Les bibliothèques publiques et la Révolution tranquille au Québec
Au Québec, la méfiance à l’égard du livre, inspirée par le clergé catholique, vient de loin. Au début des années 1960, il y avait très peu de bibliothèques publiques, le niveau de scolarisation était faible et l’édition balbutiante. L’avènement de la Révolution tranquille en 1960 favorisa, entre autres, le développement d’un réseau de bibliothèques publiques, mais la politique du livre et de la lecture proprement dite ne fut lancée qu’en 1998. L’auteur de l’article propose un bilan en demi-teinte de son action.
In Quebec, distrust of books inspired by the catholic clergy goes back a long way. In the early 1960s there were very few public libraries, the level of schooling was poor and publishing in its infancy. The advent of the Quiet Revolution in 1960 encouraged, amongst other things, the development of public library networks; but a real policy for books and reading was not launched until 1998. The author of the article offers a slightly contrasted assessment of its performance.
In Quebec war ein, vom katholischen Klerus unterstütztes, Misstrauen gegenüber Büchern äußerst langlebig. Anfang der 60er Jahre gab es noch immer sehr wenige öffentliche Bibliotheken, das Schulniveau war niedrig und es gab nur eine spärliche Anzahl von Verlagen. Die Ausbreitung der stillen Revolution von 1960 förderte unter anderem auch die Entwicklung eines Netzes von öffentlichen Bibliotheken. Eine formelle Kulturpolitik für Buch und Lesen wurde erst 1998 eingeführt. Der Autor des Artikels zieht Bilanz, die teilweise von seinen eigenen Erfahrungen gefärbt ist.
En Quebec, la desconfianza respecto al libro, inspirada por el clérigo católico, viene de lejos. Al principio de los años 1960, habían muy pocas bibliotecas públicas, el nivel de escolarización era débil y la edición balbuciante. El advenimiento de la Revolución tranquila en 1960 favoreció, entre otros, el desarrollo de una red de bibliotecas públicas, pero la política propiamente dicha sólo fue lanzada en 1968. El autor del artículo propone un balance a medias de su acción.
Au Québec, la Révolution tranquille, amorcée au début des années 1960, est venue chambarder le paysage public dans ses aspects politiques, économiques, sociaux et culturels. Son avènement n’est pas le fruit d’une génération spontanée. Il a été préparé de longue main par un certain nombre d’intellectuels, de mouvements sociaux et d’institutions. Parmi eux, une pléiade d’analystes s’accorde à dire que l’arrivée de la télévision, en 1952, a joué un rôle majeur dans le changement des représentations sociales et des mentalités de cette société.
Cette évolution subite, résultat de critiques internes et de l’influence d’un ensemble d’idées et de mouvements de l’extérieur, notamment de la France et des États-Unis d’Amérique, est arrivée en même temps, ou presque, que deux événements majeurs externes, qui sont venus l’amplifier, l’accélérer et la légitimer : le concile Vatican II a bouleversé la représentation autoritaire qu’on se faisait, dans l’Église catholique, du rapport de l’institution et de ses représentants avec la masse des fidèles (a été aboli en même temps l’Index) ; l’arrivée de la pilule contraceptive qui rendait, dans une société à taux de fécondité légendaire, le contrôle des naissances facile – grâce à un procédé plus « médical » que mécanique, donc plus acceptable moralement (on n’a accès à cette pilule que sur ordonnance émise par des autorités légitimes en matière de santé).
Voilà une société qui s’apprête à embrasser, tardivement mais de manière précipitée, les sirènes de la modernité, y compris la valorisation de la laïcité. La Révolution tranquille n’a pas fait que ranger l’Église dans les églises, pour que la société et l’État prennent en charge directement la santé, l’éducation et les services sociaux, elle a aussi amené à des mœurs politiques différentes, à un éveil de la conscience nationale québécoise francophone moderne, à l’essor et à l’appropriation de moyens et d’institutions économiques d’envergure, à un niveau de création artistique sans précédent, enfin, et surtout, à l’atténuation d’un complexe d’infériorité plus que séculaire face au monde anglo-saxon nord-américain et à celui de la France moderne.
On pourrait croire que le livre, la lecture et la lecture publique ont pu avoir une influence d’envergure pour préparer cette Révolution tranquille, la réaliser et en gérer les conséquences. Si certains livres ont pu jouer un tel rôle auprès d’une élite, il n’en est pratiquement rien pour le reste de la société. Cela tient en bonne part à ce qu’on peut appeler le poids de l’histoire, à ce dont a hérité la Révolution tranquille, à ce qu’on a fait de cet héritage. Celui-ci comprenait une méfiance bien ancrée envers le livre et l’écrit en général.
Quelques rappels historiques
Cette méfiance à l’égard du livre, de sa liberté d’accès, de sa production, tout cela vient de loin, déjà au temps de la Nouvelle-France. « Depuis l’Acadie (à l’entrée du golfe du Saint-Laurent) jusqu’à la Louisiane (à l’embouchure du Mississipi), en passant par le Canada (le long du fleuve Saint-Laurent), on ne trouve aucun atelier typographique » 1. Hormis chez des clercs et des notables, le livre était un objet plutôt inconnu au sein d’une population largement analphabète. Ensuite, sous domination britannique, la première bibliothèque accessible à un public, c’est-à-dire en pratique à des clercs et à des notables, a été aménagée en 1779 par le gouverneur Haldimand. Elle n’avait pas pour but d’ouvrir aux Lumières, mais avait « davantage pour mission d’empêcher les francophones de rallier les Treize Colonies en rébellion » 2. Ainsi, le premier accès au livre s’est organisé dans une perspective de « rectitude politique », de ce qu’il fallait penser.
Vinrent les bibliothèques parlementaires ou législatives, inspirées de celles du Directoire (1796) et de la Library of Congress des États-Unis d’Amérique (1800). La première du Bas-Canada (nom d’alors du Québec) a vu le jour en 1802. Si cette dernière visait à fournir les documents nécessaires à la rédaction des lois et à leur application, elle diversifia rapidement son contenu. À cause de cela, on l’a ouverte au grand public dès 1825. Il y a eu plusieurs bâtiments de cet ordre à cause d’incendies, le plus souvent accidentels. Fait exception celui de 1849, où, en représailles à un projet de loi visant à dédommager des Québécois francophones victimes d’exactions de l’armée britannique à la suite des révoltes armées des années 1837 et 1838, des Anglais de Montréal mirent le feu au Parlement. S’y trouvait une bibliothèque de plus de 23 000 volumes 3. En vocabulaire d’aujourd’hui, ces bibliothèques faisaient office de « grande bibliothèque 4 ».
Quant au développement des autres bibliothèques pouvant être ouvertes à un grand public, « le clergé n’est pas inconditionnellement contre le livre, il est contre l’imprimé qu’il ne contrôle pas, le “mauvais imprimé” » 5. Cette attitude du clergé sera invariable, de cette époque jusqu’à la disparition de l’Index. Au cours de la première moitié du XIXe siècle, ce qui a pu se développer comme bibliothèques au Québec était quasi exclusivement le fait d’anglophones. Rares y étaient les livres en langue française ou les usagers francophones. Chez ceux-ci, principalement, a vu le jour un mouvement de libéralisme radical (au sens anglais) et d’émancipation coloniale, s’inspirant des Lumières, de certains philosophes britanniques et de l’expérience états-unienne. Ce mouvement s’est mué en révolte armée en 1837 et 1838. Il a été écrasé par les militaires britanniques.
Les penseurs et les leaders politiques de ce mouvement et de cette révolte ont alors perdu leur influence sur la population et la vie publique. Cela s’est manifesté plus tard par la condamnation par Mgr Bourget, évêque de Montréal, de l’Institut canadien de Montréal. Cet Institut avait son pendant à Québec. Largement francophone, cet institut avait été fondé comme lieu d’échanges, de débats et de réflexion, principalement dans le domaine politique. On y trouvait une bibliothèque composée en bonne partie de « mauvais imprimés ». Les évêques ont ordonné à ces deux maisons de « purger » leur fonds. Québec a obtempéré. Montréal a refusé. Après des péripéties et des échanges acrimonieux, l’Institut canadien de Montréal a été condamné par la Sacrée Congrégation de l’Inquisition de Rome, en 1869, à la demande de Mgr Bourget.
S’est instaurée par la suite une espèce de calme où on a développé des bibliothèques paroissiales, comme « contre-poison […] à ces romans infects qui pullulent dans nos villes, et qui déjà envahissent nos campagnes, pénètrent dans le sanctuaire de la famille et y portent la perversion de l’esprit et la corruption du cœur ». 6 On s’inspire du Manuel de l’œuvre des bons livres de Bordeaux. Hormis dans les localités anglophones du Québec, c’est la situation qui a prévalu, mutatis mutandis, jusqu’à la Révolution tranquille. Pour un historien de la bibliothèque publique au Québec, cette période a eu « la saveur doucereuse de la bibliothèque paroissiale et des bons livres ». 7 Le même auteur ajoute : « La bibliothèque […] ne pouvait pas être neutre, […] l’homme, qui n’était pas encore citoyen, était une conscience à diriger, un fidèle à édifier. Cette conception autoritaire du savoir créait une méfiance certaine envers la lecture. » 8 Un autre auteur, historien de la littérature québécoise a dit : « Alphabétisé tardivement, le peuple québécois a été soumis pendant plus d’un siècle à une campagne systématique contre la lecture. […] Les pressions du clergé catholique […] (ne permirent que) l’existence de bibliothèques paroissiales sous le contrôle des curés. Limitées pour la plupart à quelques centaines de livres pieux, ces bibliothèques cessèrent rapidement leurs activités faute de lecteurs. » 9
La bibliothèque de l’Institut canadien de Montréal est recueillie par l’anglophone Fraser Institute de Montréal. La première véritable bibliothèque publique au Québec est fondée en 1899 par la municipalité bourgeoise et anglophone de Westmount en 1899 10. À l’orée de la Révolution tranquille, deux traditions se côtoient, l’une relevant du monde anglo-saxon nord-américain, favorisant la lecture publique libre, l’autre soumise aux diktats du clergé catholique, exécutant en cela les mandements de Rome. Comme en bien d’autres domaines, dans celui de l’éducation notamment, la Révolution tranquille héritait d’une situation de pauvreté, de quasi-indigence culturelle, si on compare le Québec d’alors au reste du Canada et à maintes sociétés occidentales démocratiques et industrialisées.
Une grande bibliothèque
Pour couronner trente-cinq ans d’efforts, il a été décidé d’installer un dernier équipement, une grande bibliothèque, à Montréal. On a fusionné celle-ci avec la Bibliothèque nationale du Québec, bibliothèque de dépôt légal, ayant à l’esprit la possibilité de rendre plus accessibles au public et aux autres bibliothèques les ouvrages de création québécoise contenus dans le dépôt légal. Sera intégré à cette grande bibliothèque le fonds de la bibliothèque centrale de la ville de Montréal, en espérant ainsi faciliter la diffusion de ce fonds (qui a plusieurs particularités) et constituer, pour la ville de Montréal, l’équivalent d’une super bibliothèque centrale.
On espère aussi que cette grande bibliothèque, nommée Bibliothèque nationale du Québec, aura assez de ressources humaines et techniques pour aider les divers réseaux de bibliothèques, dont celles des municipalités, à développer des instruments pour utiliser de façon optimale les possibilités des nouvelles technologies de l’information.
On espère aussi qu’elle aidera les divers réseaux de bibliothèques à mettre en commun, ou à la disposition des uns et des autres, leurs fonds respectifs. On espère enfin que diverses innovations que cette bibliothèque pourrait réaliser en matière de diffusion auront des effets d’entraînement sur les bibliothèques publiques en particulier, au même titre que maintes initiatives du Musée de la civilisation de Québec en ont eu sur les autres musées. Cette nouvelle bibliothèque devrait ouvrir ses portes courant 2005.
Les bibliothèques publiques à l’aube de la Révolution tranquille
Au vu de ce survol historique, personne ne sera surpris de constater qu’il y avait très peu de bibliothèques publiques au Québec au début des années 1960, c’est-à-dire détenues par une administration municipale, ou agissant pour le compte d’une telle administration, contenant un assez large éventail de titres, conçues et accessibles pour quiconque veut se prévaloir de leurs services. Celles existantes étaient le plus souvent chichement pourvues.
En 1961, pas plus de 45 % de la population étaient desservis par une bibliothèque publique (à cette époque, on a inscrit comme bibliothèques publiques maintes bibliothèques paroissiales faisant plus ou moins fonction de bibliothèques publiques). Pas plus de 14 % des personnes desservies en étaient des usagers, une personne sur sept, ou encore à peine 6 % de la population totale. Ces usagers avaient à leur disposition en moyenne 0,8 volume par personne. Ils y ont fait chacun 1,7 emprunt de livre par année. Environ 49 % de ces usagers fréquentaient des bibliothèques contenant des ouvrages principalement en anglais. Celles-ci possédaient près de 30 % des volumes alors recensés dans toutes ces institutions. Leurs usagers avaient à leur disposition 3,5 livres par personne 11. Mentionnons qu’à cette époque, les personnes de langue maternelle anglaise comptaient pour moins de 18 % de toute la population 12. Elles se concentraient en quelques endroits, surtout dans le centre et l’ouest de l’Île-de-Montréal.
Toutes les enquêtes de pratiques culturelles ont montré l’existence d’un rapport étroit entre le niveau de scolarité d’une population et sa propension à lire des livres. En 1961, la population adulte francophone du Québec comptait très peu de diplômés universitaires, mais plutôt une bonne proportion qui n’avait même pas achevé d’études primaires. Non seulement il y avait peu de bibliothèques publiques, mais il manquait une des conditions préalables à leur utilisation, c’est-à-dire un degré de scolarisation suffisant.
Par ailleurs, si on fait exception du manuel scolaire, l’édition du livre était elle aussi dans un état chétif. Le livre étranger (principalement de France) dominait largement le marché. Les librairies étaient assez rares et le plus souvent de piètre qualité. Le livre québécois, dans ce marché, était désavantagé par rapport au livre importé. Ce n’est pas seulement la bibliothèque publique qui fait défaut, mais toute la chaîne du livre. Le livre étranger, mieux distribué que le livre québécois 13, est accessible plutôt à des gens scolarisés. Les bibliothèques publiques de l’époque n’étaient en aucun cas fréquentées par les rares gens instruits. D’où leur difficulté à effectuer des achats locaux et la stagnation des acquisitions de livres publiés ailleurs. En conséquence, les dépenses de fonctionnement de ces bibliothèques étaient fort modestes, moins de 1,8 million de dollars en 1961 14. La même année, pour la seule ville de Toronto, ces dépenses dépassaient 2 millions de dollars 15.
Pratiquement tout était à faire : scolariser la population, créer des bibliothèques publiques, en garnir les rayons, favoriser la production de livres d’ici et leur accès à leur public naturel. Une des principales tâches de la Révolution tranquille a été la démocratisation de l’éducation. Cela s’est passé sur plusieurs années pendant lesquelles on a construit écoles, collèges et universités. C’est un des fleurons de la Révolution tranquille, aux effets les plus durables.
Cette démocratisation n’est pas l’apanage du Québec. Maintes sociétés occidentales ont aussi procédé à une telle démocratisation. Mais en peu d’endroits on est parti d’un niveau aussi bas pour atteindre maintenant un des plus élevés au monde.
Avec l’élection du premier ministre Jean Lesage, en 1960, sont arrivés au pouvoir des ministres qu’on a appelés « l’équipe du tonnerre », laquelle a effectué des réformes ou mis en place maintes mesures innovatrices, pas seulement en éducation. Ainsi a été constitué le ministère des Affaires culturelles. Celui-ci a mis en application une loi de 1959 qui avait créé un Service des bibliothèques publiques et une Commission (consultative) des bibliothèques publiques. Ce ministère a injecté de l’argent pour la construction de bibliothèques publiques et l’acquisition de collections. Il a encouragé les municipalités à faire de même. Il a installé et soutenu des bibliothèques centrales de prêt, destinées à aider techniquement et à enrichir les collections de petites localités. Nous ne nous attarderons pas sur les diverses mesures prises pour favoriser le développement de la chaîne du livre, où la bibliothèque publique a eu un rôle important à jouer. Qu’a fait essentiellement l’État québécois de la Révolution tranquille à nos jours, pour aller au-delà du piètre héritage en matière de bibliothèques publiques ? Jusqu’en 1998, « croyant qu’il s’agissait d’une question de sous-équipement, il a fait de magnifiques efforts pour desservir l’ensemble de la population ». 16
Quelques résultats
Après environ trente-cinq ans d’efforts plutôt soutenus, au-delà de 92 % de la population ont accès à une telle institution en 2001, plus de 30 % en sont des usagers, ceux-ci ont à leur disposition 2,5 livres par habitant et font 6 emprunts par année. La proportion du public desservi par une telle bibliothèque a doublé depuis 1961, celle inscrite a plus que doublé, les livres disponibles par usager ont triplé, le prêt par usager a été multiplié par 3,5 17. Si, par ailleurs, on examine la situation récente de villes à majorité ou à pluralité anglophone, elles ne comprennent qu’un peu plus de 6 % de la population totale, mais on y trouve 9 % des usagers, 9,5 % des livres recensés et au-delà de 10 % des prêts de livres 18. L’écart entre francophones et anglophones s’est beaucoup atténué, mais il a tendance à persister. La tradition anglophone nord-américaine n’a pas vraiment déteint sur les francophones du Québec. Un écrivain anglo-canadien a écrit un roman célèbre au Canada, Two Solitudes, se fondant sur les rapports de l’époque entre francophones et anglophones au Canada 19. La nature de ces rapports n’a pas vraiment changé, particulièrement dans le domaine culturel.
Deux autres résultats méritent d’être mentionnés. Ils aideront à étoffer le bilan qui suivra. D’abord, entre 1960 et 1979, la proportion de la population ayant accès à une bibliothèque publique s’est accrue graduellement de 45 % à 77 %, avec un gain moyen annuel de 1,7 %. Puis, durant quelques années, cette proportion est allée s’accélérant, pour atteindre un peu plus de 90 % depuis 1994. On doit l’impulsion de cette accélération à ce qui fut nommé le Plan Vaugeois, du nom du ministre de la Culture d’alors. Ce plan visait à équiper chaque municipalité qui n’en avait pas d’une bibliothèque publique, à moderniser et à accroître les équipements et les collections de celles existantes 20. Cette mesure voulait assurer, parmi d’autres, la diffusion du livre québécois, alors en pleine expansion. En corollaire à cet accroissement du nombre de bibliothèques publiques, on voyait augmenter la part des usagers au sein de la population. Ces deux accroissements sont allés de pair jusqu’au début des années 1990, alors que le territoire québécois faisait quasiment le plein en matière de bibliothèques publiques.
Depuis, le pourcentage de la population desservie plafonne à 90-92 %. En parallèle, on voit aussi la proportion des usagers plafonner. Comme si l’accroissement de ces usagers, pendant les décennies antérieures, avait tenu principalement à l’arrivée de nouvelles installations. Si la part des usagers plafonne, le nombre de prêts de livres par usager continue de croître. Mentionnons enfin qu’un des effets du Plan Vaugeois est l’âge moyen très bas de nos bibliothèques publiques. La majorité d’entre elles a à peine vingt ans. D’où, pour une bonne partie du territoire québécois, la présence très récente d’une telle institution culturelle. Les racines n’y sont donc pas encore profondes.
La politique de la lecture et du livre
C’est après trente-cinq ans d’expansion des réseaux des bibliothèques publiques et des librairies, ainsi que de bouillonnements dans le monde de l’édition, que le ministère de la Culture a lancé une politique de la lecture et du livre 21. « Le bilan plutôt noir établi sur la lecture au Québec a été un élément déclencheur menant à l’adoption d’une politique de la lecture en 199. » 22 Près de 44 % des personnes de 15 ans et plus n’avaient pas ouvert un livre en 1994. Chez les francophones, cette proportion était un peu plus forte. Parmi les Québécois ayant déclaré avoir lu des livres, près du tiers en avait lu moins de 10 cette même année 23. Qu’un tel diagnostic ait été posé si tardivement a de quoi surprendre de prime abord. Comme si on avait plus ou moins espéré, au cours de ces décennies de construction, que la présence et la disponibilité du livre auraient spontanément emporté de façon massive l’adhésion du public.
Pourtant, selon les enquêtes quinquennales de pratiques culturelles de ce ministère, on pouvait voir la proportion des lecteurs de livres gagner du terrain (36,9 % en 1983 ; 38,2 % en 1994). Il y a eu en même temps scolarisation massive et de plus en plus prolongée des générations montantes. Au point que plus de 27 % des 25-34 ans actuels détiennent un diplôme universitaire. Certains s’attendent à ce que la cohorte qui les suit soit encore plus scolarisée 24. On aurait donc atteint de façon maximale, chez ces jeunes adultes, une des conditions fondamentales pour s’adonner à la lecture de livres. Établissons ici une nuance d’importance : les personnes hautement scolarisées sont plus portées à la lecture de livres parce que leurs longues études les ont amenées à développer davantage leur compétence en ce domaine. Mais il n’y a pas de rapport automatique entre forte scolarité et usage des livres.
Devant un geste si tardif, on peut formuler l’hypothèse qu’on se serait finalement aperçu qu’il fallait plus que rendre le livre accessible (dans un esprit de démocratisation de la culture) pour le voir massivement utilisé. Une citation de Bernard Épin, en exergue au chapitre V de cette politique, donne à penser ainsi : « On ne naît pas lecteur, on le devient ; encore convient-il de le rester. » Cette politique de la lecture pourrait-elle être vue comme le couronnement de trente-cinq ans d’efforts pour la mise en place d’institutions, d’équipements et de livres, où ces œuvres seraient venues par elles-mêmes emporter l’adhésion du public et combler enfin une des disparités qui nous distingue depuis des lustres du reste de l’Amérique du Nord, celle de la lecture publique ? Ne pourrait-il y avoir aussi autre chose, qui pourrait tenir du poids de l’histoire, de pesanteurs sociologiques qui en découlent, toujours présentes, dont a hérité la Révolution tranquille ?
Tentative de bilan
On ne peut que manifester admiration devant la ténacité des autorités du ministère de la Culture du Québec pour avoir constitué quasiment de toutes pièces un réseau de bibliothèques publiques dotées de fonds raisonnables. Cela s’est échelonné sur plus de trente ans. Non seulement ce ministère a mis à plus d’une reprise les bouchées doubles, mais il a réussi, dans la plupart des cas, à convaincre les municipalités de prendre la suite et, désormais, d’absorber la grande majorité des dépenses de fonctionnement de ces institutions (83 % en 2001, la part du ministère se limitant à moins de 10 % ; elle a déjà dépassé 35 % en 1980, par exemple) 25. On ne peut imaginer que la population desservie ira au-delà des 90-92 % actuels. Seules restent à équiper des communautés de très faible dimension, isolées, loin de toute agglomération significative.
En regard de cet effort, on peut exprimer une certaine déception, celle de voir plafonner à 30-32 % la population qui se prévaut de cette institution. D’autant plus que les cohortes récentes de jeunes adultes sont les plus scolarisées de toute l’histoire du Québec. Elles fréquentent à peine davantage les bibliothèques publiques que leurs congénères d’il y a dix ans (25-34 ans de 1989 : 36 % ; 25-34 ans de 1999 : 38,3 %) 26.
On peut aussi mettre en cause le fait que l’énoncé d’une politique de la lecture soit venu bien tardivement, plutôt que d’avoir accompagné l’expansion et l’amélioration du réseau des bibliothèques publiques. Pourquoi avoir consenti tant d’efforts, si longtemps ? Pour mettre à niveau les bibliothèques publiques avec les autres modules de la chaîne du livre, en vue de favoriser la diffusion des œuvres d’ici, qui doivent compter beaucoup sur les aides publiques pour être diffusées ? Sûrement. Par mimétisme face au reste de l’Amérique du Nord, où la bibliothèque publique a une tradition plus que séculaire ? Sans doute. Par souci d’assurer le développement culturel des diverses communautés au Québec ?
Mais, encore une fois, pourquoi ne pas avoir fait accompagner, en priorité, le développement de toutes ces institutions du livre de mesures pour susciter des lecteurs et les soutenir tout au long de leur vie, étant entendu que l’écrit, l’imprimé, le livre, sont encore les vecteurs les plus importants et les plus diversifiés de transmission de la culture ? Candeur, ignorance de la part des décideurs, indifférence ou préférence pour d’autres vecteurs de culture de la part du public ?
Les cent ans de « campagne systématique contre la lecture », dénoncés par Maurice Lemire 27, ne sont pas si loin. Ils se terminent avec la Révolution tranquille. Une bonne partie des décideurs actuels, particulièrement dans les municipalités, a été alphabétisée dans ce climat. Très peu ont connu dans leur enfance et leur adolescence l’expérience d’avoir fréquenté une bibliothèque publique. Parfois, pour plus d’un, la lecture (dont on ignore souvent l’immense spectre de contenus) ne serait encore qu’un divertissement parmi d’autres 28. On a consenti facilement à voir s’installer une bibliothèque publique chez soi, parce que le ministère en payait une large proportion et qu’il versait par la suite des subventions intéressantes pour accroître ses collections.
Un autre effet de cet héritage se trouve dans le monde de l’éducation. La scolarisation massive et prolongée des jeunes ne s’est pas toujours accompagnée de formation de bibliothèques scolaires dans les écoles primaires et secondaires publiques, comme accompagnement au processus de scolarisation. Là où une telle bibliothèque existe, elle est souvent dans un état lamentable 29. On a fait des efforts gigantesques pour développer des compétences en lecture, mais sans en favoriser l’utilisation. On a ouvert des portes mais sans indiquer sur quoi elles ouvraient. On a confondu compétence et usage. Au point où une haute autorité du domaine de l’éducation, devant qui on déplorait cet état, ne voyait pas la pertinence de cette critique, rétorquant que nos élèves faisaient bonne figure dans les évaluations internationales de compétence en lecture.
Il est aussi possible que l’on ne retienne que l’aspect fonctionnel de la compétence en lecture, celle-ci permettant d’avoir plus facilement accès à des emplois bien rémunérés. Cela ressemble étrangement à l’idée de la double ignorance, évoquée par Socrate, et reprise par un philosophe québécois, dans le contexte actuel 30. Mais, ici, il s’agit sûrement moins de l’ignorance découlant de la nouvelle modernité que de celle dont a hérité la Révolution tranquille. Maintes bibliothèques publiques ont fait des efforts pour faire passer les jeunes de la compétence au contenu. Ces actions sont restées éparses, le plus souvent sans coordination véritable avec les écoles.
Quant au public, s’il a été prévenu pendant cent ans « contre la lecture » 31, il ne faut pas oublier qu’il a été tardivement alphabétisé et récemment massivement alphabétisé. S’est développée très tôt, sur les bords du Saint-Laurent, une tradition de transmission orale de la culture, reprise de provinces françaises ; s’est ainsi constituée une littérature orale 32. Cette tradition a été en bonne partie récupérée, adaptée et modernisée lors de l’avènement de la radio 33. À l’instar du conte, et en l’absence d’une compétence généralisée en lecture et d’un catalogue bien garni d’œuvres littéraires québécoises écrites, le public du temps s’est abreuvé de littérature radiophonique québécoise, se traduisant surtout par des romans feuilletons, sans oublier les émissions de comique et d’humour 34.
Puis vint la télévision en 1952, bien avant la scolarisation massive et prolongée donnant accès au livre. Elle a repris rapidement de la radio le feuilleton radiophonique pour en faire le feuilleton télévisuel. Non seulement on s’entendait, mais on se voyait ! Ce fut la fascination. Aux œuvres d’imagination s’ajoutaient émissions d’affaires publiques, documentaires, bulletins de nouvelles, entrevues de personnalités diverses, joutes de hockey, etc.
Le Québec francophone a eu accès à la modernité par la télévision, en même temps qu’elle lui parlait de lui et le divertissait. Pour reprendre une expression de Philippe Breton et de Serge Proulx, le Québec s’est laissé séduire par « la culture de l’évidence », sans s’être encore familiarisé avec « la culture de l’argumentation », soutenue essentiellement par l’écrit 35. Ce n’est pas l’écrit qui l’a amené, à l’instar de maintes autres sociétés, à la découverte et à l’intégration des valeurs de la modernité, cet écrit dont on lui avait appris par ailleurs à se méfier. Le son et l’image de la télévision lui sont devenus tellement familiers, jouant plus qu’à d’autres endroits un rôle majeur de relais culturel, que le Québécois demeure toujours un des téléspectateurs les plus insatiables de l’Amérique du Nord.
Avec la disparition de l’Index a volé en éclats un tabou rattaché à la lecture. Mais, à ce tabou ne s’est pas substituée une avidité pour la lecture. Celle-ci n’est pas venue porter au Québec les sirènes de la modernité. Ces dernières sont arrivées par d’autres voies.
On reste a posteriori frappé par les efforts soutenus du ministère de la Culture pour établir une chaîne du livre viable, y compris le réseau des bibliothèques publiques, sans qu’on ait, en même temps, développé dans le public un mode d’emploi du livre. On a sûrement cru au livre, mais pour qui, pourquoi ? Aurait-on considéré le livre comme un antidote à la télévision, jugée superficielle par certains ? Plusieurs ont certainement vu la télévision et le livre comme des concurrents. Conception élitiste du livre face à la télévision ? Cela est hautement possible. Possibles aussi les considérations sur le livre qui n’avaient pas pris assez au sérieux la résistance des couches géologiques de méfiance envers la lecture. Il est possible que, dans l’histoire de ce ministère, l’avènement si tardif d’une politique de la lecture soit une autre manifestation du poids de l’histoire. Ses dirigeants n’ont-ils pas été eux aussi presque tous en quelque sorte héritiers de la situation d’avant la Révolution tranquille, de ce qu’il n’y avait ni librairies ni bibliothèques publiques dignes de ce nom au moment de leur enfance et de leur adolescence, de la quasi-inexistence alors du livre québécois, de la rareté relative des livres – ceux en circulation n’étant ou qu’édifiants ou à contenus conçus pour des publics autres –, de la pénurie encore plus grande de lecteurs de livres dans leur entourage ?
Les bibliothèques publiques, malgré la route parcourue, ont encore pas mal de chemin à faire pour se comparer honorablement au reste du continent 36. Elles ont aussi fort à faire pour élargir leur lectorat. Si elles ont devant elles désormais des cohortes ayant développé de très grandes compétences en lecture, celles-ci ont été élevées avec la télévision.
Quant aux plus jeunes, ils sont tombés dans la potion d’Internet. Trois cultures, trois logiques, trois façons de structurer ses univers culturels : la culture de l’argumentation ou de la linéarité, la culture de l’évidence, et, selon le philosophe montréalais Hervé Fischer, la culture ou logique en arborescence que favorise Internet 37. Mais, à ce stade-ci, le Québec n’est probablement pas si différent des autres sociétés occidentales.
Novembre 2004