Publics : quelles attentes ? Bibliothèques : quelles concurrences ?
Juliette Doury-Bonnet
Le 4e colloque de l’Observatoire permanent de la lecture publique à Paris (OPLPP), coorganisé par Médiadix, s’est tenu le 24 juin dernier au grand auditorium de la Bibliothèque nationale de France, sur le thème « Publics : quelles attentes ? Bibliothèques : quelles concurrences ? » 1. Après avoir rappelé l’histoire et les missions de l’OPLPP, Marie-Anne Toledano (Direction des affaires culturelles de la ville de Paris) a regretté un certain essoufflement dû au manque d’existence juridique de cette structure interinstitutionnelle de coopération et a annoncé, parmi les projets en cours – entre autres l’élargissement à l’Île-de-France –, celui de constitution d’une association loi 1901.
Thématique de la « France d’en bas » oblige, le temps est à la prise en compte de l’usager, de ses attentes, voire de ses caprices. Mais, dans son intervention sur « les pratiques culturelles et les nouvelles mobilités », Alain Lefebvre, rédacteur en chef de la revue Sciences de la société, s’est dit peu convaincu par ce renversement qui met l’accent sur les choix individuels. Il a développé la notion de multiterritorialité : plusieurs territoires nous habitent – territoires de vie/territoires perçus – dont les catégories de mobilité et de proximité ont du mal à rendre compte. Les acteurs culturels sont des passeurs qui ont pour vocation de mettre en relation des territorialités multiples et ne sauraient être « les agents promotionnels d’un seul territoire ». Alain Lefebvre leur a suggéré de prendre en compte les personnes plutôt que les publics – ou les non-publics – habitant un territoire donné.
Les publics parisiens
Aline Girard-Billon (Service technique des bibliothèques de la ville de Paris) a proposé de « reconstituer le puzzle » des différents publics parisiens à partir d’enquêtes réalisées en 2002 et 2003 par SCP Communication :
– L’usager des bibliothèques de prêt du réseau parisien recherche un petit établissement de proximité et est attaché à la structure de son quartier, mais il fréquente majoritairement plus d’une bibliothèque (autre BM du réseau, BnF, BPI, BU, bibliothèque d’entreprise…), a souligné Yves Alix, du Service scientifique des bibliothèques de la ville de Paris 2.
– La Bibliothèque publique d’information (BPI) est tributaire du calendrier universitaire : bibliothèque universitaire en novembre, elle offre une image plus « lecture publique » en juillet. Pour Olivier Chourrot (pôle Services aux publics de la BPI), la fréquentation étudiante, avec ses pics du week-end, « révèle une insuffisance d’offre de bibliothèque » à Paris. Il a insisté sur l’augmentation de la monofréquentation (un tiers du public n’emprunte donc jamais de livre), du nombre des « touche-à-rien » (les étudiants qui travaillent sur leurs documents personnels) et des solitaires (pour éviter les files d’attente, les étudiants envoient des « délégués » qui communiquent les résultats de leurs recherches par téléphone). Les enquêtes de la BPI posent la question de l’ouverture dominicale et nocturne des bibliothèques universitaires et municipales parisiennes et franciliennes…
– La fréquentation saisonnière et la saturation du dimanche sont aussi le lot de la Bibliothèque nationale de France : Romuald Ripon (Délégation à la stratégie de la BnF) a présenté les lecteurs de la bibliothèque d’étude (le « haut-de-jardin ») comme étudiants à 80 % et a constaté leur « méconnaissance globale des ressources documentaires et électroniques » mises à leur disposition.
Cette hégémonie pose problème. Denis Bruckmann (BnF) a évoqué quelques champs d’action envisagés pour diversifier les publics : révision de la politique documentaire (moins académique, plus patrimoniale et d’actualité) ; amélioration de la signalétique des salles, de l’accessibilité (nouveaux titres d’accès, opérations gratuité, etc.) et des services (réponses à distance, présentation des nouveautés, etc.).
– Daniel Renoult, chef de la mission U3M au Rectorat de Paris, a détaillé les résultats de l’enquête 2003 sur les étudiants parisiens en lettres et sciences humaines face à leurs bibliothèques universitaires 3. Les reproches se focalisent, non pas sur les horaires d’ouverture, mais sur le manque de places, le peu de documents empruntables et un libre accès trop réduit. Daniel Renoult a conclu sur le contraste entre les efforts de modernisation et les usages : les BU restent identifiées à l’imprimé et la pratique d’Internet s’effectue ailleurs.
Dans sa synthèse, Stéphane Wahnich (SCP Communication) a introduit la notion de « parcours dans la ville » pour les différents types d’usagers et a remarqué qu’il n’y avait pas assez de bibliothèques pour qu’on puisse véritablement parler de concurrence…
Quelle place dans le champ culturel ?
Les enquêtes lyonnaises recoupent celles de Paris. Mais au-delà de l’analyse de l’existant, ce qui est important, c’est la place symbolique de la bibliothèque dans la ville, a déclaré Patrick Bazin (Bibliothèque municipale de Lyon). « L’attraction culturelle de la bibliothèque commence à faire défaut dans les grandes villes. » « Il y a encore un rôle à jouer, mais il faut revenir sur certaines pratiques. » Le modèle encyclopédique, la volonté d’embrasser tous les savoirs doivent être dépassés, la position de prescription nuancée. « La mission de tout organisme culturel doit être de favoriser le développement d’une communauté de savoirs. » Patrick Bazin a exposé l’expérience du Guichet du savoir 4, première étape d’un programme plus général visant à prendre en compte les publics extérieurs à la bibliothèque. « La force de la bibliothèque est d’être très proche de l’habitus, non pas pour rabattre les gens sur le territoire et les enfermer dans le poujadisme du savoir, mais pour les ouvrir à une réalité plus vaste. » Il a conclu son intervention sur la métamorphose que devrait connaître la bibliothèque pour s’adapter.
Les interventions de l’après-midi illustraient les notions de concurrence et de complémentarité. Dans le domaine de la diffusion des biens culturels, Bernadette Seibel s’est attachée à démonter les oppositions entre bibliothèques, librairies, grandes surfaces spécialisées et vente par correspondance.
S’appuyant sur les travaux de Jean-Michel Guy sur la culture cinématographique des Français et sur les statistiques de la Direction du livre et de la communication (DLL), Christophe Evans (BPI) s’est penché sur le public du cinéma en médiathèque, tout en s’étonnant du manque d’écrits spécialisés. Les médiathèques qui offrent des vidéogrammes et les vidéoclubs n’ont pas les mêmes collections, ni le même public : il ne peut donc pas y avoir concurrence, a-t-il remarqué. Une enquête SCP Communication/DLL de 2003 sur les usagers des films documentaires en médiathèque traduit une logique de cumul culturel et montre que « la médiathèque a réussi à fabriquer un segment de public particulier ».
Après avoir cherché « par quels bouts prendre la question » – concurrence des usages, des investissements publics, des métiers… –, Dominique Lahary (Bibliothèque départementale du Val-d’Oise) a remis à la première place les usagers qui deviennent des consommateurs et ne correspondent plus aux schémas des bibliothécaires. Il a identifié, du point de vue de l’utilisateur, les éléments de la concurrence : coût, rapidité d’accès et de satisfaction de la demande, exhaustivité par rapport à des demandes « vastes et monomaniaques », commodité, copie personnelle… La bibliothèque n’échappe pas au nomadisme ni à l’atomisation, « lieux communs du marketing ». « Son unité joue sur des logiques fragmentées » : à chaque support son contexte – on emprunte les livres, on achète la presse, on loue les vidéos et on consulte Internet chez soi…
Enfin, Dominique Lahary a lancé un plaidoyer pour les politiques publiques. Il a souhaité que la médiathèque soit un « lieu de vie » – rejoignant Frans Meijer qui, un peu plus tôt, avait présenté la bibliothèque publique de Rotterdam comme « a home for everyone » – et a suggéré la constitution d’un groupe de travail « Poltec, Politique des tables et des chaises » !