Les loisirs culturels des 6-14 ans
Sylvie Octobre
La publication des résultats de cette étude était très attendue. L’enquête porte en effet sur les enfants et les jeunes adolescents, les « “oubliés” de l’approche statistique et sociologique » comme l’écrit justement l’auteur. Elle vient combler une lacune que déploraient tous ceux que la construction et les mutations du champ culturel intéressent.
L’enquête menée par Sylvie Octobre se situe très explicitement dans le prolongement des grandes enquêtes sur Les pratiques culturelles des Français qui portent sur les plus de 15 ans. Son objectif est de « décrire largement les activités culturelles et leur place dans les loisirs et les modes de vie des 6-14 ans ». Dans un souci de comparabilité, elle suit une démarche identique à celles des enquêtes concernant les adultes avec les aménagements nécessaires compte tenu de la spécificité du public concerné : enquête par questionnaires diffusés auprès de 3 000 enfants scolarisés dans des classes représentatives de la démographie scolaire, à l’intérieur d’un échantillon de 180 écoles et collèges.
Une originalité pertinente : les parents de tous les enfants sont également interrogés sur leurs pratiques et consommations culturelles. Ils sont d’ailleurs la source unique d’information sur le comportement et les goûts des enfants du CP à la fin du CM1, les plus jeunes étant dans l’incapacité de remplir un questionnaire – mais peut-être le manque d’autonomie attribué aux enfants de cet âge ou la difficulté, voire l’impossibilité pour les plus jeunes, d’expliciter leurs goûts et dégoûts, sont-ils des raisons tout aussi fondées de ce choix de méthode.
Culture jeune vs culture de la chambre
Les parties de l’ouvrage s’organisent selon la logique habituelle qui, indépendamment de l’âge, répartit entre deux pôles (classique et technologique) les pratiques culturelles contemporaines : médias audiovisuels, lecture, pratiques artistiques amateur, fréquentation des équipements culturels.
Cependant le premier chapitre, « L’environnement familial et scolaire des 6-14 ans », pose d’emblée, à partir d’une réflexion liminaire sur ce que l’on doit considérer comme une activité de loisir pour des enfants dont l’autonomie n’est qu’une virtualité désirable, la problématique à partir de laquelle seront traités et interprétés les résultats statistiques d’une enquête qui s’intéresse à des sujets en gestation : de l’entrée en primaire à la fin du collège, à l’intérieur du temps et des espaces de liberté qui leur sont impartis à mesure qu’ils grandissent, les enfants se construisent comme des acteurs de plus en plus autonomes par rapport aux attentes et aux exigences des parents et de l’école. Cette capacité d’émancipation se concrétise dans la production d’une « culture jeune » que l’étude présente comme le lieu d’épanouissement d’une sociabilité juvénile dont la vigueur est le complément indispensable à l’autre tendance que développe l’adolescence : l’inquiétude de soi que révèle le besoin de solitude, de retraite, et que soutient la possibilité d’aménager « un espace privé au sein de la cellule familiale », une « culture de la chambre », offerte par la technologie audiovisuelle.
Sylvie Octobre souligne que la structure en tension propre à cet âge ne doit pas forcément s’interpréter en termes de rupture, renvoyant à la fameuse « crise de l’adolescence ». Ainsi, les trois types de sociabilité (familiale, scolaire et juvénile), dans lesquelles entre nécessairement l’enfant, participent chacune au processus d’individualisation.
Comme l’énonce Olivier Donnat dans l’avant-propos, il s’agit de mettre en évidence les « enjeux d’interinfluence entre enfants, parents, groupes de pairs et institution scolaire ». Sylvie Octobre insiste également sur le rôle d’intermédiaires, de passeurs, des frères et sœurs vis-à-vis des plus jeunes : « La sociabilité jeune […] s’amorce dans la sociabilité entre frères et sœurs et s’émancipe dans la sociabilité entre copains » (p. 335).
La construction du consommateur autonome
D’une manière générale, les résultats de l’enquête tendent à montrer que, s’il est des âges charnières qui ponctuent le « déplacement […] de la sphère de l’éducation à celle de l’identité », l’émergence du temps libre de l’enfant est le résultat de négociations entre « l’enfant à protéger » et les institutions qui ont en charge sa socialisation et que c’est dans ces négociations mêmes qu’il se construit comme « consommateur autonome ».
Même si, dans la majorité des cas, et contrairement aux idées reçues, les pratiques culturelles et de loisir initiées par les parents ne constituent pas un « contre-modèle » dans la construction identitaire des jeunes, elles restent cependant associées à l’enfance et rejetées en tant que prescriptions au moment de l’entrée dans l’adolescence, la principale victime étant, dans tous les cas, la mère qui apparaît comme le vecteur le plus actif de l’acculturation des enfants.
Mais, et ce point mérite d’être sérieusement pris en compte, les abandons sont moins nombreux dans les domaines où les pratiques ont bénéficié d’un fort investissement parental. L’implication de l’enfant, son engagement subjectif, dans les pratiques culturelles qui lui sont proposées, de manière plus ou moins pressante, par son environnement familial et scolaire, apparaît comme une condition de l’acquisition d’une véritable compétence et de la pérennisation d’une activité qui est plus qu’un simple passe-temps ou occupation du temps libre (« Hobbies, passe-temps et activités de loisirs des 6-14 ans »).
L’ouvrage dresse un tableau assez contrasté entre ce qui est en jeu dans la consommation télévisuelle 1 et tout ce qui a trait à la musique : consommation (écoute de la radio, de CD) qui tient la première place dans leur identité (sexuée) – « si les consommations solitaires sont les plus nombreuses, elles ne valent que parce qu’elles peuvent constituer une compétence discutée, négociée et reconnue avec et par les pairs » (p. 158) – ou pratiques amateur qui font l’objet du chapitre « Des héritages de l’enfance aux pratiques investies » et à propos desquelles on peut lire que « loin d’opposer pratiques prescrites dans l’enfance et pratiques choisies, on se doit de considérer un continuum de situations qui ferait passer la prescription parentale initiale aux plus jeunes âges vers une autonomisation progressive du choix de la pratique. […] La pratique amateur est d’autant plus durable qu’elle est précoce et cette précocité est le plus souvent le fait de l’entourage familial » (p. 283).
Un tableau nuancé et souple
S’appuyant sur de nombreux exemples, l’auteur peut affirmer qu’il n’existe pas de « relation linéaire entre l’intensité de la consommation et l’intensité de l’attachement » (p. 140). La même logique préside au destin de la fréquentation des équipements culturels : « Le jeu de substitution progressive et de complémentarité entre les deux pratiques réalisées avec les adultes et pratiques volontaires détermine le devenir de la pratique au fil de l’avancée en âge » (p. 286). Dans ce domaine, le cinéma est la principale sortie culturelle, occasion d’une socialisation familiale précoce, dont le principal vecteur est le père ; il reste l’équipement le plus familier aux préadolescents ; la bibliothèque, équipement largement connu et utilisé, est davantage marquée par l’école (primaire), même si « la construction de la familiarité aux bibliothèques est […] d’abord familiale et se poursuit […] par son intégration dans l’agenda des loisirs adolescents » (p. 328).
Le tableau que dresse Sylvie Octobre des pratiques culturelles de loisir de cette classe d’âge est donc infiniment nuancé et souple : on y trouve de la reproduction, des évolutions, des renouvellements, des fidélités, des indifférences et des abandons. De nombreux tableaux permettent de prendre la mesure de la multiplicité des combinaisons et interactions possibles.
La clef de cet ouvrage est clairement proposée dans le chapitre de synthèse : « Les modèles des parents ne sont pas la cause des comportements des enfants : ceux-ci supposent, dès la pré-adolescence, l’action autonome de l’intéressé. C’est donc la conjonction de l’implication des parents dans la construction de schémas culturels pour leur enfant et de l’engagement propre de celui-ci qui assure la cohérence des univers culturels » (p. 379).