Les non-publics : les arts en réceptions
6es Rencontres internationales de sociologie de l'art de Grenoble
Ces deux volumes réunissent les principales communications d’un colloque tenu en novembre 2001 à Grenoble, dont l’ambition affichée ne tenait pas tant à dresser un bilan critique de la politique de démocratisation culturelle que d’interroger les notions mêmes de « non-publics » et de « publics » de l’art et de la culture. Les textes réunis parcourent l’ensemble des secteurs de la vie culturelle (musées, cinéma, bibliothèques, spectacle vivant, etc.).
L’ouvrage est structuré autour de trois grands axes : une introduction à la notion de « non-public » ; la déclinaison de cette notion dans trois domaines du champ des arts et de la culture (musique, lecture, arts plastiques) ; le rôle des institutions culturelles. Cependant, il est difficile de dégager des interventions présentées au sein de chacun de ces axes une ligne directrice : la richesse des expériences décrites l’interdit et, bien souvent, les chercheurs abordent avec des lunettes différentes des réalités quasi analogues. On peut à tout le moins s’essayer à quelques synthèses partielles.
Le peuple est mort, vive le public !
En premier lieu, on rappellera, comme nous y invite Sabine Lacerenza 1, que la question des « non-publics de l’art » n’est pas nouvelle. Elle est bien antérieure aux années 1960 : depuis la fin du XIXe siècle – avec une accentuation particulière au moment du Front populaire –, la question était présente dans les débats sur la culture, mais elle tendait à s’articuler autour de la notion de « peuple ».
C’est en 1968 avec le manifeste de Villeurbanne, rédigé par Francis Jeanson, qu’apparaît pour la première fois de manière formalisée la notion de « non-public ». « Il y a d’un côté le public, notre public et peu importe qu’il soit selon les cas actuel ou potentiel (c’est-à-dire susceptible d’être actualisé au prix de quelques efforts supplémentaires sur le prix des places ou sur le volume du budget publicitaire) ; et il y a de l’autre un non-public : une immensité humaine composée de tous ceux qui n’ont aucun accès ni aucune chance d’accéder prochainement au phénomène culturel. » 2
Jeanson va alors proposer une autre conception de la culture, plus large que la culture « légitime » qui se donne à voir ou à entendre dans les institutions consacrées. C’était là, bien avant que cette question ne s’empare de nombreux esprits au-delà du champ culturel proprement dit, s’interroger sur la nécessité d’utiliser comme référent la notion même de légitimité culturelle et questionner la notion de la démocratisation des publics au regard de la réception de la culture.
La voie s’ouvrait vers la catégorisation et la codification des populations qui doivent être ciblées prioritairement par les politiques culturelles. Depuis le milieu des années 1990, un second glissement s’est opéré : désormais on ne parle plus de « public » au singulier mais de « publics » au pluriel.
Des approches différentes selon les domaines
En outre, il semble nécessaire méthodologiquement de différencier les approches selon le domaine étudié ainsi que le fait remarquer Jean-Pierre Esquenazi 3. La réflexion que conduit ce chercheur – comme beaucoup d’autres contributeurs – porte en réalité davantage sur la réception et la notion de public (« ensemble d’experts » versus « collectif indifférencié ») que sur celle de non-public. Sa démarche cependant s’appuie sur un constat historique et mérite qu’on s’y arrête : selon lui, c’est « le goût d’amateurs pour des objets d’abord illégitimes dans le champ de l’art [qui] a fini par conduire à une reconnaissance artistique tardive de ces objets ». Du même coup, ces amateurs – qui jusque-là faisaient partie du non-public – accèdent au statut de public(s). Bref, il ne s’agit plus de convertir les non-publics à la culture légitime ; il s’agit de légitimer certains pans de l’activité et des objets culturels que se sont déjà appropriés les « non-publics » (soap operas, séries télévisées, etc.).
À travers le cas de la musique, Bruno Étienne 4 part de la notion de réception des œuvres d’art élaborée par Jauss à partir de l’exemple de la littérature 5.
Plutôt que de considérer qu’il n’y a que « le vrai public » qui serait celui qui a conscience de l’être, il conviendrait donc de s’interroger sur les contextes sociaux de diffusion de la musique. On s’apercevrait alors que l’appartenance au public ou au non-public dépend souvent de la nature de l’interaction entre un individu et la musique et qu’elle peut varier davantage selon les situations qu’en raison des appartenances catégorielles ou des habitus qui, selon B. Étienne, ne sont qu’un des éléments de construction des situations.
En ce qui concerne les bibliothèques et la lecture, les choses, paradoxalement, se compliquent. Alors qu’il est inscrit dans le manifeste de l’Unesco (repris dans la Charte des bibliothèques de 1991) que « les services de la bibliothèque publique sont accessibles à tous, sans distinction d’âge, de race, de sexe, de religion, de nationalité, de langue ou de statut social », les bibliothèques publiques accusent une stagnation du pourcentage d’inscrits depuis maintenant plusieurs années. La question est bien évidemment de savoir si l’inscription est le critère pertinent pour définir le public d’une bibliothèque. Depuis la publication de l’enquête sur les usagers non inscrits en bibliothèque, nous savons qu’il n’en est rien 6. Dès lors, il s’agit de proposer des usages originaux de la bibliothèque (dont les animations ne sont qu’un exemple parmi d’autres) pour s’efforcer de répondre aux attentes du public qui ne sont pas forcément en adéquation avec ce que les bibliothécaires attendent de lui, comme le note Cécile Benoist qui n’hésite pas à parler dans ce cas de « détournement de public » 7.
Le rôle des institutions culturelles
La manière qu’ont les institutions et les politiques culturelles d’aborder la problématique des non-publics constitue la dernière partie de ce double volume.
Dans le droit fil des exposés précédents, les auteurs plaident pour que les institutions culturelles prennent en compte la diversité de la demande sociale en matière culturelle et qu’elles intègrent au plus profond de leurs politiques de médiation l’idée que différents publics et différentes pratiques se côtoient dans les bibliothèques, les musées, les concerts, etc. Bref, elles doivent renoncer à l’idée qu’il existe un public idéal. Dans cette perspective, Sylvia Girel propose d’élaborer une sociologie de l’art et des publics qui soit apte à rendre compte des « attitudes diversifiées et contradictoires des différents spectateurs » 8, auditeurs, lecteurs et des différents usagers des équipements culturels. En attendant, on peut essayer, avec Alain Pessin 9, de tirer les enseignements d’une expérience novatrice et visiblement positive en matière d’incitation culturelle, le « chèque culture pour les lycéens », mise en place en 1996 par la région Rhône-Alpes. Le bilan de cette expérience révèle que « mis à part quelques cas, assez rares, […], c’est le groupe des pairs, camarades de classe et compagnons de sortie, qui jouent le rôle décisif ». La culture est donc, pour reprendre l’expression du sociologue américain Howard S. Becker, « quelque chose que l’on fait ensemble ».
On peut également tirer les enseignements d’une enquête conduite au Canada auprès d’une population généralement perçue comme principale consommatrice d’art et de culture : les « nouvelles classes moyennes supérieures, fortement scolarisées et hautement qualifiées, disposant donc de ce double capital culturel et économique, qui facilite en principe l’accès à un tel répertoire d’objets et d’activités “légitimes” et qui, surtout, les prédispose à un usage “correct” de ce même répertoire, question d’habitus » 10. Une des conclusions fortes de cette étude est de relever chez ce public idéal – ou idéalisé – un ensemble d’attitudes de non-participation ou de décrochage, en général caractéristique des non-publics. Ces transformations sont le produit d’un certain nombre de facteurs au premier rang desquels « l’école et le diplôme, généralement considérés comme “prédicteurs” fiables de comportement culturel, tendent à ne plus jouer aussi bien ce rôle ».
Des tendances analogues ont été relevées en France dans les deux dernières enquêtes du ministère de la Culture sur les pratiques culturelles. Comme l’ont souligné Olivier Donnat, qui a conduit ces deux enquêtes, et d’autres chercheurs, la montée en puissance de l’économie médiatico-publicitaire a dévalorisé partiellement la consécration de la culture légitime et l’on assiste aujourd’hui à un éclectisme des répertoires et des frontières symboliques traditionnels.
En définitive, tous ces éléments conduisent à conclure : « Il semble que l’on doive renoncer à une stricte dichotomie entre publics et non-publics » (extrait de la plaquette de présentation du colloque de Grenoble).