Le livre numérique et l'Union européenne
Maud Plener
L’échec commercial de l’e-book ne doit pas nous laisser croire que les nouvelles formes du livre issues des techniques de numérisation des textes et des images ne vont pas prochainement bouleverser le monde du livre. Le modèle économique de l’édition, la préhension de l’objet, les modes de lecture, la création peut-être, sont ou seront touchés. Pour autant, la logique en œuvre est-elle nécessairement celle de la rupture, ou bien le livre numérique s’inscrit-il dans une continuité contextuelle, sinon technique, avec l’objet livre ?
Une bonne introduction à la problématique
Pour répondre à ces questions très présentes dans l’actualité éditoriale, en particulier professionnelle 1, l’ouvrage de Maud Plener apporte des éléments d’un réel intérêt. Issu d’un mémoire de fin d’études de l’Institut d’études politiques de Strasbourg, ce travail de recherche universitaire se distingue d’abord par sa qualité d’ensemble : bien construit, écrit avec clarté, il constitue une bonne introduction à la problématique d’ensemble créée par l’irruption des nouveaux supports textuels. Par ailleurs, il traite de la prise en compte des enjeux juridiques et économiques du numérique par le droit communautaire, dans une approche centrée sur les objectifs politiques de l’Union, permettant une utile remise en perspective.
La première partie, consacrée aux incidences culturelles et économiques de la numérisation de l’objet « livre », s’attache tout d’abord à préciser la définition de cet objet, souvent floue ou sujette à interprétation, quand elle n’est pas rendue incompréhensible au profane par le jargon technique. On parle en effet tantôt de livre électronique, de livre virtuel, de livre numérique, sans s’accorder sur une définition commune d’un processus identique. Au-delà de la terminologie, ce sont les changements dans les usages, de l’apprentissage de la lecture à la création, qui sont également rappelés et précisés, comme autant de « chocs » culturels aux conséquences encore mal évaluées. Quant aux incidences économiques, l’auteur montre bien que le changement de paradigme contraint à dissocier, dans leurs dimensions d’objets commercialisables, le traitement du livre numérique et celui du livre traditionnel. L’exemple de l’impasse du prix unique en fournit un bon exemple.
L’expertise d’un spécialiste
La seconde partie s’attache à présenter et analyser la démarche d’harmonisation communautaire qui s’est traduite in fine par l’adoption de la directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information. Couronnement d’un édifice dont font partie d’autres textes comme les directives sur la signature ou le commerce électronique, et par ailleurs, comme on le sait, en cours de transposition en France dans un sens extrêmement favorable aux titulaires de droits patrimoniaux, cette directive est présentée ici comme la réponse raisonnée et volontariste des législateurs communautaires à la nécessité de maîtriser d’emblée le nouvel environnement, en assurant la protection du créateur.
L’approche n’est pas stricto sensu juridique et on ne trouvera pas dans le livre une analyse ligne à ligne du texte, comme on l’attendrait d’un article ou d’un ouvrage de droit. Dans l’évaluation de la portée juridique des diverses dispositions du texte, l’auteur recourt le plus souvent à l’expertise d’un spécialiste, André Lucas, et on ne peut guère choisir, en la matière, meilleure référence.
Mais l’apport de l’auteur tient surtout à ce qu’elle décrit bien la position des instances communautaires, et montre ainsi le caractère de compromis, forcément insatisfaisant et donc sujet à remise en cause, du dispositif adopté. En témoignent des exemples comme l’exclusion regrettable du droit moral de la directive, ou la faiblesse politique (en particulier quant à la démarche communautaire d’harmonisation) du choix qui a présidé à l’adoption du mécanisme des exceptions possibles au droit exclusif.
Il n’en reste pas moins qu’en reconnaissant la propriété intellectuelle « comme faisant partie intégrante de la propriété », le législateur européen a bien privilégié une approche audacieuse, et Maud Plener s’emploie à le démontrer avec beaucoup de force et de clarté. C’est dans l’application et la prise en compte des usages et des usagers que se révèle la vraie faiblesse de cette démarche : conceptuellement solide et résultant d’une prise de position politique nette, elle pêche par manque de pragmatisme, de bon sens, mais aussi de fermeté, dès qu’elle se traduit dans la pratique.
Un ouvrage qui invite à la réflexion
Ainsi des bibliothèques, que l’auteur n’a pas oubliées dans sa recherche. Elle consacre, dans la première partie, un développement particulier aux nouveaux concepts fonctionnels que la numérisation a conduit à mettre en œuvre, comme les cyber-bibliothèques, aux services comme l’accès public à Internet, les signets, etc., et relève l’intérêt des bibliothécaires pour les expériences autour du livre électronique. S’agissant du droit pour les bibliothèques de copier pour conserver ou pour les usages spécifiques de leurs lecteurs, elle ne semble pas partager complètement l’hostilité d’André Lucas à l’instauration d’un régime d’exception, hostilité qui est celle des titulaires de droits, comme on sait.
Dans le processus de transposition de la directive en France, c’est bien un des points de litige principaux : les bibliothèques, comme les établissements d’enseignement et de recherche, plaident pour l’exception, les éditeurs (et, semble-t-il, les juristes avec eux) veulent qu’on s’en tienne au droit exclusif et donc au contrat. Si Maud Plener ne prend pas partie sur ce point particulier, qui n’est pas précisément l’objet de son ouvrage, elle semble bien cependant prête à reconnaître la légitimité de la revendication des professionnels de la documentation. Mais dès lors que le législateur européen n’a pas dit clairement s’il fallait privilégier les exceptions ou laisser faire les mécanismes du marché, l’analyste peut-il faire ce choix à sa place ?
Un ouvrage recommandable donc, qui invite vraiment à la réflexion, comme son préfacier lui en fait justement crédit. Le texte complet de la directive (avec les considérants) figure en annexe, et une bonne bibliographie, très à jour et citant de nombreuses sources en ligne, pourra donner envie au lecteur d’aller plus loin. Ou de revenir en arrière, si la nostalgie du livre et du papier viennent le submerger au milieu de cette lecture certes intéressante, mais nous faisant hélas entrevoir un avenir rien moins qu’enthousiasmant.