Éphémères et curiosités
Anne-Marie Bertrand
En 2004, le thème du mois du patrimoine écrit s’intitulait « Curiosités et éphémères ». Par goût du contre-pied (?), le colloque éponyme s’appelait, lui, « Éphémères et curiosités : un patrimoine de circonstances ». Il s’est déroulé à Chambéry, les 23 et 24 septembre derniers.
Un thème indéfini ?
Plusieurs intervenants du colloque s’interrogèrent sur son thème même. Benoît Lecoq, président de la Fédération française pour la coopération des bibliothèques, des métiers du livre et de la documentation, rappela que des précédents colloques avaient déjà traité de thèmes voisins : en 1995, « Actualité et patrimoine écrit » ; en 1997, « Mémoires de l’éphémère » ; en 1998, « Passions et collections ».
L’un des (en)jeux du colloque consista, en fait, à définir son thème. Avant même son ouverture, dans la présentation du mois/colloque du patrimoine, étaient évoqués des documents « en marge », « hétéroclites », « inattendus », un « patrimoine modeste ». Au cours du colloque, on évoqua tour à tour « le passager, l’occasionnel d’hier » (Benoît Lecoq), « les petits documents passagers de tous les jours » (Michael Twyman), « ce que l’histoire officielle laisse de côté » (Claude Burgelin) – si l’on ajoute à ces définitions indéfinies le deuxième thème du colloque, « curiosités », on ne peut qu’être submergé par le nombre, la diversité, la marée des documents, objets, affiches, tracts, billets de train, os de géant, fers de forçats, emballages de sucre, cartes de piété, cahiers de vacances, pin’s, lunettes de Landru et autres cheveux de Napoléon – n’y manquait que l’encrier de Flaubert, mais il se trouvait dans l’exposition « Insolite patrimoine », à la Méjanes 1.
Un thème illégitime ?
L’éphémère, analysait encore Nicolas Petit (Bibliothèque nationale de France), c’est « tout ce qui n’est pas livres de bibliothèque » – définition osée qui renverse la charge de la preuve mais n’éclaire pas le débat, surtout si on s’en tient à la définition de « livres de bibliothèque » qu’il a donnée (la Patrologie de Migne et la bibliothèque de la Pléiade). L’éphémère, alors, a-t-il sa place dans les bibliothèques ? Réticence qu’analysait dès l’ouverture du colloque Claude Burgelin (« Je suis d’une prudence glacée dès qu’il s’agit d’éphémère : nous œuvrons pour le durable »), mais qui fut amplement combattue, notamment parce que « les éphémères entrés dans les bibliothèques cessent d’être des éphémères » (Danielle Ducout, Bibliothèque municipale de Dijon) et parce que même l’éphémère est patrimonialisé aujourd’hui (« Il y a un désir anthropologique de laisser une trace », soulignait Olivier Apert à propos des installations, par essence éphémères et aujourd’hui filmées, conservées, archivées).
La légitimité de ces collections se construit au fil du temps. C’est la brillante démonstration que livra Denis Pallier (Inspecteur général des bibliothèques) à propos des mazarinades : collectées par les contemporains (notamment par Gabriel Naudé), elles ne sont l’objet d’un intérêt de la part des bibliothécaires qu’au cours du XIXe siècle (bibliographie de Célestin Moreau, collection Jules Cousin à la Bibliothèque historique de la ville de Paris) et ne sont constituées en objet historique, en source, par les historiens qu’au XXe siècle, avec Boris Porchnev et Roland Mousnier.
Occasion fut ainsi donnée de rendre hommage aux collectionneurs : « Sans les collectionneurs, il n’y aurait pas eu d’ephemera car il n’y aurait pas eu de collections », résumait Michael Twyman. Mais comment collectionner les éphémères d’aujourd’hui, les sites web ? Julien Mazanès présenta l’archivage des sites électoraux effectué par la BnF à l’occasion des régionales du printemps 2004 et souleva, bien malgré lui, un nouveau lièvre : les éphémères d’aujourd’hui peuvent (peu ou prou) être conservés, mais ne sont pas pour autant accessibles – la consultation des sites archivés est (pour l’instant ?) prévue uniquement sur place à la BnF. Quant aux documents numérisés, leur accessibilité pose des problèmes juridiques, ont indiqué Josiane Sartre (Bibliothèque du Musée des arts décoratifs) comme Irène Paillard (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine). Le droit d’auteur comme nouvel ennemi des bibliothèques…