Bibliothèques et territoires

Le 50e congrès de l'ABF

Anne-Marie Bertrand

C’est autour du thème, décidément d’actualité, « Bibliothèques et territoires » que s’est déroulé le congrès de l’Association des bibliothécaires français, du 11 au 14 juin dernier, à Toulouse.

Selon une formule inaugurée au congrès de Troyes, en 2002, les séances plénières autour du thème central sont doublées d’ateliers qui traitent de sujets variés ; ici, par exemple, la conservation partagée des ouvrages pour la jeunesse, les acteurs de la chaîne du livre en Midi-Pyrénées ou l’actualité de la documentation électronique. La richesse de ces travaux, auxquels il faut ajouter la traditionnelle rencontre avec les administrations centrales et les séances liées à la vie statutaire de l’association, interdit bien sûr toute tentative d’exhaustivité dans le compte rendu – celui-ci sera donc résolument lacunaire.

Territoires et politiques

La restructuration territoriale qui se dessine en France depuis quelques années affecte non seulement le paysage administrativo-politique mais aussi la relation entre le politique et le fonctionnaire. Au cœur de quelques interventions marquantes, ce sont les thèmes qui sont revenus le plus souvent.

L’intervention d’ouverture de Jean-Pierre Saez (Observatoire des politiques culturelles) insistait sur la question centrale de la territorialisation de l’action publique, livrait quelques interrogations, pour ne pas dire quelques doutes, sur le « discours idéologique » aujourd’hui tenu sur le territoire et la proximité (avec ses possibles effets pervers, le clientélisme, le risque d’enfermement, le populisme) et sur son « injonction paradoxale » (« Comment ne pas faire dans la proximité, quand on dirige un service public ? »), et concluait par une question d’importance, sans doute trop ignorée : comment les bibliothèques peuvent-elles être appuyées, confortées par les usagers ? « Il manque aux bibliothèques, constatait Jean-Pierre Saez, une société civile apte à les accompagner. »

L’évolution du territoire politique, c’est-à-dire l’intercommunalité, est-elle le cadre raisonné et porteur d’avenir pour les bibliothèques territoriales (les bien nommées) ? Fin 2003, 37 % des structures intercommunales s’étaient dotées de la compétence culturelle ; environ 150 d’entre elles avaient choisi la compétence « lecture publique », ce qui représentait environ un millier de bibliothèques – surtout en zones rurales. Le mouvement est vaste et rapide. Mais qu’est-ce qui incite les tutelles des bibliothèques à les transférer à une structure intercommunale ? « L’argent », répond François Corbier, directeur général adjoint de la communauté d’agglomération troyenne. Il s’agit, explique-t-il, le plus souvent d’une « décision fortuite : la construction d’une BMVR ou d’un équipement neuf » : du coup, « il faut mettre la main à la poche », et le poids politique des grands élus (les maires des villes-centres) leur sert à convaincre leurs collègues de « la nécessité pour la ville-centre de se débarrasser des charges de centralité ».

La place respective du politique et du fonctionnaire est changée par l’intercommunalité, analyse encore François Corbier. La « technostructure » prend plus de poids, car les élus sont plus éloignés du terrain et car le profil des élus change : les services communaux sont sous la tutelle d’adjoints, délégués, spécialisés, intéressés par leur secteur d’intervention ; les services intercommunaux sont sous la tutelle de maires, « généralistes, pas forcément intéressés ni compétents ». Il faut nuancer, lui répondait à distance Alain Rouxel, maire de Chartres-de-Bretagne (7 000 habitants) représentant la Fédération nationale des collectivités pour la culture (FNCC) : les élus sont divers, il y a les maires, les adjoints, les autres élus, les élus des petites villes, des grandes, des communes rurales, des villes de banlieue… Et puis, l’adjoint à la Culture n’est pas un spécialiste, mais un « généraliste du domaine », qui ne s’occupe pas que de la bibliothèque. Pour lui, le bibliothécaire est un spécialiste, qui doit faire preuve de professionnalisme et de neutralité – alors que l’élu n’est pas dans le même territoire, lui qui a « un engagement politique et un choix partisan ». D’où « la nécessité de définir leurs territoires respectifs », et de travailler en confiance à la « co-élaboration » de ce qu’on appellera une politique publique.

Henri Westphal, directeur général adjoint de la ville d’Aix-en-Provence, allait plus loin sur ce sujet : il ne peut pas y avoir « d’ambition culturelle forte sans ambition politique forte » – ce qui pose la question de l’implication des élus, de leur formation et de la reconnaissance de la spécificité du métier de bibliothécaire (trop souvent, dit-il en guise d’illustration, les élus pensent que tout le monde ne peut pas être professeur de hautbois, mais que tout le monde peut être bibliothécaire). À son tour, Albert Poirot (Inspection générale des bibliothèques) développait cette question – en commençant par s’interroger sur le terme même de « directeur de bibliothèque », souvent absent des offres d’emploi au profit de formules vagues (« responsable », « chargé de la direction »). Il soulignait que la relation entre l’élu et la bibliothèque ne pouvait seulement se circonscrire à la relation entre l’élu et le directeur de la bibliothèque et que, de surcroît, l’échelon administratif (la Direction des affaires culturelles) avait une importance grandissante – on devrait ainsi plutôt parler de « trilogue » que de dialogue. Cette conversation (à deux ou à trois) sera d’autant plus fructueuse si le politique « sait ce qu’il veut faire de sa bibliothèque » et s’il sort des « propos un peu creux » sur le management, dont on connaît les limites dans le secteur public « si on n’a pas le personnel dont on a besoin ».

Politiques et bibliothèques

Le congrès fut, selon la tradition, l’occasion pour les administrations centrales de s’exprimer. Éric Gross, soulignant la pluralité des acteurs sur le territoire (les acteurs du livre, bibliothécaires, libraires, éditeurs, les collectivités, l’État), s’interrogea sur les « bonnes pratiques » de l’État, « dans un contexte d’initiatives locales et de décentralisation avancée » – ce serait une question de distance, l’État ne doit être « ni trop présent, ni trop absent ». Deux objectifs sont mis en avant : la Direction du livre et de la lecture doit rappeler ses priorités (le patrimoine, la lecture en prison, les handicapés, « toutes situations où des gens sont éloignés du livre ») et doit être une force de proposition pour favoriser les coopérations sur le terrain – en particulier avec les régions, qui doivent jouer un « rôle nouveau en matière de lecture et de patrimoine ».

Les moyens de l’État doivent servir à organiser des partenariats d’excellence. Comment ? Éric Gross évoqua « les Ruches », ce programme de « médiathèques de proximité », qui a concerné dès la première année une centaine de projets, dont 80 % en zones rurales. Puis, il revint sur l’action territoriale des établissements publics : la Bibliothèque nationale de France avec le programme des pôles associés, le « grand œuvre » qu’est le CCFr (annonçant la reprise de la rétroconversion des catalogues des grandes bibliothèques municipales) et la réforme du dépôt légal (répondant aux protestations suscitées par la diminution du nombre des exemplaires déposés que les bibliothèques qui seraient pénalisées pourraient se voir aidées par le Centre national du livre) ; la Bibliothèque publique d’information avec la mise en place du portail de l’Internet culturel, les conventions sur le « thème de l’excellence partagée » (par exemple, avec Montpellier pour l’accès des handicapés à la lecture) et Carel 1 ; enfin, la médiathèque de la Cité des sciences et de l’industrie (La Villette) dans le cadre du plan de développement de la culture scientifique. Autres moyens d’action : le Plan d’action pour le patrimoine écrit (Pape) 2 et une réflexion en cours sur les missions régionales des grandes bibliothèques. Enfin, Éric Gross présenta les hypothèses actuellement étudiées dans le cadre de la réforme de la dotation globale de décentralisation (DGD) : l’objectif principal est de « retrouver de la marge et du volume sur l’investissement », soit en transférant une partie de l’enveloppe dévolue au fonctionnement sur l’enveloppe investissement, soit en supprimant la part dévolue au fonctionnement – dont le montant (3,29 % des dépenses éligibles en 2004) est dérisoire et n’aboutit qu’à un « saupoudrage ».

De son côté, Claude Jolly articula son propos sur deux « affirmations contradictoires » (« qu’il faut penser ensemble ») : les bibliothèques de l’enseignement supérieur et de la recherche sont fortement ancrées sur un territoire ; elles dépassent fortement l’idée de territoire. La bibliothèque est dans un territoire : elle est au service d’une communauté scientifique, organisée dans un établissement – « territoire physique et territoire intellectuel ». Les contrats d’établissement sont un des moyens de consolider l’ancrage territorial de la bibliothèque, la politique d’intégration des bibliothèques de composantes et la mutualisation des ressources (notamment pour la documentation électronique) – en 1985, les bibliothèques universitaires représentaient 40 % du budget d’acquisitions des universités, aujourd’hui (2004) 73 %.

Mais, souligna ensuite Claude Jolly, la logique territoriale a des limites : il n’y a pas de superposition entre le territoire institutionnel et le territoire scientifique. Il faut donc, notamment dans le cadre de la réforme LMD, mettre en œuvre des politiques de site ou de bassin (c’est le principe de cohabilitation), alors même que les coopérations y sont aujourd’hui fragiles : mettre en œuvre des bibliothèques communes (« partagées par les universités »), mettre en place des cartes documentaires des sites et travailler à des projets d’universités numériques. Et, surtout, dernière objection, « le savoir n’est pas territorialisé », la politique scientifique est étrangère à la notion même de territoire. La solution est de travailler en réseau – nécessité croissante avec la dématérialisation de l’information et la hausse vertigineuse des coûts 3. « Les bibliothèques ont le sentiment d’être captives des grands éditeurs » : il est nécessaire de présenter un front commun élargi (Couperin, mais aussi la Direction de la recherche, le CNRS, l’Inserm…) et de « développer des outils de communication directe », pour sortir de cette captivité.

Bibliothèques et territoires

Le congrès s’ancrait dans le territoire toulousain et fut ainsi l’occasion de visiter la bibliothèque d’étude réhabilitée (Périgord) et la nouvelle médiathèque José Cabanis – très réussie, dans son dialogue entre modernité architecturale et tradition de la transmission culturelle. Une question à creuser : le succès qu’y remporte l’espace « Intermezzo », lieu indécis entre adultes et adolescents, multisupport, encyclopédique, n’est-il pas (aussi ?) le succès d’une petite bibliothèque dans la grande et, ainsi, la critique, par ceux-là mêmes qui la fréquentent, de la grande bibliothèque ?

Territoire, aussi, du bibliothécaire. Sans revenir sur les débats 4, laissons, pour conclure ce compte rendu, la parole à Henri Westphal qui a tenu à saluer « ces vrais acteurs des politiques publiques, ceux que, avec admiration et respect, j’appelle le peuple du livre » : « Aucun secteur culturel public ne concerne un si grand nombre (le festival d’Aix, c’est 100 000 visiteurs, la Cité du Livre un million), aucun n’a un tel rapport au savoir et à l’information : il s’agit d’une base populaire et publique incomparable. »