La culture des individus

dissonances culturelles et distinction de soi.

par Christophe Evans

Bernard Lahire

Paris : Éd. la Découverte, 2004. – 777 p. ; 24 cm. – (Textes à l’appui, Série Laboratoire des sciences sociales). ISBN 2-7071-4222-0 : 29 €

L’énorme travail entrepris par Bernard Lahire avec La culture des individus part d’un double constat d’insatisfaction vis-à-vis de la sociologie critique inspirée par Pierre Bourdieu. Insatisfaction à l’égard de son caractère monochromatique (il n’y a qu’un seul régime de légitimité culturelle, la théorie de l’habitus stipule un modèle de la consonance et de la cohérence générale des comportements), et insatisfaction à l’égard de son outil d’excellence : l’analyse statistique et notamment la mise en correspondance systématique des pratiques et représentations des individus avec leur milieu social d’origine ainsi que leur niveau de diplôme. Pour éviter de retomber dans les mêmes travers, l’auteur va emprunter un autre chemin, qu’il poursuit depuis un certain temps déjà, et qui consiste à laisser de côté dans un premier temps les catégories explicatives usuelles de la sociologie (classes sociales, groupes d’appartenance, institutions…) pour se concentrer sur cet « objet » que cette discipline appréhende si mal : l’individu saisi dans sa singularité même et parfois ses contradictions.

Ainsi, les cas particuliers intéressent Bernard Lahire tout autant, sinon plus, que les cas généraux, ce qui lui permet d’étudier tout le spectre des variations en matière de pratiques culturelles : les variations intra-individuelles (variations qui traversent les individus eux-mêmes lorsqu’ils s’engagent dans une lutte de soi contre soi en s’abandonnant, par exemple, au plaisir facile de la télé réalité alors qu’ils la condamnent en public) ; les variations inter-individuelles (variations entre individus appartenant aux mêmes classes sociales, peu étudiées jusqu’à maintenant) ; et bien sûr les variations inter-classes sociales (car elles ne sont pas parties à l’égout avec le bébé et l’eau du bain).

Les rapports contemporains à la culture

Pour schématiser – difficile en effet de résumer en quelques formules cette vaste entreprise de plus de 700 pages que Lahire lui-même a eu quelque peine à synthétiser –, on peut dire que les clés des comportements culturels et des rapports contemporains à la culture tiennent selon le sociologue à deux grands principes explicatifs : les socialisations multiples auxquelles sont exposés les individus tout au long de leur existence et qui vont contribuer à définir leurs dispositions et compétences, et les contextes auxquels ces mêmes individus sont ensuite confrontés et qui vont permettre ou contrarier l’activation de ces mêmes dispositions. Somme toute, une approche plus soucieuse de la description honnête et précise de l’état des choses que du respect ou de la soumission à une théorie généralisante (même si la théorie ne manque pas, loin s’en faut, dans La culture des individus). Concrètement, l’enquête – car c’est bien d’une recherche empirique qu’il s’agit – repose principalement sur ce que l’on appelle en sociologie une analyse secondaire des résultats de l’enquête Pratiques culturelles des Français, c’est-à-dire sur un retraitement minutieux des données issues de cette vaste recherche.

Ce travail initial de (re)cadrage est fort logiquement complété par une copieuse série d’entretiens assez longs (plus de 100, dont une partie consacrée à des adolescents) qui permet d’affiner encore les matériaux quantitatifs et de confirmer un certain nombre d’hypothèses. Il est, enfin, poursuivi par quelques terrains spécifiques assez emblématiques de notre époque : les soirées karaoké et les plateaux de l’émission télévisée Tout le monde en parle, laquelle repose justement sur le principe du mélange des genres (showbiz, sport, politique, littérature, cinéma, faits divers…).

Deux apports particuliers

Hormis les développements pertinents tirés directement des analyses quantitatives et qualitatives, deux chapitres m’ont particulièrement intéressé : « La jeunesse n’est pas qu’un mot : la vie sous triple contrainte », et « Baisse de l’intensité de la foi en la culture littéraire et artistique ». Dans le premier, on voit bien que les contraintes douces ou fortes en matière de goûts ou pratiques culturelles demeurent très importantes parmi les moins de 18 ans, lesquels figurent évidemment parmi les individus les plus dissonants (83 % de dissonants parmi les élèves et étudiants !). Deux institutions sociales jouent un rôle non négligeable en termes de découverte et de familiarisation à la culture chez les jeunes : la famille, qui cependant a de moins en moins le monopole de la socialisation des enfants selon Lahire, et l’école qui apparaît positivement dans de nombreux entretiens (ce qui permet pour le coup de nuancer l’action un peu négative de cette institution sur une activité telle que la lecture littéraire qu’elle a tendance à scolariser).

Dans le second, on mesure un peu mieux, à la suite notamment des travaux de Christian Baudelot ou François de Singly, ce qu’il en est du rapport à la culture littéraire et artistique dans la société française actuelle. C’est-à-dire dans une société où la sélection scolaire se fait moins sur ces matières désormais que sur les mathématiques, les sciences, l’économie ou la gestion ; dans une société où l’attitude de « bonne tenue culturelle » n’est plus observée avec autant d’efforts et d’attention ; et, enfin, dans une société où la plupart des activités culturelles les plus appréciées (cinéma, musique et autre) ont fait irruption dans les foyers avec force.

La fréquentation des institutions culturelles publiques perd ainsi de son attractivité, voire son monopole dans certains cas. Les bibliothèques sont bien sûr en première ligne dans ce mouvement de désaffection. Double désaffection d’ailleurs : pour l’institution publique et pour le livre également, ou du moins pour le roman. Car la place de la lecture littéraire au sens large est considérablement relativisée. Les changements sont importants : il y avait plus de forts lecteurs de livres parmi les OS en 1973 (30 %) qu’aujourd’hui parmi les cadres (29 %) ! Contrairement à la musique, par exemple, et notamment la musique classique ou le jazz, Lahire montre bien que cette pratique culturelle est devenue une activité assez ordinaire puisqu’elle s’inscrit beaucoup moins dans des profils de pratiques légitimes et s’associe assez facilement avec des activités dissonantes ou franchement illégitimes.

On le voit, le constat est objectif et sans concession. Il se tient à bonne distance du catastrophisme stérile et du relativisme démagogique. Lahire ne mélange pas tout et prend bien la peine de dire que les comparaisons d’un domaine à l’autre sont parfois délicates. Il rappelle notamment que « le mélange des genres et l’étiolement de la foi en la culture légitime classique ne profitent pas également à tous », que « les groupes les plus éloignés des formes scolaires de culture peuvent être les plus grandes victimes d’une situation de moindre discrimination culturelle ». C’est là en effet une équation difficile à résoudre pour l’ensemble des médiateurs culturels et nous peinons en général sur ces questions à trouver une voie médiane : Bernard Lahire rappelle ainsi que Richard Hoggart critiquait la tendance du travailleur social nouveau style à s’identifier à son « client » ou la propension du bibliothécaire « démocrate » à vouloir respecter les goûts de ses lecteurs populaires : « Intervenir à partir de normes légitimes constitue, certes, un acte de pouvoir, mais ne pas intervenir, sous prétexte de respecter les différences, c’est contribuer à maintenir les inégalités en place. »

Si l’on peut, en définitive, critiquer une partie des choix et positionnements de l’auteur (Anne-Marie Bertrand a souligné les principaux défauts de l’entreprise, ajoutons qu’on aurait aimé en savoir un peu plus sur la passation des entretiens et surtout la sélection des personnes interviewées puisque la plus grosse partie réside dans la région lyonnaise), il faut dire haut et fort que La culture des individus est une formidable invitation à repenser le phénomène culturel dans son ensemble : qu’il s’agisse des pratiques, des goûts, des représentations, voire de l’impact des institutions et des politiques culturelles… En refermant cet ouvrage, on se dit que les pistes ethnographiques et psychologiques, voire psychanalytiques, qui apparaissent çà et là dans les extraits d’entretiens mériteraient sans doute de plus amples développements. Ce serait encore un autre moyen de redonner de l’épaisseur aux êtres culturels complexes que nous sommes. Dégustez à petites gorgées La culture des individus, vous y croiserez Durkheim, Weber, Bourdieu, Elias, Goffman, mais aussi, Proust, Valéry, Duhamel, Pirandello, mais aussi Rieu, Sardou, Hallyday, Goldman ou l’incontournable Bernard Werber… Au détour, vous finirez peut-être par vous y (re)trouver.