Littérature de jeunesse, incertaines frontières

Lise Chapuis

Un colloque d’une semaine consacré à la seule littérature de jeunesse et réunissant tous les acteurs et partenaires du domaine, des chercheurs aux bibliothécaires, tel était le projet d’Isabelle Nières-Chevrel, professeur à l’université de Rennes, et de Françoise Bosquet, fondatrice de l’Art à la page et formatrice, en collaboration avec Nic Diament, directrice de La Joie par les livres et Sophie Van der Linden, directrice de l’Institut Charles Perrault. Le pari a été largement tenu, et la magie de Cerisy-la-Salle a opéré : le programme, composé avec rigueur à partir de la notion de frontières, a permis d’aborder, entre le 4 et le 11 juin derniers, les aspects les plus variés de la littérature de jeunesse et a favorisé des rencontres et débats passionnés dans une ambiance particulièrement conviviale.

Lisibilité et esthétique

La première frontière explorée était celle du « lisible », et Annie Renonciat comme Sophie Van Der Linden se sont d’abord penchées sur la matérialité spécifique du livre de jeunesse, la première en s’attachant, à travers une analyse historique, à la typographie destinée au public jeune comme condition de lisibilité, la seconde en mettant en valeur les potentialités créatrices du support original qu’est l’album.

Il n’y avait qu’un pas à franchir pour s’interroger sur les « frontières esthétiques » et sur l’image en tant que telle ou dans ses rapports avec le texte : quels sont les critères qui fondent la valeur esthétique d’un album, comment a évolué l’image documentaire depuis les années 1930, telles étaient les questions posées respectivement par les interventions de Cécile Boulaire et de Michel Defourny. La table ronde qui suivait, réunissant plasticiens et éditeurs, a permis d’aborder le sujet de l’illustration et des complexes relations entre texte et image.

Frontières des âges, des valeurs et des sexes

Mais où commence et où finit ce que l’on nomme littérature de jeunesse : c’est une autre frontière, souvent mouvante, qu’il fallait sinon délimiter, du moins arpenter, à savoir celle des âges. La sociologue Régine Sirota a, dans cette optique, proposé des définitions de l’enfance à travers les conceptions contemporaines où se nouent les critères sociaux, économiques ou pédagogiques. Mathieu Letourneux, spécialiste du roman d’aventures, a quant à lui montré comment ce genre transcende justement la notion d’âge en proposant sous des formes variées l’archétype du récit initiatique et en se fondant sur le plaisir toujours renouvelé du romanesque.

Si la jeunesse est l’avenir d’une société, celle-ci a à cœur de lui transmettre des valeurs. C’est donc autour de cette notion que s’articulaient les communications suivantes, et Isabelle Nières-Chevrel a fait voir avec humour comment les forces de l’inconscient viennent affleurer dans les textes les plus apparemment moralisateurs du XIXe siècle, tandis que Marie-Aude Murail, avec sa fougue habituelle, s’interrogeait sur les enjeux de son propre travail de romancière contemporaine entre censure, risque d’édification et crainte de désespérer ses jeunes lecteurs.

Ces lecteurs étant bien souvent des lectrices, il était inévitable de se pencher sur une autre frontière particulièrement sensible : celle des sexes. Denise Von Stockar, en analysant les résultats de différents travaux de recherche dans ce domaine, a mis en lumière la permanence des stéréotypes sexistes sous l’apparente modernité des sujets et des productions tandis que Boris Moissard et Béatrice Poncelet – le premier, auteur de fictions, la seconde, d’albums – optaient chacun à sa façon pour une esthétique classique dépassant aussi bien les notions d’âge que de sexe.

Le ciblage du lectorat fondé sur de tels critères a aussi été l’occasion pour des éditeurs et libraires de questionner les difficiles exigences de leur métier entre nécessités économiques et démarche créatrice.

Frontières du discours

Finalement, il restait à se demander comment se côtoient ou s’interpénètrent les différents discours portés par les chercheurs, les prescripteurs ou les médiateurs sur la littérature de jeunesse.

Après l’intervention de Jean Perrot consacrée au renouvellement de la recherche, Viviane Ezratty a, à son tour, à travers son expérience à l’Heure Joyeuse, insisté sur la nécessaire adaptation des professionnels des bibliothèques, de leurs compétences et de leurs outils dans ce domaine de la jeunesse marqué par une singulière mobilité des productions comme du lectorat.

Comment prescrire un livre à des jeunes quand on est un adulte et comment faire la critique d’un ouvrage écrit par un adulte pour des jeunes quand on est soi-même un adulte ? Tels étaient aussi les questions et paradoxes soulevés par Véronique Soulé et par Françoise Ballanger, tandis qu’Annick Lorant-Jolly montrait comment la récente scolarisation de la littérature de jeunesse, tout en légitimant celle-ci, faisait de l’enseignant un prescripteur de plus au risque d’abolir les frontières entre lecture privée et lecture scolaire.

Ces nombreuses interventions, ponctuées notamment par des présentations de travaux de jeunes chercheurs et par une soirée de contes dits par Éveline Cévin, ont été l’occasion de débats et d’échanges posant et reposant sans cesse des questions essentielles, à commencer par la plus fondamentale : qu’est ce qu’« un bon livre de jeunesse » ? Mais au-delà, ce que l’on a pu percevoir une fois encore, c’est combien sont incertaines les frontières entre littérature de jeunesse et littérature tout court, car c’est l’art même qui est en jeu, ainsi que les rapports entre éthique et esthétique.