Les défis de la publication sur le web
hyperlectures, cybertextes et méta-éditions
L’intéressante collection « Référence » de l’Enssib est désormais riche de cinq titres, dont le remarquable Une dynamique de l’insignifiance de Bertrand Labasse 1. Les défis de la publication sur le web : hyperlectures, cybertextes et méta-éditions brasse, comme son titre l’indique suffisamment, de larges ambitions. Disons le tout de suite, il s’agit, sur ces sujets, d’un ouvrage majeur qui ne présente à notre sens qu’un seul défaut : ne comporter aucune illustration !
Ubiquité, fluidité, connectivité généralisées
L’introduction de Jean-Michel Salaün et Christian Vandendorpe va au-delà de la présentation synthétique des différentes contributions, pour rappeler et ramasser les objectifs du livre : voir comment les nouveaux supports du texte en modifient l’ensemble des composantes, en permettant « l’ubiquité, la fluidité, la connectivité généralisées et l’indexation intégrale », et en bouleversant l’organisation, la mise en page, « les stratégies, postures et attitudes de lecture ». Pour eux, on aboutit à rien moins qu’à « une poétique nouvelle où la textualité est fragmentée et fait une large place à la séduction visuelle ». Et le livre, issu d’un colloque sur le sujet tenu en décembre 2002, considère comme une évidence que l’heure est venue d’une « ouverture d’une sensibilité littéraire à des outils dominés par les ingénieurs », ce à quoi on pourra complètement souscrire.
Il est hélas impossible de proposer une approche, même succincte, de la quinzaine d’articles rassemblés dans ce dense volume. On choisira donc d’en évoquer quelques-uns, sans remettre en cause la qualité des « oubliés », à une (grosse) réserve près dont il sera question en conclusion.
L’ouvrage est structuré autour de trois parties : « La perspective des textes » ; « La confrontation des postures » ; « L’ouverture des imaginaires ». Autant d’ouvertures ronflantes, mais qui pourraient être décevantes : il n’en est heureusement rien, et l’on peut d’ailleurs saluer la pertinence du travail d’édition scientifique du colloque et de l’ouvrage, qui évite redites et redondances, et permet tout au contraire rapprochements, analogies et apartés, dans un enrichissement mutuel des textes en regard les uns des autres – bref, dans un mouvement véritablement hypertextuel.
L’article introductif de la première partie, « Manières d’écrire, manières de lire. Des alphabets à l’Internet », est signé David Olson, de l’Université de Toronto. Il prend la question à son commencement, celle de « l’influence […] générale qu’a pu avoir l’écriture sur nos modes de pensée et d’action ». Question ontologique du propos : la pensée existe-t-elle sans l’écriture ? Question à laquelle David Olson ne répond pas, tout en soulignant l’indéniable prégnance de l’écrit sur nos pratiques sociales, ce qui est une façon détournée de le faire. Définissant la notion de « système d’écriture », il propose une hypothèse intéressante : « L’apprentissage de la lecture développe surtout la sensibilité à l’égard de la formulation plutôt qu’à l’égard du sens exprimé. » Autrement dit, on s’intéresse plus au système qu’au contenu. Or, « savoir lire […] c’est surtout avoir la maîtrise des significations ». Quel est donc, dans ce contexte, l’impact de l’écrit électronique ? Simplement, dit-il, « rendre les opérations [de lecture] plus rapides et plus simples ». Autant dire que ce n’est pas chez David Olson qu’on trouvera des tirades messianiques sur l’avènement d’Internet. Pour lui, « nous ne sommes pas passés d’une culture de l’oreille à une culture de l’œil, de même que la culture de l’écrit n’a pas supplanté la culture orale ».
L’apothéose du Livre
Dans « La lecture au défi du virtuel », Christian Vandendorpe se demande si « la nouvelle technologie informatique va déboucher sur la mise au point de ce “livre amélioré” qu’est le codex électronique ou si l’hypertexte va exercer une telle pression sur nos modes de lecture que la forme incarnée […] par le livre […] va tout simplement tomber en désuétude ». Rappelant que la lecture, notamment de romans, « exige de la part du lecteur un engagement dans la durée », il n’hésite pas à dire que « le web est […] l’apothéose du Livre, la finalité même de l’écriture à des fins de communication ». On pourra rester d’autant plus perplexe (mais attentif) que, après avoir détaillé les avantages respectifs de la lecture sur papier ou sur écran, il en vient à considérer que la voie d’avenir est « un prototype de papier électronique », qui consiste à emprisonner des millions de microcapsules dans une surface plastifiée, bref à réaliser une sorte d’encre électronique permettant de concilier les avantages du papier et ceux de l’ordinateur ! L’avenir dira s’il a raison…
Dans la deuxième partie (« La confrontation des postures »), le chapitre fort documenté intitulé « Cybertextes et hyperlectures dans l’enseignement universitaire » ne manquera pas de faire frémir les formateurs. L’auteur, Denis Bachand, de l’Université d’Ottawa, y présente des outils comme les « Web Course Tools », qui consistent à proposer sous forme numérisée des « packages » électroniques (soit « e-packs » bien sûr), en quelque sorte des supports pédagogiques en « prêt-à-porter », à charge pour les enseignants qui les utilisent de les modeler à leur convenance – dans les limites permises tant par les outils que par les contenus. À raison, l’auteur nous invite à nous méfier de la « technicite » : « Ce n’est pas parce qu’une chose est possible qu’elle est toujours désirable et appropriée. » Faute d’exemple probant, on serait tenté d’appliquer cette sage maxime à ce type d’approche pédagogique, dont le principal intérêt, avoué par l’auteur, est « des gains de temps […] substantiels ». Mais est-ce bien un intérêt ?
Dans « L’édition entre biens et services », Jean-Michel Salaün, qu’on ne présente plus, revient sur « les raisons profondes de la difficulté de construction d’une économie stable pour le livre sur le web ». Le livre est un produit, le réseau est un usage : ainsi pourrait se résumer la contradiction à l’origine de ces difficultés. Pourtant, la filière numérique domine désormais sans partage le monde de l’édition, avec des bénéfices (« petites séries, personnalisation ») et des inconvénients (« flux tendus »). Mais la numérisation, indique Jean-Michel Salaün, n’a pas d’influence sur « le produit lui-même ». Mieux, ce sont les imprimeurs qui renouent avec une activité d’éditeur, dans une étrange boucle de l’histoire que ne renieraient pas Henri-Jean Martin ni Roger Chartier, largement cités par nombre d’auteurs. Pourtant, « l’offre de livres en ligne se multiplie ». Mais il s’agit plutôt d’une « lecture de consultation », qui n’entre pas directement en concurrence avec celle du livre imprimé. Et l’avenir ? Il suppose « d’importants changements structurels » dont l’auteur avoue honnêtement avoir encore quelque mal à les discerner.
Un sort particulier
L’article introductif de la troisième et dernière partie, « L’ouverture des imaginaires », mérite à mon sens un « sort » particulier – et sera la matière d’une conclusion qui ne devra pas détourner de la lecture attentive de cet ouvrage passionnant.
Il s’intitule « Le web et l’émergence d’une nouvelle structure de connaissances », et il est signé par Ollivier Dyens, de l’Université Concordia à Montréal. Que dit-il ? Que nous vivons « dans une structure temporelle de plus en plus rapide » et que « la nouvelle structure d’acquisition des connaissances utilise la superficialité ». Pour le déplorer ? Non, car Ollivier Dyens donne à la notion de « superficialité » un nouveau sens, qui « n’est plus signe de paresse mais bien d’intelligence ». Au nom de quoi ? Au nom de « l’homonymisation », qui autorise le changement de sens de concepts quand se produit une révélation dans la structure de notre pensée : « Avant et après Galilée, […] Avant et après le Christ, […]. Avant et après [Internet]. »
Le constat pourrait être accablant. Il n’en est rien pour Ollivier Dyens : « Sur le web, il est impossible (et je dirais même dangereux) de tenter d’approfondir. » Et quelles sont les bases de cette mutation fondamentale ? CNN et MTV. « Voilà la culture qui nourrit les jeunes qui fréquentent nos universités » (phrase de conclusion de son propos). On aurait pu comprendre le constat, excuser l’absence de parti-pris – on ne supporte pas le consentement. Car l’auteur estime que les personnes ainsi « formées » ont « réussi à renverser les fondations économiques et intellectuelles de l’Occident ».
Et de prôner l’abandon de « la réflexion, [de] la contemplation et [de] l’analyse systématique ». Que penser d’un tel enseignant ? On se gardera de l’écrire, mais on se souviendra une nouvelle fois d’Orwell et de l’univers de 1984, avec l’avènement de la novlangue dans laquelle, justement, on change le sens des mots – mais dans le but de les faire mourir. C’est à cette abdication que fait songer le texte de M. Dyens. On se permettra, pour une fois, d’en rejeter profondément les attendus.