Le patrimoine, une valeur d'avenir ?

Agnès Marcetteau-Paul

Vingt ans après les travaux de la commission Desgraves initiés par Jean Gattegno, le patrimoine est toujours perçu comme un objet figé dont la finalité est la conservation et non l’usage, en opposition avec la lecture publique. Refusant cet antagonisme, l’auteur de l’article affirme qu’il n’est pas seulement un héritage du passé, mais aussi une construction permanente à laquelle l’usager peut être associé.

Twenty years after the work of the Desgraves commission initiated by Jean Gattegno, heritage is still perceived as an immutable object for which the end is conservation rather than usage, as opposed to that of public librarianship. The author of the article refutes this conflict and affirms there is not only a heritage of the past but also an ongoing process with which the reader can be associated.

Zwanzig Jahre nach den Arbeiten, der von Jean Gattegno eingeleiteten Kommission Desgraves hält man noch immer an der Vorstellung fest, dass das Kulturerbe für die Konservierung und nicht für die Verwendung bestimmt ist und damit im Gegensatz zum öffentlichen Lesen steht. Die Autorin des Artikels weist diese gegensätzliche Anschauung zurück und unterstreicht, dass das schriftliche Kulturgut nicht nur ein historisches Erbe ist, sondern auch ein fortlaufender Prozess, an dem die Benutzer sich beteiligen können.

Veinte años después de los trabajos de la comisión Desgraves iniciados por Jean Gattegno, el patrimonio siempre es percibido como un objeto fijado cuya finalidad es la conservación y no el uso, en oposición a la lectura pública. Rechazando este antagonismo, el autor del artículo afirma que no se trata solamente de una herencia del pasado, sino también de una construcción permanente a la cual el usuario puede ser asaciado.

L’histoire est réputée connue. En novembre 1981, Jean Gattegno, directeur du livre et de la lecture, confie à une commission de douze membres présidée par Louis Desgraves, inspecteur général des bibliothèques, une mission de réflexion et de préconisation sur « le patrimoine des bibliothèques ». Six mois plus tard, un rapport est rendu, riche de constats et de propositions ; professionnels et pouvoirs publics se retrouvent dotés d’ « une politique du patrimoine » 1.

En 1997, Jean-Paul Oddos, introduisant le premier ouvrage de synthèse sur les mesures et dispositifs inspirés par ce rapport 2, convoquait le Persan de Montesquieu pour se demander : « Comment le patrimoine est-il venu aux bibliothèques ? » On se permettra de prolonger la réflexion, en posant une question complémentaire : qu’avons-nous fait de ce patrimoine ?

Entre résultats indéniables…

La portée du rapport Desgraves est indéniable. L’un des membres de la commission a décrit avec lyrisme la prise de conscience dont il fut porteur : « […] Jamais peut-être la magie des mots n’avait opéré à ce point sur l’univers a priori sage, hostile aux emballements du cœur et de l’esprit, des bibliothèques françaises. En effet, ces bibliothèques ont d’abord possédé des manuscrits et imprimés dont elles dressèrent lentement les catalogues ; plus tard, elles se découvrirent des “trésors” dont elles publièrent des listes choisies ; plus récemment, elles distinguèrent (toujours en les nommant, car la séparation de fait était consommée) des fonds anciens, qui devinrent assez vite “anciens, rares et précieux” […] Et, voici quinze ans à peine, elles se donnèrent la charge lourde et magnifique d’un patrimoine, d’un bien collectif, dont elles se sentaient comptables devant les générations futures mais aussi devant la collectivité actuelle. » 3

L’impulsion donnée par le ministère de la Culture, relayée un peu partout en France par des professionnels convaincus et des associations de coopération aussi dynamiques qu’inventives et progressivement inscrites dans les politiques locales, a en effet permis non seulement d’indispensables sauvetages mais aussi nombre de réalisations nouvelles. Les exemples ne manquent pas de ces opérations, où la pertinence des dispositifs a rencontré la conviction des différents acteurs concernés pour allier sauvegarde et mise en valeur. La grande salle de la Bibliothèque municipale de Troyes est considérée à juste titre comme emblématique d’une telle démarche. De la même façon, à Avranches, le sauvetage des manuscrits du Mont-Saint-Michel qui se détérioraient dans une armoire humide au début des années 1980 impulsa un mouvement de ré-appropriation et de restitution qui aboutira prochainement à l’ouverture d’un centre des manuscrits, recourant aux plus récentes technologies pour mettre les collections à la disposition de tous les publics, universitaires et scolaires comme visiteurs de passage.

L’ensemble des actions menées a démontré l’efficacité du triptyque – sauvegarder, mettre en valeur, enrichir – dégagé par le rapport Desgraves, et des dispositifs correspondants. Grâce aux importantes opérations d’entretien, de microfilmage, de conversion rétrospective des catalogues, les fonds sont mieux connus.

Mieux reconnu et en conséquence mieux intégré au fonctionnement et au projet des bibliothèques, le patrimoine est en outre mieux mis à disposition des différents publics. Des espaces de consultation lui sont dédiés dans les nouvelles bibliothèques. Il trouve sa place dans les programmes d’exposition. Des activités culturelles et éducatives spécifiques lui sont consacrées. Les fonds régionaux d’acquisition pour les bibliothèques ont notablement renforcé leurs capacités financières tout en les positionnant auprès des musées aussi bien que des collectivités locales.

La création de secteurs Patrimoine dans les établissements et la nomination de conseillers pour les fonds patrimoniaux dans certaines directions régionales des affaires culturelles vont dans le même sens. Les rencontres professionnelles qui lui sont régulièrement consacrées, à commencer par le colloque annuel du Mois du patrimoine écrit, offrent des lieux de rencontre et d’échange ainsi qu’une base de réflexion aux professionnels.

Ce faisant, Jean Gattegno et Louis Desgraves ont inscrit le patrimoine dans la modernité qui saisit les bibliothèques dans les années 1980 : en lui donnant une identité, en lui permettant de bénéficier de moyens et d’être partie prenante des programmes de construction. Mais avant d’affirmer qu’il a trouvé toute sa place et une véritable légitimité au sein du projet bibliothéconomique, il convient d’y regarder de plus près.

… et ambiguïtés certaines

Et d’abord, de quoi parle-t-on ? En 1981, la lettre de mission adressée par le directeur du livre et de la lecture à Louis Desgraves introduit la problématique en ces termes : « Si soucieuse qu’elle soit d’assurer le développement de ce qu’il est convenu d’appeler la lecture publique, la Direction du livre et de la lecture n’entend pourtant pas se désintéresser de la préservation, de la mise en valeur et de l’accroissement nécessaires des collections de toute nature qui, conservées dans les bibliothèques publiques, constituent une part très précieuse du patrimoine national. »

Et, dès l’avant-propos, les rédacteurs du rapport s’efforcent de cerner au mieux la matière à traiter : « Traiter du patrimoine des bibliothèques, c’est traiter des bibliothèques dans leur entier. Ce patrimoine comprend aussi, en effet, les collections de documents courants récents, qu’il faut, comme les pièces anciennes, rares et précieuses, préserver, mettre en valeur et accroître. Il a toutefois paru nécessaire d’adopter, pour ce rapport, une optique moins ambitieuse. La Commission a donc considéré qu’étaient de son ressort les points suivants : la conservation de tous les documents, sans distinction d’âge, des pièces courantes de fabrication récente étant susceptibles de devenir rares et donc précieuses ; la mise en valeur des fonds anciens, rares et précieux (livres imprimés anciens, manuscrits, documents iconographiques, etc.) ; les acquisitions de documents qui, pour diverses raisons, constituent un patrimoine éminent et parfois sous-estimé : documents reçus au titre du dépôt légal, livres de bibliophilie et reliures d’art contemporain, documents iconographiques, sonores, audiovisuels, documents précieux, plus ou moins anciens, destinés à compléter les fonds. »

On retiendra d’une part que le patrimoine en gestation renvoie à des « collections de toute nature » aux contours indéfinis si ce n’est par leur caractère précieux et national, d’autre part qu’il est positionné par rapport (en opposition ?) à « ce qu’il est convenu d’appeler la lecture publique ». Mais les notions et concepts censés guider la réflexion manquent pour le moins de précision. Ce qui, au moment où la réflexion s’engage, est après tout bien naturel. Est-on aujourd’hui beaucoup plus avancé ? Et comment le patrimoine est-il perçu vingt ans plus tard ?

En 1996, en tout cas le « terme patrimoine écrit [est jugé] peu mobilisateur » par le directeur régional des affaires culturelles de Bretagne, chargé d’ouvrir le premier colloque national consacré aux fonds régionaux d’acquisition pour les bibliothèques ; il préfère recourir au bloc, d’autant plus signifiant qu’il est devenu indissociable, des « fonds anciens, rares et précieux » 4. Quand on n’a pas recours à cette formule traditionnelle et apparemment rassurante, les fonds patrimoniaux sont le plus souvent définis comme des « collections dont l’acquisition, le traitement, la conservation sont soumis à des règles distinctes de celles qui régissent l’ensemble des collections courantes » 5.

Si l’on ajoute à cela le découragement généré par la lourdeur et les limites de certaines opérations, l’« impossible inventaire » ou les « mirages de la conservation de masse » 6, on aura tôt fait de confondre à nouveau patrimoine et « ces fonds anciens, à la fois poids et prestige de tant de nos bibliothèques de province » 7. Il y a alors à peine un pas à franchir pour revenir à de vieilles remises en cause. Le patrimoine est toujours plus ou moins soupçonné de véhiculer l’esprit de Saint-Germain-des-Prés 8, de concurrencer le développement de la lecture publique. Patrick Bazin, directeur de la Bibliothèque municipale de Lyon, le rappelait en 1996 : « Dans toutes les bibliothèques importantes, il y a une compétition évidente entre le patrimoine et les objectifs de lecture publique » 9.

L’une des plus récentes réalisations françaises en fait même l’un de ses principaux arguments : « De toutes les métropoles qui ont participé à ce vaste programme de construction de médiathèques, [Toulouse] est, avec Reims, la seule qui ait maintenu dans ses murs la bibliothèque d’origine, dévolue à la conservation et à l’étude. Il s’agit de la bibliothèque située rue de Périgord qui a rouvert ses portes au mois de février 2003, à l’issue d’un long chantier de modernisation. Ce parti pris présente l’avantage de pouvoir disposer d’une médiathèque en site propre. Le bâtiment a pu en effet être conçu dès la phase de programmation, en fonction des seuls impératifs de communication – accès libre et direct à la totalité des collections et des postes multimédias – sans être parasité par les contraintes liées à la conservation de fonds anciens ou de fonds d’étude » 10.

Le divorce est donc prononcé, la compétition dont il était question plus haut clairement affirmée et dépassée par la séparation des réputés rivaux. Afin que les fonds anciens et d’étude ne puissent plus « parasiter » les objectifs de lecture publique, ils sont cantonnés aux anciens locaux, modernisés pour être mieux dévolus à la conservation. Ainsi la médiathèque, dans laquelle on ne trouve que des « documents neufs », peut tordre « le cou à l’image traditionnelle de la Bibliothèque ». Affiché comme un parti pris et affirmé avec radicalité, l’argumentaire développé évacue d’ailleurs jusqu’à la notion de patrimoine.

De l’objet au projet

On voit bien, à travers la persistance de tels jugements, que la perception la mieux partagée du patrimoine associe les notions d’ancienneté et d’étrangeté. On notera également qu’il est opposé de manière récurrente aux collections courantes, et ne saurait donc être – si l’on veut bien nous permettre un peu de sémantique – ni d’un usage quotidien, ni susceptible d’actualisation. Autant dire que le patrimoine, considéré comme un conservatoire de la tradition et soupçonné de repli identitaire, est un objet figé dont la finalité est la conservation et non l’usage. Mais, ce faisant, on néglige d’interroger et d’évaluer son utilité, de se demander ce qu’il peut apporter aux bibliothèques et à leurs usagers.

La réponse ne relève ni du sacré, ni de l’antiquariat, ni de l’argument touristique. Elle s’inscrit dans un projet intellectuel et culturel. Qui, d’une part, donne accès à un autrement et à un ailleurs, loin des miroirs déformants tendus par « un état de société où chaque individu prétend avoir sa représentation du monde » 11. Qui, d’autre part, inscrit les collections des bibliothèques dans le temps long du cheminement de la pensée humaine, porteuse de progrès : comme l’écrit Marcel Gauchet, « pour accepter le changement, il faut connaître le passé dont sort le présent. L’enfermement dans le présent engendre l’inertie » 12.

Seul un malentendu persistant ou une erreur d’analyse peut expliquer en conséquence que « la fonction patrimoniale des bibliothèques se [définisse] communément aujourd’hui, comme le rappelait Dominique Poulot en 1997 dans sa contribution à l’histoire de la réception du patrimoine écrit, par contraste avec leur rôle documentaire, ou éducatif, et leur responsabilité d’animation culturelle » 13.

Elle relève au contraire clairement de leur responsabilité documentaire. Le patrimoine n’est pas seulement un héritage du passé, mais une construction permanente. De la notion de fonds reçus qu’il faudra transmettre après les avoir maintenus au mieux, il faut passer à celle de collection qui doit être organisée, actualisée et évaluée en permanence en fonction d’un projet clairement défini.

Mener le projet à son terme suppose effectivement que les documents reçoivent les traitements appropriés et que la communication soit organisée afin qu’ils soient accessibles aussi bien que conservés à long terme. Qu’on nous permette ici de remarquer qu’organiser la communication et en expliquer les spécificités au public ne « parasite » pas forcément la notion d’accessibilité : pourquoi en effet l’usager ne deviendrait-il pas acteur de cette responsabilité patrimoniale et pourquoi serait-il a priori considéré comme incapable d’en comprendre les finalités comme les moyens ?

Cette explicitation participe d’ailleurs elle-même du partage du savoir. Elle constitue l’un des aspects importants du travail de médiation qui est au cœur de la mission des bibliothécaires, quels que soient les fonds considérés. Elle est inséparable du travail de signalement des collections et de leur mise à disposition des différents publics (existants ou à conquérir) à travers animations, expositions, publications, visites…

On ne voit guère en l’occurrence en quoi ces problématiques sont « distinctes de celles qui régissent l’ensemble des collections courantes ». Les différentes missions des bibliothèques ne supposent-elles pas des réponses appropriées en fonction des documents et publics concernés, qui toutes relèvent de l’expertise professionnelle ?

Loin d’être antagoniste du développement de la lecture publique, la fonction patrimoniale y participe totalement. Une telle affirmation n’a pas pour objet de nier les questions concrètes qui se posent : quels moyens faut-il consacrer au patrimoine et pour quels objectifs, non pas dans le but fallacieux d’une conservation absolue, mais dans une juste proportion par rapport à l’ensemble des moyens consacrés au développement de la lecture publique ? Des contraintes techniques et financières, et même des choix de visibilité ou de taille des établissements, peuvent d’ailleurs mener à une séparation spatiale des fonctions. Il n’est pas nécessaire pour le justifier d’arguer d’un antagonisme rédhibitoire.

Dessein civique et espace politique, la composante patrimoniale a toute sa place dans le projet fondateur des bibliothèques françaises de partage et d’accroissement du savoir. Il nous appartient à tous de lui garder son actualité et sa réactivité. Mais est-il plus facile de faire évoluer les mentalités que de résoudre des problèmes matériels ?

Juin 2004

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Ce fragment de la plaque de cuivre apposée lors de l’inauguration de la première bibliothèque publique nantaise en 1753 témoigne de la permanence du concept de « lecture publique » et de son inscription dans la durée. © BM de Nantes.

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Bibliothèque Carnegie de Reims. Salle de lecture. © DR

  1. (retour)↑  Louis Desgraves, Le patrimoine des bibliothèques : rapport à M. le directeur du livre et de la lecture, Ministère de la Culture, 1982.
  2. (retour)↑  Le Patrimoine. Histoire, pratiques et perspectives, sous la direction de Jean-Paul Oddos, Éditions du Cercle de la librairie, 1997 (collection « Bibliothèques »).
  3. (retour)↑  Ibid.
  4. (retour)↑  Enrichir le patrimoine des bibliothèques en région. Actes du colloque national organisé à Rennes les 30 novembre et 1er décembre 1996, par l’Agence de coopération des bibliothèques de Bretagne, Rennes, Éditions Apogée, 1996, p. 9.
  5. (retour)↑  Bertrand Calenge, Les politiques d’acquisition, Éditions du Cercle de la librairie, 1994 (collection « Bibliothèques »).
  6. (retour)↑  Bernard Huchet, « Le politique et le patrimoine ou les discours du patrimoine », Le patrimoine. Histoire, pratiques et perspectives, op. cit., p. 91.
  7. (retour)↑  Pierre-E. Leroy, « Contre la fascination du marché : la collecte du patrimoine local et le recours au don », Enrichir le patrimoine des bibliothèques en région, op. cit., p. 211.
  8. (retour)↑  Eugène Morel, Bibliothèques. Essai sur le développement des bibliothèques publiques et de la librairie dans les deux mondes, Mercure de France, 1908-1909.
  9. (retour)↑  Enrichir le patrimoine des bibliothèques en région, op. cit., p. 81.
  10. (retour)↑  Toulouse Passions, hors série 2004, p. 61.
  11. (retour)↑  Marc Augé, École des hautes études en sciences sociales.
  12. (retour)↑  L’Expansion, mars 2004.
  13. (retour)↑  « La représentation du patrimoine des bibliothèques, XVIe-XXe siècle », Le patrimoine. Histoire, pratiques et perspectives, op. cit., p. 36.