De l'ordre des livres au braconnage
Les publics des bibliothèques
Christine Bataille
Les 39es journées d’étude du Cebral (Cercle d’études des bibliothécaires des régions Aquitaine-Languedoc) se sont tenues les 15 et 16 mai 2004 à Albi autour de la thématique « De l’ordre des livres au braconnage : les publics des bibliothèques ». Dominique Billet, adjoint à la Culture d’Albi, devait le souligner dès son introduction : élargir, diversifier, solliciter les publics sont autant d’enjeux forts dans la politique culturelle d’une ville. Le professionnel et sa tutelle ne peuvent que travailler de concert sur ces objectifs.
Néanmoins, Anne Dujol, présidente du Cebral, pointa la permanence des paradoxes et des difficultés de l’adéquation public/bibliothèque. Le niveau de l’offre, qui doit satisfaire le tout public comme le lecteur le plus lettré, fut souvent évoqué au cours de cette journée. Autre paradoxe, et non le moindre : la méconnaissance d’un public que l’on prétend servir. Enfin, l’évolution des technologies a révélé une nouvelle contradiction dans les moyens mis en œuvre : l’importance du bâtiment dévolu à la bibliothèque ne doit pas exclure ses missions hors les murs pour attirer un public de plus en plus nomade.
Jean-Claude Annezer a formulé l’aphorisme qui pourrait illustrer l’évolution extrême de cette situation : « Faudra-t-il bientôt penser les bibliothèques sans public ou les publics sans lecture ? »
Le cercle invisible des lecteurs : le Passe-livre
Autant de questions et de contradictions qui sont probablement à l’origine et ont pesé sur les objectifs de l’opération le Passe-livre. Cette initiative, venue d’Amérique, a été structurée et retransmise par la librairie Leggere Per 2 de Florence qui a su lui donner une dimension internationale grâce à son site web 1. Et c’est ainsi que l’aventure a gagné Albi l’an dernier et le réseau de villes Albi-Castres-Mazamet-Rodez en 2004. Matthieu Desachy, qui dirige la toute récente médiathèque d’Albi, et ses collaboratrices ont présenté avec enthousiasme le processus du Passe-livre : des ouvrages, sélectionnés pour certains par des bibliothécaires, sont « libérés » dans des lieux publics (théâtre, parvis de la cathédrale, abris de bus…). Ces livres sont clairement identifiables grâce à une étiquette stipulant la règle du jeu. Chaque passeur (lecteur ?) nanti d’un ouvrage est invité à remplir un formulaire sur le site permettant de suivre le parcours du livre.
Cette expérience, encore à son début, présente déjà des résultats prometteurs en particulier auprès des adolescents : l’aspect ludique de l’échange a rencontré un écho favorable auprès de jeunes qui adhèrent volontiers à cette tribu créée par le réseau. Cette animation a aussi le mérite, comme le souligna Matthieu Desachy, d’offrir la possibilité de fédérer différents partenaires : lecteurs, médiathèque (qui met entre autres son espace culture multimédia à la disposition des passeurs), libraires et éditeurs. Afin d’éviter une concurrence déloyale, ces derniers ont, en effet, été associés au projet.
S’adapter à la demande du public
Cerner son public pour mieux s’adapter à son attente a été le souci de la ville de Paris au travers d’enquêtes successives (1989-1997-2003) menées auprès des usagers et d’un échantillon de la population parisienne.
Yves Alix, du Service scientifique des bibliothèques de la ville de Paris, a commenté les résultats de ces études sociologiques qui soulignent le profil atypique de Paris : un public relativement jeune, féminin, plutôt aisé et instruit 2. Force est de constater au vu de ces derniers points que les bibliothèques drainent un milieu de nantis qui n’a pas forcément besoin d’elles pour accéder au livre. Toutefois ces études ont permis de lever certains a priori, comme celui d’un public mobile alors qu’il se révèle attaché au service de quartier et ne devient nomade que par nécessité. Elles ont également battu en brèche la notion de multifréquentation, cette « plaie » des réseaux qui doit être relativisée devant le faible pourcentage de lecteurs qu’elle représente.
Les bibliothèques de la capitale souffrent en outre d’un manque d’identification : nombre de Parisiens distinguent difficilement les structures municipales de celles de l’État. La présence des étudiants qui ont tendance à « squatter » les places assises a fait débat dans l’assistance.
L’intervention d’Yves Alix était aussi une mise en garde face aux limites d’une enquête de public : elle est une aide à la décision, mais ne créera, en aucun cas, cette volonté politique de départ qui demeure indispensable.
Typologie des usages de la bibliothèque
Les difficultés de l’enquête d’opinion étaient également soulignées par Christophe Evans (BPI) qui leur préfère les groupes de discussion. Dans son intervention, hélas limitée par le temps imparti, il s’est attaché à présenter une typologie des usages de la bibliothèque, usages qui, bien entendu, reflètent les transformations sociales de ces dernières années. L’évolution des bibliothèques elles-mêmes a induit les comportements que les professionnels réprouvent aujourd’hui :
– le consumérisme a été facilité par le libre accès et « justifié » par l’augmentation des coûts d’inscription ;
– les usages très sélectifs de certains inscrits qui empruntent exclusivement des vidéos ou des CD découlent quelque part de la volonté d’introduire dans les médiathèques des supports différents du livre afin d’attirer un public nouveau ;
– les bâtiments modernes qui facilitent la libre circulation du public voient augmenter le nombre des usagers volontairement non inscrits qui, par cet acte, signifient le refus de matérialiser un lien avec une institution.
D’autres usagers, au contraire, trouvent dans la bibliothèque un lieu de socialisation qui permet de valoriser leur image (paraître comme un chercheur, un écrivain, etc.). Le calme, le silence favorisent le travail introspectif et participent de l’usage dit « thérapeutique ».
La lecture marque aujourd’hui le pas devant le développement de la consommation audiovisuelle. Par contre, les pratiques d’une lecture « utile » (documentaire) en même temps que d’une lecture de loisir un peu superficielle s’installent au détriment d’une lecture méditative qui s’abîme dans les profondeurs du texte.
Un fonds plus éclectique et moins élitiste, une meilleure communication autour de l’offre, ainsi qu’un allégement des contraintes de fonctionnement (évoquées dans les causes d’abandon du lecteur) sont autant de pistes à explorer.
Et si la démarche un peu iconoclaste, en termes de bibliothéconomie, du Passe-livre nous a interpellés, c’est bien que l’on a perçu qu’elle s’inspirait de ces pistes-là !