L'histoire culturelle
Pascal Ory
Philippe Poirrier
Décidément, 2004 aura été l’année de l’histoire culturelle : après le colloque de Cerisy en août, l’automne a, en effet, vu la parution d’un ouvrage de Philippe Poirrier (Les enjeux de l’histoire culturelle) et d’un « Que sais-je ? » signé Pascal Ory, deux ouvrages qui se complètent parfaitement.
Deux approches pas si différentes
Ici, les titres sont trompeurs : c’est en effet l’ouvrage de Philippe Poirrier qui est le plus descriptif et celui de Pascal Ory qui est le plus interrogatif. On pourra donc, au choix, lire le livre de Philippe Poirrier pour connaître l’état des lieux de ce domaine de la recherche puis en lire une analyse problématique sous la plume de Pascal Ory. Inversement, on pourra décider de lire d’abord une introduction transversale et synthétique (Ory, 127 pages) puis une illustration abondante et analytique de la production éditoriale (Poirrier, 435 pages). Ce faisant, j’exagère l’écart pour les besoins de la démonstration : l’ouvrage de Philippe Poirrier, bien entendu, est également une problématique et celui de Pascal Ory est également un état de l’art. Mais l’un est plutôt de ce côté de l’axe et l’autre plutôt de l’autre côté.
Discipline jeune, l’histoire culturelle se définit aussi par ses origines, ses prémices, ses fondateurs : ici, Philippe Poirrier et Pascal Ory se plient tous les deux à l’exercice, « L’invention de l’histoire culturelle » pour le premier, « Une généalogie » pour le second. Les domaines d’exercice de la discipline sont, évidemment, bien plus développés chez Philippe Poirrier (« Les territoires de l’histoire culturelle », 114 pages) que chez Pascal Ory (« Un corpus », 13 pages). Pascal Ory s’attache davantage aux chantiers à ouvrir, Philippe Poirrier aux travaux réalisés. Mais, fondamentalement, les ouvrages, malgré leur gabarit si différent, ne sont pas si éloignés l’un de l’autre – la place largement accordée à Philippe Poirrier lui permettant, en outre, de proposer une bibliographie de 30 pages et un index de 13 pages.
Quel territoire pour l’histoire culturelle ?
Les deux auteurs analysent l’un et l’autre le concept même d’histoire culturelle – qui se définit aussi par ses frontières. L’histoire politique, l’histoire des idées, l’histoire de l’art, la sociologie sont quelques-unes de ses voisines. « L’histoire du culturel n’a pas vraiment de problèmes de frontières avec […] l’histoire du politique », affirme Pascal Ory, tandis que Philippe Poirrier souligne « les nombreuses affinités entre l’histoire politique et l’histoire culturelle ». Par contre, les « histoires qualitatives » (Pascal Ory) que sont l’histoire de l’art, des sciences ou des idées « se distinguent nettement de la démarche culturaliste. Elles sont dans leur essence articulées autour du jugement de valeur, pour ne pas dire autour des catégories du Beau (histoire des arts), du Vrai (histoire des sciences) et du Bon (histoire des idées) » qui engendre, dans le pire des cas, « une légende téléologique et héroïque », nouvel avatar de « l’histoire-bataille » avec ses héros et ses faits d’armes. Alors même que l’histoire culturelle s’intéresse plus à l’ordinaire qu’à l’exceptionnel, d’où une préoccupation marquée pour l’étude des cultures de masse (ou cultures populaires, ceci étant un autre débat).
La proximité ou l’écart avec la sociologie semblent moins clairs. La sociologie, avance Philippe Poirrier, s’attache à « une démarche souvent a-historique, voire à la négation de l’histoire ». Mais il discerne, depuis une décennie, l’apparition d’une « socio-histoire », démarche de sociologues inscrivant « leur objet de recherches dans le passé », comme Gérard Noiriel, Nathalie Heinich, Philippe Urfalino ou Vincent Dubois. L’écart est toujours, selon Pascal Ory, celui de la diachronicité et de la polysémie : l’histoire est, par essence, diachronique, contrairement à la sociologie ; l’histoire culturelle, « méfiante a priori envers les interprétations unifiées », travaille sur des objets polysémiques – et rejoint ainsi les travaux d’un Bernard Lahire, cité par Pascal Ory.
Enfin, les auteurs abordent tous les deux la place de l’histoire culturelle dans le monde académique. On lui reproche volontiers son « déficit de légitimité épistémologique » (Dominique Kalifa), elle « n’a guère généré la naissance d’un segment éditorial spécifique » (Philippe Poirrier), les jeunes chercheurs sont encore trop souvent frappés d’une « indignité académique » (Philippe Poirrier). En écho, Pascal Ory remarque qu’elle n’a pas de revue de référence mais qu’elle trouve volontiers place parmi les historiens contemporanéistes, plutôt attachés à l’économique (comme Jean-Yves Mollier) ou au politique (comme Jean-François Sirinelli). Mais, ajoute-t-il, si « le programme est désormais assez clair, sa mise en pratique reste inégale ».
On aura compris que ceux qui s’intéressent aux phénomènes culturels d’aujourd’hui s’enrichiront à la lecture de ces deux ouvrages, des questions qu’ils posent, des éclairages qu’ils apportent, de la complexité qu’ils assument – en somme, ce sont déjà deux ouvrages de référence.