratégies employées pour attirer et retenir les classes populaires.
Il importait de ne pas passer sous silence cet aspect de la problématique de la démocratisation culturelle. Toutefois, il est trop complexe pour être traité dans le cadre de cet article. Au demeurant, c’est essentiellement des deux premiers que traite B. David.
Une démocratisation des publics ?
Les bibliothèques ont-elles réussi à attirer – et à retenir – une part significative des classes populaires ?
Pour dresser le bilan complet et véridique de la démocratisation des publics à laquelle ont ou n’ont pas procédé les bibliothèques, comme celui de tous les équipements et services publics culturels de ce point de vue, il importerait de recourir à des instruments de mesure (référents, outils) moins grossiers qu’il n’est habituel.
En particulier, si la catégorisation classes moyennes/classes populaires correspond dans une certaine mesure à une réalité et présente surtout l’avantage de la commodité, il y a lieu de ne pas perdre de vue ses limites.
En effet, les deux univers ne sont probablement pas aussi imperméables l’un à l’autre qu’on le représente souvent. Notamment sous le rapport de la culture, où, s’agissant des classes moyennes, la possibilité financière d’acquérir des biens culturels ne doit pas être confondue avec la détention, héritée ou acquise, d’un capital conséquent en la matière.
Par ailleurs, non seulement une lignée mais un individu sont susceptibles de passer d’un univers à l’autre au fil du temps. De tels mouvements se produisent vers le haut, même si c’est dans des proportions notoirement moindres qu’il ne serait souhaitable. Mais aussi vers le bas, chutes moins souvent relevées que l’insuffisance du nombre des ascensions.
Cette perméabilité horizontale et verticale, il ne faut bien entendu pas l’exagérer. Il ne faut pas non plus la méconnaître si l’on veut s’assurer au plus près qu’une démocratisation des publics a bien été opérée. Et par qui, par quoi 5.
Sous cette réserve, faisons ici nôtre le concept de classes moyennes.
Les bibliothèques sont fréquentées surtout par elles. Rien de plus exact. Hélas. Car il faut en tirer la conclusion qu’il n’a servi de rien, du point de vue de la démocratisation souhaitée, de rendre les bâtiments plus attrayants, d’y introduire, à titre de produits d’appel (en effet, c’est souvent ainsi que cette introduction a été conçue), le son et l’image animée : les classes populaires ne sont pas au rendez-vous.
Les faire venir demeure un objectif. Pour autant, on ne considérera pas comme un résultat médiocre et sans intérêt qu’une plus forte proportion des classes moyennes se soit mise à fréquenter les bibliothèques. Car, contrairement à une représentation aussi répandue que sommaire, tous les membres de ces classes ne possèdent pas – ainsi qu’il a déjà été rappelé – le bagage « socio-éducatif » qui prédispose à se cultiver. Tous ceux qui possèdent ce bagage ne se cultivent pas spontanément. Et quant à ceux qui le sont, cultivés, il ne s’agit pas d’un état insurpassable ; on n’est pas cultivé, on se cultive – indéfiniment et sans qu’aucun sommet puisse jamais être atteint.
Dès lors, de ce triple point de vue, pour répondre à ce triple besoin, les bibliothèques ont un rôle à jouer. Et c’est ce qu’elles ont fait.
Sauf à considérer qu’elles n’ont diffusé qu’une sous-culture. Ce qui serait aussi abusif que de prétendre qu’elles ont totalement interdit leurs portes aux produits spécialement calibrés de l’industrie du loisir.
De là à penser que les classes moyennes dans leur ensemble investissent les bibliothèques publiques, ainsi que peuvent le laisser entendre les représentations usuelles, il y a un pas qu’il serait téméraire d’accomplir. À juste titre, il est généralement admis que la nature et les modalités de l’offre de ces bibliothèques ne portent pas les classes populaires à les fréquenter. Or, la même constatation doit être appliquée à une partie des classes moyennes. En effet, parmi le public des bibliothèques publiques, les actifs sont sous-représentés, situation qui ne peut pas ne pas être mise en relation notamment avec l’étroitesse des plages d’ouverture. Sont aussi sous-représentés les hommes, phénomène auquel ne sauraient être étrangères – si l’on en croit les sociologues de la lecture – des collections qui font une large place à la fiction narrative.
Inversement, peut-être la question même de l’absence ou de la sous-représentation des classes populaires dans les bibliothèques mérite-t-elle plus ample examen. Il est patent que ces classes ne constituent pas le public majoritaire des bibliothèques. Pour autant, n’y sont-elles pas un peu plus présentes, un peu moins absentes qu’auparavant ?
Pour ne prendre que cet exemple, les étudiants fournissent une part de leur public aux services publics et commerces culturels. Or, du fait de la massification de l’enseignement supérieur, et même si c’est dans les limites étroites (trop étroites) que l’on sait, tous ne proviennent pas des classes moyennes et supérieures.
D’un côté, les bibliothèques municipales que fréquentent ces étudiants ne sont pas à l’origine de ce mouvement ; elles en enregistrent les conséquences. D’un autre côté, les étudiants les fréquentent en d’autant plus grand nombre et d’autant plus assidûment qu’elles se sont agrandies, rénovées 6.
Dans une partie de la littérature sociologique, il est de bon ton de traiter sur le mode de la dérision le cas fait, par les professionnels concernés, de quelques individus « sauvés » de la relégation sociale par la culture, représentée par tel ou tel service public culturel. B. David s’inscrit d’ailleurs dans ce registre quand il évoque, à propos des établissements qui nous occupent, « les relations émues des parcours édifiants de jeunes “en difficulté” ou à la dérive […] dont la destinée a été bouleversée par la rencontre salvatrice des bibliothèques ».
Rapportées à l’ampleur des publics à « conquérir », ces quelques réussites sont dérisoires. Et il n’est que trop évident que les célébrer, ce peut être oublier, faire oublier à bon compte la légion des « échecs » – des innombrables réussites qui n’ont pas été obtenues.
Pour autant, ces réussites ne sont pas imaginaires. Elles se sont produites, moins nombreuses qu’il ne le faudrait, mais peut-être un peu plus que les seuls témoignages recueillis ne le donnent à penser. Et ce sont bel et bien des réussites – des succès dont rien ne garantissait a priori qu’ils dussent être remportés.
Sans aller jusqu’à cet extrême de rédemptions, supposées ou effectives, par la bibliothèque, ces femmes et ces enfants originaires d’Afrique noire ou du Maghreb que je vois en nombre sinon à la centrale, du moins dans une annexe, à Nîmes, à Montpellier ou à Marseille, pour ne citer que ces trois villes choisies dans des régions qui me sont familières, et qui y sont penchés sur des livres ou des revues – ces femmes et ces enfants, il est douteux que tous ressortissent à ce qu’il est convenu d’appeler les classes moyennes.
Est-ce bien de la culture ?
Quels que soient les publics touchés, classes supérieures, moyennes ou populaires, ce qui a été proposé par les bibliothèques sous le nom de culture, est-ce bien de la culture ?
Répondre à cette question suppose bien entendu de s’être mis d’accord sur une définition de la culture. En proposer une circonstanciée dépasse les limites de cet article. Contentons-nous ici, avec B. David, pour définir la culture, de l’opposer aux « produits d’appellation culturelle fabriqués par l’industrie du loisir ».
Ce qui a été proposé par les bibliothèques sous le nom de culture, donc, est-ce bien de la culture ?
Qui ne voit à quel point une réponse uniformément négative serait éloignée de la réalité ?
Il est non moins exact que de la stratégie – une stratégie dans laquelle il n’est pas loisible aux bibliothèques de ne pas s’inscrire – qui vise à attirer et à retenir le plus large public, fait partie une course à la nouveauté (nouveauté documentaire, nouveauté technologique) qui, prise d’une sorte d’emballement, peut conduire à perdre de vue la qualité des contenus.
Sous ce rapport, la formalisation des politiques documentaires, actuellement prônée à juste titre, n’est pas tout à fait rassurante. Car s’il est vrai que dans le meilleur des cas elle aboutira à faire de l’encyclopédisme revendiqué par le discours professionnel une réalité observable sur les rayons, d’un autre côté, au nom de cet encyclopédisme, sous couleur d’un œcuménisme neutraliste dont une logique de quotas est la traduction pratique, elle tend à faire primer le sujet sur la façon dont il est traité.
Inquiétant lui aussi, à cet égard, le hiatus entre les préconisations de quelques maîtres à penser, selon lesquelles les bibliothécaires sont, doivent être des intellectuels et un discours professionnel majoritaire qui, tout en rendant un hommage sincère aux premiers, persiste à réduire le métier à la détention d’un corpus de techniques 7.
Culture ou pseudo culture ? C’est une façon d’interroger l’offre documentaire des bibliothèques du point de vue de la démocratisation culturelle. Elle est fondée. Il faut toutefois préciser pour finir qu’elle n’épuise pas le sujet. En effet, même dans le cas des documents pouvant être considérés comme ressortissant sans conteste à la culture, les bibliothèques n’ont-elles pas privilégié certains domaines, n’en ont-elles pas négligé d’autres ? Autrement dit, il ne suffit pas de se demander si les bibliothèques ont ou non proposé de la culture ; là où il en a été proposé, il y a lieu d’examiner de quelle culture il s’est agi.
Ainsi, démocratisation de la culture, diffusion de la culture : pour en dresser le bilan sous le rapport des bibliothèques, sans doute va-t-on trop vite aux conclusions ; mettre au point une méthode appropriée reste un programme.
De cette méthode doit faire partie la détermination, dans les résultats obtenus, de ce qui revient aux bibliothèques elles-mêmes (mètres carrés construits, offre documentaire démultipliée, etc.) et de ce qu’elles doivent au contexte (système éducatif, valorisation politique de la culture, etc.). Car, si désagréable que cette vérité puisse être à l’amour-propre professionnel, il est de fait que l’audience accrue que les bibliothèques ont enregistrée auprès de la population ne leur est pas exclusivement imputable ; pour une part, ce surcroît de public est dû à leurs efforts et à leur entregent, pour une autre, elles ont bénéficié d’un concours de circonstances.
En matière de démocratisation et de diffusion culturelles, le bilan des bibliothèques reste donc à faire. Or, cette tâche, il est frappant de constater que les milieux professionnels ne se l’assignent pas.
Très sévère et trop indulgent ?
Porter la culture jusqu’auprès des publics qui en sont le plus éloignés a cessé de préoccuper les bibliothèques françaises ; cette ambition première, qui est à l’origine des efforts qu’elles ont déployés pour se développer, ne subsiste plus qu’à l’état de fleuron sur la couronne de mots dont la profession se pare.
Telle est la thèse de B. David.
Elle n’est pas équilibrée. Ici et là, maintes entreprises sont conduites pour intéresser à la lecture, à la culture, des populations qui, à tous égards, y sont rien moins que préparées. « Quartiers difficiles » ou prisons, actions dans les murs ou hors les murs : sans doute un inventaire complet surprendrait-il par son épaisseur. Même un inventaire rigoureux, c’est-à-dire un inventaire qui ne verserait pas au crédit de la démocratisation quelque activité de promotion que ce soit ; il va sans dire en effet, mais mieux encore en le disant, que l’animation ne se confond pas plus avec la démocratisation que l’affluence.
Il n’en est pas moins vrai que ces entreprises sont limitées dans l’espace (elles sont le fait d’une minorité d’établissements) et parfois dans le temps.
Il ne faut pas sous-estimer la part, dans cette insuffisance des actes, de celle des moyens. Démocratiser la culture n’est pas un jeu de société ; il y faut autant et plus de mètres carrés, de personnes et de budgets que pour faire fonctionner les hôpitaux au mieux de l’intérêt des malades ou venir à bout de la grande pauvreté.
Toutefois, des indices donnent à penser que démocratiser pourrait ne plus être pour les milieux professionnels un idéal aussi pressant qu’il le fut.
Posée dans sa dérangeante nudité – la démocratisation, bilan et projets ? – la question brille par son absence dans les congrès. Car autre chose de rendre compte des méthodes qui ont permis d’augmenter le nombre des usagers et d’en imaginer de nouvelles, sujets qui forment l’essentiel du programme des rencontres, autre chose que ces usagers « conquis » ou « à conquérir » appartiennent aux classes populaires.
Ou bien celles-ci sont purement et simplement absentes des propos échangés. Ou bien, pour diverses raisons, elles s’y réduisent à quelques groupes. Essentiellement celui de la population des « quartiers difficiles ». Des ouvriers, il n’est désormais pas plus question que les bibliothèques d’entreprise ne figurent encore dans la politique du ministère de la Culture. Si la proportion des ouvriers a décru dans la population française, ils n’ont pourtant pas disparu. En outre, au sein des classes populaires ont trouvé place des catégories plus ou moins nouvelles, telles que celles des « travailleurs pauvres » ; en vain les cherche-t-on dans le discours professionnel.
Il est exact que le souci accru manifesté par les bibliothèques d’aider les demandeurs d’emploi dans leurs démarches est susceptible de profiter à ceux dont le niveau socioculturel est le plus faible. Mais, d’une part, tous les demandeurs d’emploi ne sont pas dans ce cas ; d’autre part, opportune, nécessaire, l’assistance à la recherche d’emploi est d’un autre ordre que la démocratisation culturelle.
Les bibliothèques revendiquent une part dans la « lutte contre l’illettrisme ». C’est une autre des façons dont elles témoignent se soucier des obscurs et des sans grades. Ici encore, cependant, les actions menées sont loin de l’être partout. Sans méconnaître la bonne foi ni les efforts de ceux auxquels elles sont dues, il faut en outre remarquer, du point de vue qui nous occupe, que l’illettrisme est une façon très cérébrale, comme sublimée, de parler de la misère et d’une ignorance subies.
Sous ce rapport, elle escamote les classes populaires, dans leur réalité, comme les escamote d’une autre manière leur réduction aux populations des « quartiers difficiles » ou leur dilution au sein des « demandeurs d’emploi ».
Le territoire français est loin d’être couvert de tous les équipements qui permettraient d’assurer un service public « bibliothécaire » 8 véritablement universel. Les progrès accomplis à cet égard depuis trente ans sont cependant considérables. Nourrissent-ils, chez les bibliothécaires, le sentiment qu’ils ont touché au port ?
S’en persuadent-ils d’autant plus volontiers que le voyage fut long et éprouvant ?
En outre, terminal ou temporaire, cet accostage ne donne en rien le signal du repos. À peine ces équipements nouveaux ou rénovés avaient-ils ouvert leur porte, le public, comme prévu, s’y pressait en nombre. Il importe de le satisfaire. Mais d’abord, simplement, d’y faire face.
À ces possibles motifs d’un affaiblissement de l’idéal de démocratisation 9, doivent être ajoutés des doutes sinon nouveaux, du moins qui osent à présent s’exprimer, quant à la possibilité même de démocratiser. « À un ouvrier qui sort épuisé de son atelier, il est vain de tenter de faire lire de la poésie ». Sans doute n’est-ce pas un hasard si, cette phrase, il m’a été donné de l’entendre à plusieurs reprises au cours des dernières années.
Comment expliquer cette émergence, cette multiplication ?
Par l’apparente maigreur des résultats obtenus depuis trente ans en la matière. (Mais tout ce qui devait être tenté pour que les résultats fussent moins décevants, l’a-t-il vraiment été ?)
Surtout, il devient difficile de croire qu’on propagera le théâtre de Racine ou même seulement le dernier Goncourt parmi les masses quand elles semblent parfaitement s’accommoder des divertissements de tout type que leur servent à jet continu les chaînes télévisées. Jusques et y compris certaines de celles dont nous sommes priés de croire qu’elles relèvent du Service public.
Si ce renoncement à la démocratisation prend la forme, en quelque sorte négative, de la quasi-absence dans le discours professionnel des classes populaires en tant que telles, il paraît revêtir aussi, depuis quelques années, une forme affirmative. On veut parler du thème selon lequel les bibliothèques, plutôt que de s’épuiser à courir sans cesse après de « nouveaux publics », seraient mieux inspirées de s’occuper du leur.
Relevé depuis longtemps, même si c’est avec une discrétion nourrie d’embarras, un phénomène justifie cette préconisation : chaque année, toute bibliothèque perd une partie non négligeable de ses inscrits – et ce, sans que des circonstances étrangères à leurs prestations, telles que le déménagement des personnes concernées, suffisent à expliquer cette déperdition.
À tout le moins, jusqu’à présent, le renouvellement des générations assurait-il, sinon la progression, du moins le maintien de la moyenne nationale des inscrits. Or, depuis quelques années, cette moyenne baisse.
Cette baisse reste à expliquer. Peut-être n’est-elle qu’apparente. Mais en attendant qu’arrivent, peut-être rassurants mais peut-être pas, les éclaircissements attendus, elle n’en confère que plus de poids à la recommandation de s’interroger sur la façon dont les usagers actuels sont traités.
Or, ceux-ci appartiennent pour l’essentiel aux classes moyennes. De fait, sinon d’intention, la priorité donnée à la rétention des usagers actuels fait ainsi sortir les classes populaires des objectifs assignés aux bibliothèques.
À cette évacuation, ne manquent pas quelques alibis. Il en est ainsi de l’affirmation selon laquelle les classes populaires ne sont représentées dans aucun service public culturel autant que dans les bibliothèques. Cette affirmation n’a que le tort d’émaner principalement des bibliothécaires. Elle n’est pas pour autant nécessairement inexacte. Simplement, qu’elle est fondée, si elle l’est, reste à démontrer.
Les entreprises auxquelles il a été rendu hommage plus haut, visant à gagner à la lecture, à la culture, telles ou telles populations, ne se veulent en rien des alibis. Elles constituent des actes qui procèdent d’une volonté.
Elles n’en sont pas moins susceptibles de fonctionner comme des alibis auprès de l’ensemble des milieux professionnels, tentés de porter des expériences vite dénombrées au crédit de toute la corporation.
Remplissent-ils le même rôle, les débats récurrents sur la place à donner, ou non, dans les collections au roman sentimental, aux best-sellers, à l’ésotérisme ?
En effet, parmi les arguments qu’utilisent les partisans de leur présence, figure celui selon lequel ces publications constituent un « produit d’appel » pour les personnes dont le niveau socioculturel est faible. Les sociologues rappellent pourtant régulièrement que la lecture de ces documents n’est pas l’apanage des classes populaires. Dont une fraction significative, justement parce que son niveau culturel est faible, attend quant à elle de la bibliothèque qu’elle élève celui-ci et vient y chercher à cet effet divers types de documentaires, en particulier à finalité professionnelle. En sorte que sous couleur d’attirer les classes populaires, les bibliothèques qui pratiquent ce type d’acquisitions pourraient bien en rajouter dans la complaisance à l’endroit des milieux aisés. Qu’elles le pressentent, à défaut de l’avouer et peut-être de se l’avouer, c’est ce que donne à penser le fait qu’à l’argument du « produit d’appel » pour les classes populaires est le plus souvent préféré celui du « désir » du public, tenu pour créateur d’un droit. En effet, le désir n’étant pas propre aux classes populaires, faire référence à celui-ci permet de justifier que les publications en question soient offertes à toutes les classes ; il cautionne leur acquisition à destination des classes moyennes sans avoir l’air pour autant d’exclure que les classes populaires en soient également les bénéficiaires.
De leur côté, certains des adversaires de ces acquisitions, les ayant vertement condamnées, connaîtront peut-être la tentation de considérer qu’ils se sont par là acquittés de la totalité de leurs devoirs envers la démocratisation. Alors que le rejet des productions les plus faciles – ou d’un trop grand nombre de ces productions – au profit de plus exigeantes ne fait, bien entendu, que marquer le début du travail à faire pour ne pas dire ses préliminaires.
Ainsi, dans les meilleures intentions du monde, partisans et adversaires de la présence de ces publications dans les bibliothèques auront-ils noué, au-delà d’un désaccord qui n’est pas de pure façade, une sorte d’alliance de fait pour reléguer les classes populaires au second plan de leurs préoccupations – et dans les deux cas, au nom de l’intérêt bien compris de ces classes.
Refoulées plutôt qu’oubliées, les classes populaires ne peuplent pas seules la mauvaise conscience des bibliothèques ; elles y voisinent avec la culture elle-même, dont les bibliothèques évitent le plus souvent de se demander à haute et intelligible voix, bien qu’elles ne laissent pas d’y penser, si c’est bien elle qu’elles diffusent ; comment elles s’y prennent pour éluder la question, même et surtout quand elles semblent s’en saisir, la place manque pour le montrer.
Il ressort des pages qui précèdent qu’il n’est pas sans objet – c’est une litote – de s’interroger sur la conformité des pratiques et des résultats des bibliothèques aux idéaux dont elles se réclament.
D’accord pour estimer légitime, plus, opportun et même salutaire l’exercice auquel B. David se livre dans cette perspective, doit-on nécessairement l’être avec la façon dont il s’y livre ? C’est une autre affaire.
Le commentaire qui suit s’alimente à deux postulats dont la témérité n’échappera à personne :
- Il vaut toujours la peine de diffuser la culture auprès de tous ; et c’est même un devoir pour une profession, celle de bibliothécaire, qui fonde sur ce projet sa légitimité et sa demande d’une considération sociale accrue.
- L’échec n’est pas assuré.
Délicieux poisons et antidotes
Le salut est dans le papier
Depuis plus d’un demi-siècle, à chaque fois qu’il a été question d’introduire dans les bibliothèques d’autres types de supports que le livre imprimé, il s’est trouvé des bibliothécaires pour penser qu’on se proposait de dévoyer le service public. Et pour s’opposer à cette introduction, ou ne l’accepter que de mauvais gré.
Rien de plus exact. Mais si, en le rappelant, on entend démontrer, comme c’est parfois le cas de leurs partisans, que ces « autres supports » ont leur place dans les bibliothèques, on ne démontre rien. En fait d’argument, celui-ci est de même nature que le procédé qui consiste à placer quelque création plastique contemporaine que ce soit – dont d’authentiques « pompiérismes » – au-dessus de toute critique en arguant des moqueries dont ont fait l’objet, à leur apparition, les impressionnistes.
C’est un argument d’autorité et qui ne vaut pas plus que n’importe quel argument d’autorité.
Il est plus pertinent : 1. de rapporter les contenus auxquels donnent accès les différents types de supports – dont, depuis son apparition, l’ordinateur – aux missions des bibliothèques, telles qu’il est souhaitable de les pérenniser ou de les faire évoluer conformément à la destination de service public desdites bibliothèques ; 2. de s’interroger, le cas échéant, sur les faiblesses et les forces respectives de ces supports par rapport aux bénéfices attendus. Car des forces et des faiblesses, nécessairement, chacun d’eux en présente.
Or, ce double examen, B. David ne s’y livre pas, qui pare « le multimédia » et « les NTIC » de tous les vices et « le texte imprimé » de toutes les vertus.
En effet, « le multimédia » est exclusivement associé aux « produits d’appellation culturelle fabriqués par l’industrie du loisir ». Et à la « masse d’informations non hiérarchisées et potentiellement illimitées » que la « technique » substitue au « texte imprimé », sont opposés le « caractère d’objet défini », le « contenu déterminé », la « linéarité » et la « logique » de celui-ci.
Il s’agit bien du texte imprimé d’une part – autrement dit, de tout texte imprimé. Et du multimédia et des NTIC d’autre part : en bloc ; et comme affectés par là, quels que puissent être les contenus, d’une sorte d’essence négative.
Un épisode est donc ajouté à la guerre dérisoire qui voit se combattre les prêtres du Livre imprimé et les fous d’Internet. Laissons s’entre-tuer ces deux sortes de fanatiques.
Non sans avoir rappelé ici – puisque c’est de l’article de B. David, qui se range dans le premier camp, qu’il est question – que des textes imprimés ne valent pas le prix du papier sur lequel ils ont été couchés. Qu’une collection de textes imprimés n’est pas nécessairement hiérarchisée (autre chose qu’une collection soit ordonnée, classifiée, autre chose qu’elle soit hiérarchisée au sens où l’entend B. David). Que toutes les informations disponibles via Internet ne sont pas exemptes de hiérarchisation, etc.
J’en tiens autant à la disposition des sectateurs du web.
« Multimédia » est un terme équivoque. Quelles qu’aient été les intentions premières de ceux qui l’ont mis en circulation, il est aujourd’hui susceptible de désigner des objets divers : des supports associant le son et l’image animée, par exemple les cédéroms, mais aussi l’ensemble des supports sonores et audiovisuels ou certains d’entre eux. En employant ce mot, que vise B. David ? Les cédéroms ? Les disques ? Les films ?
Sous réserve de leurs contenus, je suis de ceux qui considèrent que l’introduction des disques et des films dans les bibliothèques aura été une chance. Une chance pour les créateurs et pour le public. Une chance pour les bibliothèques ; en effet, en s’ouvrant au son et à l’image animée, ainsi parfois qu’à divers types de spectacles, elles se sont mises en situation de devenir ces « maisons de la culture » qui, Malraux ou pas, cherchaient à voir le jour quoi qu’on puisse en penser et dont il n’était pas écrit que le concept dût s’incarner dans leurs murs.
Il n’en faut pas moins observer que, du point de vue de ceux qui ne jurent que par le texte imprimé, il y a plus de logique à s’en prendre aux disques et aux films qu’à Internet. Qui, comme le livre et le périodique imprimés, donne accès à maints textes, dont certains de grande valeur à divers titres.
Il faut être naïf pour croire que la multiplication des écrans suffira à prévenir ou guérir ce qu’il est désormais convenu d’appeler, par déclinaison de l’expression de « fracture sociale », la « fracture numérique ». C’est une autre des composantes de la « charge » dont la présence des NTIC dans les bibliothèques est l’objet de la part de B. David.
Comme souvent, il a à la fois raison et tort. Raison parce qu’il rappelle – très opportunément – une vérité. Tort parce qu’en sont ou du moins en paraissent tirées des conséquences outrées ou inadéquates.
Contrairement à ce que semblent penser certains élus (mais pas tous) et peut-être certains bibliothécaires (mais j’en doute), les handicaps socioculturels qui font obstacle à l’usage des textes imprimés ou le gênent ne disparaissent pas miraculeusement devant les NTIC. Cette constatation n’est pas propre à B. David. Elle se dégage de nombreuses études. Mais fallait-il être très malin pour deviner quelles en seraient les conclusions ?
De celles-ci, faut-il déduire que les NTIC n’ont pas leur place dans les bibliothèques ?
Simple instrument, au même titre qu’un câble téléphonique, un microscope ou une calculatrice, les NTIC ont cependant pour caractéristique, par rapport aux outils précités à titre d’exemple, de se prêter à maints types d’usages : jeux, achats, envoi et réception de message, production de documents textuels ou graphiques, etc. Souvent débattue, la question de savoir s’il est souhaitable (et possible) d’autoriser ces usages dans les bibliothèques mérite effectivement débat. On la laissera toutefois de côté ici pour, conformément à la perspective adoptée par B. David, considérer les NTIC comme un moyen d’accéder à de la documentation et à des informations dont une partie présente un intérêt du point de vue des missions patentes des bibliothèques (intérêt scientifique, culturel, civique, etc.).
Derrière la notion d’utilisation des NTIC, se trouvent en fait plusieurs types de compétences, que l’on a tout intérêt à distinguer : la capacité de maîtriser le fonctionnement de la machine ordinateur ; la capacité d’accéder à des ressources documentaires et de tirer parti des plus simples ; la capacité de tirer parti de la documentation et des informations les plus complexes.
Soit les personnes qui possèdent l’ensemble de ces compétences. Dès lors que le web existe, il y a lieu d’en mettre les ressources à leur disposition. Ni plus ni moins que n’importe quelles autres ressources documentaires ressortissant aux missions des bibliothèques. Comme ont été mis à la disposition du public, en leur temps, des journaux et des revues (au grand scandale d’une partie des professionnels).
Soit, à l’autre bout, les personnes qui ne sont pas à même de tirer parti de la documentation et des informations les plus complexes. Le cas n’est pas différent de celui d’une personne qui se trouve devant un imprimé complexe, essai difficile ou roman dense. Les bibliothèques, à elles seules, ne sont pas à même de résoudre ce problème ; tout au plus peuvent-elles, de diverses manières, contribuer à sa résolution.
Encore faut-il ajouter que, dans un cas comme dans l’autre, des surprises peuvent se produire.
Soit enfin les personnes qui ne maîtrisent pas le fonctionnement de la machine ordinateur et celles qui ne possèdent pas la capacité d’accéder à des ressources documentaires et de tirer parti des plus simples.
S’agissant de ces personnes, la seule alternative, pour les bibliothèques, n’est pas de mettre des ordinateurs à leur disposition en les regardant ne pas s’en servir ou de ne pas mettre d’ordinateur à leur disposition. Il y en a une autre : des ordinateurs ayant été mis à la disposition de ces personnes, les regarder ne pas s’en servir ou les aider à s’en servir.
Si, comme je le pense, le bon choix est de mettre des ordinateurs à leur disposition et de les aider à s’en servir, il ne s’agit pas, mutatis mutandis, d’un problème d’un autre type que celui qui consiste à aider un usager à utiliser un catalogue sur fiches ou à effectuer une recherche dans une encyclopédie.
Parfois, l’assistance apportée se solde par un échec, d’autres fois par un succès, selon les personnes mais aussi, dans le cas des mêmes personnes, selon les opérations dont il s’agit et les moments.
Dès lors que l’on admet, d’une part, que le web donne accès à de la documentation et de l’information ressortissant aux missions des bibliothèques, d’autre part qu’il est souhaitable et possible que même ceux qui sont les moins armés « socioculturellement » aient accès à ces ressources, avec l’aide des bibliothécaires ou non, il faut enfin souligner que ceux auxquels les bibliothèques sont le plus à même de rendre service en mettant des ordinateurs à la disposition des usagers, ce sont les moins riches.
En effet, l’ordinateur n’est pas aussi présent chez les pauvres que chez les riches 10. Or, si c’est pour des raisons « socioculturelles », ce peut être également pour des raisons financières (matériel, télécommunications).
De plus, une part de la documentation et de l’information disponible sur Internet est payante. Sans doute cette part, d’ailleurs, croîtra-t-elle, en particulier dans le cas de la documentation et de l’information la plus élaborée, la plus rare, la plus précieuse (pour reprendre un des critères de B. David, la plus « hiérarchisée »). Ce mouvement à la hausse est plus qu’amorcé.
S’abstenir, pour les bibliothèques, de donner accès à ces gisements, c’est dans ces conditions les réserver de fait aux plus riches, à ceux qui sont en situation d’y avoir accès en d’autres lieux, et ce, sans que le niveau de leurs revenus les oblige à y renoncer. Bien entendu, jouer le rôle égalitaire qu’on leur assigne ici suppose, d’une part, que les bibliothèques identifient les ressources pertinentes à destination de leurs lecteurs, d’autre part, qu’elles appliquent à l’accès à ces ressources la même modération tarifaire (et de préférence une franche gratuité) qu’à l’emprunt des livres imprimés.
Politique documentaire : libertaire ou libérale-libertaire ?
Les bibliothèques, selon B. David, ne se distinguent pas des supermarchés. Il ne s’agit pas d’un compliment.
Cette comparaison des bibliothèques aux supermarchés est susceptible de s’appliquer à au moins deux objets différents. Le premier est l’ensemble des dispositifs par lesquels l’offre documentaire est mise à la disposition des usagers, économie de l’espace, éclairage, mobilier, classement, etc.
De la transposition pure et simple de ces dispositifs aux bibliothèques, on ne se fera pas le défenseur. Bien au contraire, il s’agirait aujourd’hui, par rapport aux conceptions dominantes depuis trente ans, d’y réhabiliter le séjour par rapport au passage, l’intimité par rapport à la vastitude, etc.
Il n’en faut pas moins remarquer que, selon toute vraisemblance, les supermarchés sont un des lieux où les classes sociales sont le plus amenées à se croiser (se brasser, c’est autre chose). Mais surtout que les classes populaires dont l’absence est déplorée dans les bibliothèques, si elles achètent des livres, c’est là, dans ces espaces anonymes parce qu’ils sont anonymes, dans ces espaces marchands parce qu’ils ne se présentent pas comme exclusivement culturels, de même qu’auprès des « clubs » de vente par correspondance.
Ainsi, même pour jouer leur rôle de service public culturel, avec l’universalité que suppose cette notion, surtout pour jouer leur rôle de service public culturel, c’est-à-dire pour promouvoir la création et le savoir dans leurs versions les moins complaisantes, les bibliothèques peuvent-elles tirer des enseignements utiles des modalités de l’offre dans les grandes surfaces. Passeron le recommandait. Certaines le font, d’une manière que ce n’est pas le lieu de rappeler.
Le second objet que l’assimilation des bibliothèques aux supermarchés est susceptible de désigner, c’est l’offre documentaire. Elle ne saurait, dans les bibliothèques, se plier aux critères de la plus vaste « consommation » possible. Or, elles s’y plient. C’est ce qu’affirme B. David.
Non sans excès. Mieux que le signataire, les bibliothèques elles-mêmes le démontreront. Bien entendu, la démonstration aura d’autant plus de force qu’elle ne consistera pas, comme souvent, à produire sur le ton de la vertu outragée des efforts aussi partiels ou circonstanciels que méritoires.
Il est donc exagéré d’affirmer, comme le fait B. David, que l’offre documentaire des bibliothèques n’est pas d’une qualité supérieure à celle des supermarchés. Mais il est également possible, de ce point de vue, d’alimenter la verve de B. David, de le trouver, à certains égards, trop clément.
Trop clément quant aux pratiques. « On ne peut que le constater, écrit-il, les bibliothèques font effectivement preuve en matière d’acquisition d’une tolérance inédite dans leur histoire. » Si le critère est le passé, soit ; mais force est d’émettre une appréciation différente si le critère est plutôt la représentation la plus vigilante de la connaissance et de la création. B. David n’est-il pas le premier à écrire que si l’on est « assuré de toujours trouver dans les rayons […] les dernières versions, en plusieurs exemplaires, des manuels d’informatique », la « présence des grandes œuvres de la critique sociale […] sera toujours improbable » ?
En fait, il est à craindre que la situation ne soit encore plus problématique : la présence même sur les rayons des versions les plus à jour des manuels d’informatique est loin d’être partout « probable ». Elle supposerait que toutes les bibliothèques françaises aient liquidé à propos du « pratique » et même des NTIC un complexe persistant et parfois revendiqué.
Mais B. David est trop clément aussi, étonnamment clément quant à des argumentations auxquelles il est recouru dans les milieux professionnels.
Il en est ainsi de celle déjà évoquée qui, pour fonder en droit certaines acquisitions, telles que l’achat de romans sentimentaux, fait état du « désir » du public, tenu pour s’imposant, du seul fait qu’il se manifeste, à l’assentiment des bibliothécaires. Sous le nom séduisant de désir, ce qui s’exprime ici et qui est accueilli à bras ouverts par les bibliothécaires, ne sont-ce pas, débusqués et honnis par B. David, les « pulsions » et « caprices » de ses usagers/consommateurs ?
Et ce au nom de quoi certains bibliothécaires ne trouvent rien à redire à l’imposition de ce désir au service public, n’est-ce pas cette même pensée « libérale-libertaire » à laquelle B. David, sur les traces de Lasch, s’en prend, et qui, passée à droite sans cesser de se revendiquer de gauche, trouve dans l’abondance des marchandises offertes à la consommation le vertige qu’elle demandait auparavant à la Révolution ? La façon qu’ont les bibliothèques « d’entrer de plain-pied dans l’ère de la consommation de masse » en habillant leur empressement d’une « rhétorique sociale », c’est bien – écrit B. David – « la version gauchiste de l’allégorie libérale du bonheur ».
Sur ce qu’est, aux yeux de notre auteur, la traduction dans les acquisitions des bibliothèques de cette « version gauchiste de l’allégorie libérale du bonheur », sur les documents qui pour lui – multimédia et NTIC mis à part – relèvent du consumérisme incriminé, on aurait apprécié d’en savoir plus. Les romans sentimentaux font-ils partie de ces documents ? Les best-sellers fabriqués comme tels ? L’ésotérisme ?
Au nombre de leurs défenseurs, figurent parfois des professionnels parmi les plus hostiles à une évolution qui verrait les services publics adopter les valeurs et pratiques de l’entreprise ; dans une telle évolution – prélude possible, probable selon eux à la privatisation – ils voient la main d’un libéralisme qui ne fait jamais assez de profit et cherche, dans cette perspective, de nouveaux terrains à investir. Or, c’est le cas de B. David.
Se réclame-t-il aussi de cette école sous le rapport des acquisitions ? S’il s’abstient de mettre en cause l’achat de certains documents qui peuvent passer pour faciles, est-ce parce qu’il l’approuve, ou à tout le moins hésite à le désapprouver ?
Si oui, il faudrait, à son intention, souligner la contradiction que comporte cette double position.
Leurs tenants n’en voient aucune. C’est au nom du service public qu’ils refusent de voir les usagers se transformer en clients. Et c’est au nom du même service public qu’ils ne croient pas devoir s’interposer entre les envies du public et de tels ouvrages.
Or, ne pas appliquer de critères qualitatifs aux acquisitions, c’est bien faire objectivement sinon d’intention le jeu du libéralisme consumériste – ce même libéralisme consumériste prié, quand il s’agit des services attendus, de ne pas franchir les portes de la bibliothèque.
D’un côté, s’agissant des services, on y reviendra plus loin, il est attendu du public qu’il fasse preuve d’une modération de bon aloi – on n’ose dire : qu’il ne dérange pas. D’un autre côté, il lui est permis, voire recommandé, de se diriger vers les rayons sur lesquels s’offre en abondance la littérature de masse.
Les vaches, quand il faut les nourrir, ne sont pas traitées autrement dans les étables automatisées.
Ma position se situe à l’opposé : dès lors que l’offre documentaire est conforme aux missions d’un service public culturel, qui n’est pas un parc de loisirs, le public est fondé à se montrer exigeant et les personnels ont le devoir de répondre à cette exigence.
C’est parce que l’offre documentaire est conforme aux missions d’un service public culturel que ce devoir en est un. Il est comme placé en état d’apesanteur, comme privé de base si la bibliothèque n’a pour finalité que de divertir. Et c’est bien ainsi que le vivent les personnels pour lesquels le métier se vide de sens quand, à l’appétit de divertissement du public, mais aussi parfois – car il existe – à son engagement, répond quasi exclusivement une offre qui est à la culture ce que le strip-tease est à la danse.
(À suivre.)