Bibliothèques d'étude - bibliothèques de lecture publique
Complémentarité, coopération, fusion ?
Annie Le Saux
La séparation des bibliothèques universitaires et des bibliothèques de lecture publique a, à de rares exceptions près, toujours eu cours en France. S’appuyant sur quelques exemples existant ou en projet, le groupe Paris de l’Association des bibliothécaires français a soulevé, à la Bibliothèque nationale de France (BnF), le 14 octobre, la question de leurs éventuelles complémentarité, coopération ou fusion. Un thème et des interventions qui ont captivé l’attention et l’intérêt des auditeurs.
Certaines réalisations récentes ont tenté de rapprocher la bibliothèque municipale et la bibliothèque universitaire, comme à La Rochelle, mais il faut constater que ce rapprochement n’est que géographique et que cette proximité n’a en rien touché à la spécificité de chacun des deux établissements, non plus qu’à leur organisation ou à leur fonctionnement. Selon l’essai de typologie de Claudine Lieber (Inspection générale des bibliothèques), ce sont des « voisins de quartier ». Plus proches et recherchant une économie d’échelle par des accords financiers, ou une mise en commun de la logistique, les bibliothèques « voisins de palier » se sont développées dans des villes moyennes qui, soit hébergent à un étage de leur bâtiment une section universitaire (Blois, Roanne, Grenoble), soit intègrent aux fonds de la BM les collections universitaires (Châteauroux, Troyes). Ce modèle ne suscite plus de nouveaux émules, ce qui ne laisse guère augurer de son avenir.
Le troisième groupe de bibliothèques pratique une cohabitation plus poussée, qui implique une mise en commun lourde à organiser à partir de ce qui sépare bibliothèques d’étude et bibliothèques de lecture publique, que ce soit les tutelles, les statuts, les budgets, les tarifs, les horaires, ou encore les collections, les catalogues et les systèmes informatiques, etc. À chaque situation locale correspond ainsi une réalisation originale, rarement transposable ailleurs.
Brest, Strasbourg, Clermont
Les trois exemples développés lors de cette journée ont témoigné de cette variété de cas. Celui de Brest, présenté en duo par Alain Sainsot (service commun de documentation) et Nicolas Galaud (BM), a profité d’une tradition de coopération déjà bien ancrée de la bibliothèque universitaire, avec Ifremer par exemple, et aussi et surtout de l’opportunité d’un projet de construction d’une BU Lettres et sciences sociales d’une part et d’une médiathèque tête de réseau d’autre part. La ville et l’université ont dès lors envisagé une coopération portant sur plusieurs volets : la mutualisation d’un certain nombre d’espaces (salles informatiques, salles d’exposition et d’animation, café littéraire) et de services (le prêt entre bibliothèques), la rationalisation et le partage des abonnements et de certaines collections, l’accès gratuit aux services de l’un des établissements par les usagers de l’autre, etc.
Si le projet de Brest est déjà bien avancé 1, celui de Strasbourg n’en est encore qu’au stade des rêves, même s’il peut s’appuyer, d’une part, sur une volonté de la ville de réaffirmer son rôle européen et sur celle de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (BNUS) de devenir, avec le concours de la BnF, une bibliothèque européenne et, d’autre part, sur la concomitance, comme à Brest, de deux projets : celui de rénovation de la BNUS et celui de construction d’une nouvelle médiathèque. « Pourquoi ne pas profiter de ces deux projets pour les mettre en synergie ? », a logiquement questionné Bernard Falga, administrateur de la BNUS, reconnaissant cependant que tout cela n’était encore que de l’ordre de la réflexion. Il est, en effet, prématuré d’avancer que la BNUS fera l’objet d’une nouvelle construction à proximité de la future médiathèque plutôt que d’une rénovation. La conjoncture est favorable. Il reste à convaincre les différentes strates politiques concernées…
L’histoire du troisième exemple, celui de la Bibliothèque municipale et interuniversitaire de Clermont-Ferrand, est le plus ancien. De par la volonté de la ville et de l’université et à l’initiative du directeur de la bibliothèque universitaire de l’époque, inspiré par le modèle allemand des Länder, une convention a uni, en 1902, sous une direction commune la bibliothèque municipale et la bibliothèque universitaire. Ce statut très particulier a été reconduit en 1996 par la signature d’une nouvelle convention redéfinissant la répartition des charges et les missions communes, dont la mise en place d’une politique d’acquisition concertée, l’établissement d’une carte de lecteur unique… En mai 2001, il a été décidé de réunir sous un même toit l’ensemble des fonds de la BU et de la lecture publique, et de les rendre ainsi accessibles à tous. L’objectif recherché était non pas de juxtaposer les collections et les services, comme c’est plus ou moins le cas à Brest, mais bien d’unifier l’offre universitaire et l’offre de lecture publique, et de faire, selon le message un brin publicitaire de Livia Rapatel, que « 1 + 1 = 1 ». Ce projet 2« ambitieux et risqué », voire « utopique », prévoit, toujours sous forme de convention, une gestion unique, un seul et même circuit du document, une rationalisation des acquisitions… mais les personnels (150 personnes 3) continueront à avoir des statuts et des horaires différents. Le public, quel qu’il soit, pourra profiter des 60 heures d’ouverture hebdomadaire.
Jamais contents
Et c’est bien lui, le public – disons plutôt le public étudiant, car rares sont les BU qui accueillent le grand public – qui fait le lien entre bibliothèques d’étude et bibliothèques de lecture publique. Un public indifférent aux statuts des établissements, qui va où ça l’arrange. Des enquêtes (BnF, Bibliothèque publique d’information) ou de simples observations (Médiathèque de la Cité des sciences et de l’industrie 4), ont permis de cerner ce qui l’attire ici plutôt que là : l’accueil, le cadre de travail, les horaires (atout de la BPI par rapport aux BU ou à la BnF, qui elle, voit son public augmenter le mardi, jour de fermeture de la BPI). Romuald Ripon (BnF) et Françoise Gaudet (BPI) constatent l’un et l’autre une progression du public étudiant (80 % du public de la BnF en 2002, 71 % de celui de la BPI en 2003), Sylvie Peyrat soulignant, quant à elle, la forte charge des collégiens et lycéens le week-end à la Médiathèque de la Cité des sciences et de l’industrie. Ce déséquilibre des publics qui va s’accentuant, jusqu’à entraîner, comme à la Médiathèque de la Villette, des conflits d’usage aboutissant parfois à l’exclusion, a fait réfléchir à des actions visant à les diversifier. Gratuité les week-ends de juin et de juillet à la BnF (du fait de la « fréquentation saisonnière » des étudiants et de la période de creux en été), multiplication des animations envers le large public, recentrage des acquisitions, création de zones selon l’usage 5, essai de diversification des pratiques des étudiants sont quelques-unes des pistes envisagées pour l’instant.
L’effet d’éviction du grand public par l’irruption massive de pratiques étudiantes dans les bibliothèques de lecture publique, provoqué par la longueur des files d’attente, la durée de l’occupation des places, le bruit, etc., entraîne l’insatisfaction des bibliothécaires.
Le problème n’est pas tant dans la fréquentation des BM par les étudiants – « Accueillons les étudiants, c’est le large public de demain », a conseillé Françoise Gaudet, tandis que Jean-François Jacques (Conseil supérieur des bibliothèques) faisait remarquer que « les grandes villes perçoivent les étudiants comme une charge, les petites villes comme un atout » – que dans leur surreprésentation et, pire encore, dans la non-utilisation des collections de la bibliothèque par un certain nombre d’entre eux, qu’ils soient appelés « séjourneurs » (BnF) ou « touche à rien » (BPI).
Le public idéal, celui auquel aspire tout bibliothécaire, c’est finalement toujours celui qui ne vient pas à sa bibliothèque.