Le berceau du livre : autour des incunables
études et essais offerts au professeur Pierre Aquilon par ses élèves, ses collègues et ses amis
La Revue française d’histoire du livre rend hommage à Pierre Aquilon, membre du Centre d’études supérieures de la Renaissance à Tours et rédacteur de plusieurs volumes des Catalogues régionaux des incunables des bibliothèques publiques de France et du Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au seizième siècle, en lui dédiant un quadruple numéro consacré au « berceau du livre : autour des incunables ».
Des angles d’attaque très divers
L’incunable est ici abordé sous des angles d’attaque très divers. Plusieurs articles reviennent aux origines de l’imprimerie. Lotte Hellinga notamment, après une enquête serrée dans les archives, étaye l’hypothèse selon laquelle Nicolas Jeanson, tailleur de poinçons, envoyé sur ordre du roi Charles VII en 1458 à Mayence pour s’informer de l’art d’imprimer, y séjourna plusieurs années et y « eut incontestablement une influence certaine et peut-être décisive sur la technique typographique à son stade initial », avant de partir à Venise réaliser sa première publication en 1470. Frédéric Barbier, après une large réflexion sur l’apparition du livre et la constitution des collections dans la France du Nord, s’intéresse au premier volume de la Bible à 42 lignes de Gutenberg de Saint-Bertin.
On en vient ainsi à des études plus ciblées. Denise Hillard relate dans « Histoires de L » la fortune de grandes lettrines gravées sur bois figurant sur les pages de titre, insistant sur un beau L cadelé grotesque de 12,5 cm, utilisé sous des formes très voisines à partir de 1485 dans des éditions de Paris, Besançon et Lyon.
Annie Tarant-Boulicaut examine avec précision dans des incunables de la Bibliothèque municipale de Versailles les incidents typographiques et les erreurs de composition, révélateurs de la manière de travailler des ateliers de la fin du XVe siècle.
Yves Cambefort s’intéresse à une édition de Guy Jouenneaux de l’Interpretatio in Laurentii Vallae Elegantias latinae linguae et l’attribue, grâce à la bibliographie matérielle, à un imprimeur lyonnais des années 1490.
D’autres envisagent l’incunable sous l’angle des pratiques bibliophiliques et de la collection : Emmanuelle Chapron étudie celle formée au XVIIIe siècle à la bibliothèque Magliabechiana de Florence ; Sheza Moledina, celle constituée au XXe siècle par les jésuites à Jersey ; tandis que Dominique Varry examine la place de l’incunable dans les catalogues de vente lyonnais du XVIIIe siècle.
Géographie des incunables
Quels furent les lieux de production et les réseaux de diffusion des incunables ? Pour la Slovaquie, Eva Frimmova fait le point de la recherche actuelle. Elle traite des collections conservées et de leur histoire, rappelant que seule Bratislava eut un atelier, semble-t-il éphémère, avant 1480.
Plus largement, Philippe Nieto, dans une « Géographie des impressions européennes du XVe siècle », s’est appliqué à renouveler une cartographie ancienne ou peu accessible. S’appuyant sur le recensement des 27 872 notices bibliographiques d’ouvrages imprimés avant 1501 fait par The Illustrated Incunabula Short Title Catalogue (IISTC) – publié en deux cédéroms en 1997 –, il propose un ensemble de vingt cartes fort claires. Les premières montrent la diffusion de l’imprimerie en Europe au fil des décennies, les suivantes donnent une photographie des ateliers actifs en 1470, 1480, 1490 et 1500. La comparaison entre la carte des ateliers ayant existé entre 1452 et 1501 et celle des ateliers actifs en 1500, beaucoup plus clairsemée, est éclairante, montrant à l’évidence que l’installation de l’imprimerie fut éphémère dans de très nombreuses villes. Les cartes donnant la proportion de livres par langue et par aire d’impression rappellent que le latin prédomine en Allemagne, en Italie, en France et aux Pays-Bas, mais est minoritaire dans des pays de plus faible production, comme l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal où les langues vernaculaires sont majoritaires. L’auteur, conscient des potentialités et des limites de l’IISTC comme base de données, indique qu’un travail plus fin exigerait le recours à des catalogues plus précis, voire aux exemplaires eux-mêmes. En attendant, le résultat présenté se révèle déjà très convaincant.
L’imprimerie à Lyon au XVe siècle
Dans un dossier intitulé « Autour du livre à Lyon au XVe et au début du XVIe siècle », Guillaume Fau, Sarah Saksik, Marie Smouts et Sylvie Tisserand, élèves conservateurs à l’Enssib, dressent un état des lieux de l’imprimerie à Lyon au XVe siècle. S’ils ne prétendent pas à des révélations fracassantes, ils ont le grand mérite de croiser des informations provenant des sources existantes, imprimées et manuscrites, ce qui leur permet de donner un dictionnaire des hommes du livre à Lyon au XVe siècle. Cette enquête prosopographique, qui ne se veut surtout pas définitive, recense déjà 160 noms, mêlant des libraires et imprimeurs connus (Buyer, Le Roy, Husz, Neumeister…) à des Pierre Bergiron, parcheminier, Pierre Boiffo, graveur et trompette, ou Amé Brulache, fabricant de cartes. Elle représente une base solide sur laquelle des travaux ultérieurs pourront s’appuyer.
Si les incunables forment bien le cœur du volume, quelques articles font une échappée vers le XVIe siècle comme celui d’Albert Labarre qui traite de « La répression du livre hérétique dans la France du XVIe siècle » et celui de Raphaële Mouren qui dissèque un cas de « Photocopillage au temps de l’imprimerie artisanale », voire couvrent plusieurs siècles comme la contribution d’Istvan Monok, « Deux siècles de culture et de lecture dans le bassin des Carpathes (1526-1720) ».
Les travaux de Pierre Aquilon illustrent à l’envi que l’art d’étudier l’incunable est multiple. Ses élèves, collègues et amis en font ici une fidèle démonstration.