Library Review, années 2003-2004
du volume 52, no 5 au volume 53, no 3
Au lecteur attentif de Library Review depuis quelques années, les livraisons de la fin de l’année 2003 et du début de l’année 2004 ont réservé quelques surprises. En effet, rarement revue aura connu des bouleversements aussi importants dans sa politique rédactionnelle, sans qu’il soit possible de déterminer s’ils sont dus à des choix délibérés d’évolution, ou à des contingences extérieures – par exemple le manque d’articles sur les pays « émergents ».
Toujours est-il que la revue a proposé peu d’articles consacrés à l’Afrique ou à l’Asie, et plus généralement à des pays habituellement traités par Library Review. De même, exit la pourtant goûteuse chronique érudite d’Eric Glasgow, qui nous proposait des points de vue sur tel éditeur de l’époque victorienne, ou telle bibliothèque confidentielle et ultra-spécialisée. Les numéros analysés semblent résolument tournés vers l’avenir, avec un thème qui, de manière presque écrasante, domine les livraisons, au moins en termes de nombre d’articles, l’« information literacy » et son corollaire supposé, la « LIS education ».
Information literacy
Ces deux concepts, s’ils ne sont pas inconnus des professionnels français des bibliothèques et de la documentation, sont difficiles à traduire tels quels. Disons que l’information literacy correspond à la capacité, pour une partie du public des bibliothèques, d’utiliser de façon efficace les outils documentaires mis à leur disposition (y compris des outils censément « grand public », comme les moteurs de recherche) et, dans la mesure où cette capacité reste peu répandue, la nécessité pour les professionnels de parfaire leurs apprentissages en ce domaine.
Quant à la LIS [Library and information studies] education, il s’agit bien des études en bibliothéconomie et en sciences de l’information – mais il s’agit aussi de plus que cela.
En tout cas, s’il est une découverte majeure que, sans provocation, on peut faire tout au long des pages de Library Review, c’est bien celle de l’usager. Car celui-ci est (désormais ?) au cœur du fonctionnement de la bibliothèque et, par conséquent, il faut en connaître et en « apprivoiser » les comportements, ce qui conduit à mettre en œuvre une alternative qui, sans être antagoniste, n’est pas toujours et forcément complémentaire. D’une part, il faut adapter les espaces et les modes d’accès aux collections, aux attentes et habitudes du public. D’autre part, il faut « éduquer » ce dernier, en lui permettant, moyennant l’emploi de techniques pédagogiques relativement simples, de mieux profiter de l’établissement, en en comprenant mieux l’organisation, mais aussi en sachant pour lui-même mieux organiser ses recherches et leur déroulement.
De nombreux articles sont consacrés à cette éducation. Par exemple, dans le no 5, vol. 52, est présenté un projet à destination d’un public étudiant, mené à l’université de Melbourne : on constate que quelques sessions de formation permettent d’améliorer grandement, au moins à court terme, les aptitudes des usagers à utiliser les collections, aptitudes dont tout le monde s’accorde à reconnaître qu’elles sont cruciales dans leur réussite universitaire. Le no 7, vol. 52, de la revue est, quant à lui, entièrement consacré à ce sujet, et s’avère être un must pour tous les bibliothécaires concernés par ce problème.
On trouve dans ce numéro spécial de très intéressants comptes rendus d’expériences menées aux Pays-Bas, en Allemagne, en Norvège, en Espagne, etc., contributions qui, entre nous soit dit, prouvent que les étudiants d’autres pays européens ne sont pas meilleurs que les étudiants français, dont on déplore les faibles qualifications en la matière. Dans « Becoming information literate in the Netherlands », Albert K. Boekhorst indique que quatre « barrières » freinent l’accès des usagers à la bibliothèque : d’abord, il faut être conscient de ses lacunes ; ensuite, il faut une volonté politique de permettre au plus grand nombre d’accéder à la connaissance, puisque (troisième barrière) les contraintes économiques font que tous n’ont pas un égal accès aux ressources informationnelles. Enfin, il ne faut jamais négliger la dimension « affective », c’est-à-dire la plus ou moins grande volonté, désir ou peur, des usagers à fréquenter les bibliothèques et à utiliser les services qu’elles proposent.
Dans le même article, décidément très riche, l’auteur distingue un grand nombre d’« ignorances » (utilisons ce terme, faute de mieux) des usagers, selon le domaine concerné (les sciences, la culture générale, les technologies, voire des déficiences plus fondamentales comme l’illettrisme), ignorances qu’il faut résoudre avant même d’envisager une recherche documentaire et a fortiori l’exploitation de ses résultats.
Vers une dimension pédagogique des bibliothèques
On se doute que ce n’est pas à la bibliothèque seule de lutter contre ces manques. Comme Albert K. Boekhorst le souligne, ce n’est que récemment qu’on a pris conscience de ce qu’apprendre aux usagers à utiliser les ressources de la bibliothèque (utilisation du catalogue, compréhension du plan de classement, etc.) n’était plus suffisant : il faut aussi aider l’usager à comprendre l’information qu’il trouve, pour l’exploiter au mieux. Benno Homann, dans « German libraries at the starting line for the new task of teaching information literacy », montre qu’un domaine vaste et nouveau s’ouvre ainsi pour les bibliothèques, parfois en mal de nouvelles missions, en Allemagne comme ailleurs : contribuer, après l’école, à conforter les usagers dans la maîtrise d’un monde où l’information est tout à la fois de plus en plus nécessaire et de plus en plus complexe à trouver et à exploiter.
Cette perspective, plutôt roborative, doit néanmoins être tempérée, car peu de bibliothécaires ont les connaissances nécessaires, en pédagogie ou en psychologie par exemple, pour faire face à ces nouvelles fonctions. Surtout, l’émergence de ces nouvelles fonctions est liée pour partie aux besoins des usagers de trouver leur place dans la compétition à outrance qui semble pour beaucoup leur quotidien professionnel. Or, si les bibliothèques pouvaient être bien placées, elles sont, pour l’instant, à l’écart de ce monde compétitif, au grand dam parfois de ceux qui en sont les thuriféraires patentés (médias et hommes politiques entre autres). Mais pour combien de temps ? C’est la question que posent, par exemple, Ragnar Audunson et Ragnar Nordlie dans leur intéressante contribution, « Information literacy : the case or non-case of Norway ». Même la Norvège, modèle social-démocrate d’État-providence s’il en est, n’est plus à l’abri de ce questionnement.
Devant cet avenir incertain, les auteurs préfèrent le plus souvent mettre l’accent sur les bénéfices de cette démarche. Par exemple, une re-légitimation de la bibliothèque en tant qu’institution pédagogique, et non pas seulement comme espace de loisirs et de consommation culturelle. Ou, pour les bibliothèques universitaires, les souhaits de plus en plus affirmés, harmonisation européenne des cursus aidant, d’inclure des apprentissages de recherche documentaire comme part des enseignements obligatoires, notamment au niveau du 1er cycle, contribuant là encore à conforter le rôle central et fondamental de la bibliothèque en tant qu’institution d’apprentissage.
Ces nouvelles missions vont forcément engendrer une modification des enseignements dispensés aux futurs professionnels : c’est tout l’enjeu d’un autre numéro spécial, Restructuring LIS education (no 2, vol. 53). La revue des compétences nécessaires au futur professionnel fait osciller entre peur et vertige, entre prudence et fierté : adepte du marketing et féru d’évaluation, le nouveau bibliothécaire maîtrisera comme personne la gestion des ressources humaines, s’essaiera avec succès à la nécessaire auto-promotion, tout en consacrant son temps libre (?) à l’éducation de ses utilisateurs, éducation pour laquelle il aura développé de remarquables aptitudes pédagogiques. À la fois excitant et parfois un peu (disons) optimiste, le numéro se clôt par un article plus terre à terre, « Bridging gaps – pedagogical investment » dont les auteurs (quoique norvégiens) font preuve de cet humour à froid si anglo-saxon qui nous manque parfois dans les autres contributions. On y apprend que, pour l’étudiant, le (plutôt la) bibliothécaire idéal est celui qui fait tout à sa place, et qu’il faut savoir lutter contre l’éternelle reconnaissance promise pour apprendre à l’étudiant à apprendre, si possible en se mettant à sa place : rude tâche en perspective, peut-être un défi plus grand que ceux promis par l’avenir radieux évoqué plus haut.
Digital reference services
Si l’information literacy constitue l’un des enjeux majeurs des livraisons les plus récentes de Library Review, d’autres sujets sont abordés, eux aussi résolument tournés vers l’avenir. Ainsi les « Digital reference services » font-ils l’objet d’un numéro spécial (vol. 53, no 1). Sous cet intitulé, là encore difficilement traduisible de façon littérale, il faut entendre des services qui proposent aux usagers de répondre à distance à leurs demandes d’information de tous ordres, avec l’aide d’une documentation soit spécialement constituée pour cela, soit puisée dans les fonds des bibliothèques proposant ce type d’outil.
Le « marché » se partage entre des services privés et institutionnels. Parmi les plus connus, on peut citer « Ask a librarian », « AllExperts », « Internet Public Library », « Ask Jeeves », etc. Plusieurs études, il faut bien le dire, fastidieuses à lire à la suite proposent les résultats de tests anonymes réalisés auprès de ces fournisseurs à l’aide d’un panel de questions, tests bien évidemment comparatifs : délais de réponse, pertinence des réponses, nombre de questions auquel il a été répondu, etc.
Si ces services sont relativement performants, bon nombre de commentateurs soulignent qu’ils ne parviennent jamais à « égaler » le contact direct (même téléphonique) avec un professionnel qui peut amener l’usager à affiner sa question, à en préciser le contexte, etc. Inversement, la fourniture en différé de la réponse diminue fortement le stress imposé par la nécessité éventuelle de proposer une réponse immédiate à son interlocuteur.
Autre inconvénient, dans le cas où le service est proposé par une bibliothèque ou par un réseau de bibliothèques : que le temps et le personnel consacrés à ces tâches le soient aux dépens de la satisfaction des utilisateurs directs de la bibliothèque hôte. À mi-chemin entre le Reference service et le Call center, ce type d’organisation rencontre en tout cas un certain succès – preuve s’il en fallait que l’usager n’est pas forcément à même de trouver rapidement et par lui-même des informations qui, pour leur majeure part, sont à sa disposition aussi bien qu’à celle de ceux qui la trouvent pour lui !
Comme preuve de la capacité d’innovation et de coopération des bibliothèques anglo-saxonnes, signalons la mise en place d’un service de réponses 24 heures sur 24 entre une bibliothèque australienne et une autre… écossaise qui, compte tenu du décalage horaire et en faisant abstraction de la distance (merveille du web !) permet de proposer de manière permanente ce type de service. Comme le dit l’un des articles sur le sujet, le mot d’ordre est dorénavant : « Service please ! » De quoi méditer…
En bref, si on est un peu surpris de ce changement d’orientation de la revue qui, sans être radical, reste significatif, la lecture de Library Review est toujours aussi riche de perspectives fécondes ou inquiétantes, mais qui seront dans peu de temps le quotidien des professionnels français.