La tradition vive

mélanges d'histoire des textes en l'honneur de Louis Holtz

par Philippe Hoch
réunis par Pierre Lardet ; ouvrage publié sous la dir. de l’Institut de recherche et d’histoire des textes. Paris ; Turnhout : Brépols, 2003. – 543 p. ; 27 cm. – (Bibliologia ; 20). ISBN 2-503-51321-2 : 85 €

La recherche française et, pour une part, étrangère menée dans le domaine vaste et complexe du livre manuscrit et de l’humanisme, indissociable de l’histoire des anciennes bibliothèques qui en furent les dépositaires, est redevable de son développement à des organismes tels que l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT), un laboratoire du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) familier des médiévistes. Créé en 1937 et organisé en sections, linguistiques d’une part (latine, romane, hébraïque, grecque et arabe), spécialisées de l’autre (paléographie, codicologie, musicologie, héraldique…), l’institut œuvre dans le domaine de la recherche fondamentale, assurant notamment la publication de catalogues scientifiques, de répertoires et de collections d’instruments de référence.

Poursuivant l’œuvre de ses prédécesseurs, en particulier Jeanne Vieillard et Jean Glénisson, soucieux comme eux de mettre à la disposition de la communauté scientifique un outil de travail exceptionnel, Louis Holtz, après avoir assumé la responsabilité de la section latine de l’IRHT pendant une décennie, a dirigé l’institution durant quelque douze autres années, de janvier 1986 à décembre 1997, période au cours de laquelle l’organisme a connu un important développement et de notables mutations.

Un legs vivant

Aussi est-ce un tribut de reconnaissance, doublé d’un hommage à un grand savant, que près de quarante collègues et amis ont voulu rendre en composant un volume de Mélanges publié sous le beau titre de La tradition vive. Il résume, avec une concision chère aux latinistes, une certaine conception de la culture, qui puise dans le passé et ses chefs-d’œuvre une capacité à tirer, pour le présent et l’avenir, le meilleur d’un legs inépuisable. Inscrite au fronton du monument de papier offert au récipiendaire, cette formule heureuse convenait particulièrement à Louis Holtz. N’est-il pas, comme le souligne son successeur, « un “classique”, pétri de culture antique, vibrant aux moindres inflexions d’un latin qu’il chérit » ?

Au long d’une belle préface, qui relève du portrait bienveillant et de la fine biographie intellectuelle, Jacques Dalarun rappelle les grandes étapes d’un cursus exemplaire, qui mena Louis Holtz à l’agrégation de lettres et au doctorat d’État, et, sur le plan de la carrière, de l’université à la tête de l’IRHT. Le préfacier brosse aussi l’horizon culturel et spirituel dans lequel s’inscrivent ses travaux, à commencer par la grammaire latine, plus particulièrement l’œuvre de Donat – « la source » – et ses nombreux prolongements durant des siècles.

On sait que la thèse de Louis Holtz, publiée en 1981 sous le titre de Donat et la tradition de l’enseignement grammatical, porta sur l’illustre précepteur de saint Jérôme. Ses premières publications scientifiques, dix ans plus tôt, livraient déjà les éléments initiaux d’une vaste enquête qui allait étendre son champ à d’autres auteurs médiévaux. L’examen de la bibliographie de Louis Holtz – laquelle, sans mentionner les comptes rendus d’ouvrages ou les préfaces, comporte quatre-vingt-cinq références – donne au lecteur quelque idée du nombre d’auteurs anciens et de questions délicates abordés sous l’angle de la philologie, de la paléographie, de la codicologie ou encore de l’histoire des bibliothèques.

Familier des exigences de l’érudition, conscient – et pour cause – de ses difficultés, le dédicataire des Mélanges d’histoire des textes fut aussi « un grand administrateur de la recherche », c’est-à-dire « l’exact contraire du technocrate ». Le lecteur découvrira, sous la plume de Jacques Dalarun, la liste, copieuse à souhait, des publications nées de la volonté de Louis Holtz ou encouragées par lui, des programmes auxquels il donna une impulsion décisive, sans oublier la réalisation d’un nouveau bâtiment, à Orléans, ni le développement du recours aux technologies de l’information et de la communication pour le stockage et l’exploitation des données, textuelles et iconographiques, engrangées depuis si longtemps par le laboratoire.

Un rayonnement international

On ne sera pas surpris, dans ces conditions, que plus du quart des contributeurs réunis par Pierre Lardet, responsable de la section latine, appartiennent à l’Institut de recherche ou s’y trouvent attachés de quelque manière.

Aux collègues de la « maison », se sont joints des universitaires, issus des plus prestigieuses institutions françaises (Collège de France, École pratique des hautes études, Sorbonne…) et des médiévistes ou antiquisants originaires de six pays, à commencer par l’Italie, fournissant onze auteurs (parmi lesquels, il est vrai, six étudiants unis dans un même travail), la Belgique, les Pays-Bas, l’Angleterre et le Danemark, sans oublier les États-Unis. C’est dire combien les travaux et l’auctoritas de Louis Holtz dépassent les frontières linguistiques et, d’une certaine façon, s’en jouent, le professeur renouant ainsi avec la tradition internationale des maîtres et des étudiants de l’Europe médiévale.

Les trente et une contributions (rédigées, pour certaines, par plusieurs auteurs), qu’il est impossible de mentionner toutes dans le cadre de ce compte rendu, forment quatre parties équilibrées, consacrées à autant de domaines des études médiévales explorés par Louis Holtz tout au long de sa vie de chercheur. La première, « Du livre antique au livre médiéval : manuscrits et bibliothèques », regroupe des études portant notamment sur quelques aspects du vocabulaire augustinien relatif au livre antique (Pierre Petitmengin) ; les manuscrits mutilés (mutili) des classiques latins (Birger Munk Olsen) ; l’évolution d’une ligature dans l’écriture proto-bénéventine (Marco Palma et six de ses étudiants de l’université de Cassino) ; ou encore un groupe de reliures de la Trinité de Vendôme décrites, avec la science qu’on lui connaît, par Jean Vezin. Relevons aussi le stimulant exposé comparatif de Colette Sirat portant sur le rapport que les Juifs médiévaux entretenaient avec les livres latins. Il est toutefois regrettable que, dans une publication de cette tenue, deux reproductions d’un manuscrit hébraïque de la British Library aient été imprimées à l’envers…

Ars Donati

Dans la seconde partie, consacrée à « la transmission de la culture antique », la grammaire et les écoles occupent une grande place. En guise d’ouverture, deux textes, dus à Olivier Szerwiniack et Pierre-Yves Lambert, mettent en évidence le rôle des lettrés de l’Irlande médiévale dans la translatio studii. Puis, en écho aux recherches de Louis Holtz, quatre articles se rapportent, de manière plus ou moins directe, à Donat et ses commentateurs (ainsi, Remi d’Auxerre, étudié par Colette Jeudy ou l’auteur d’une adaptation en hébreu de l’Ars minor qui nous vaut une notice exemplaire de Jean-Pierre Rothschild). L’accentuation du latin fait également l’objet de recherches menées à bien, l’une par Luc Jocqué et Dominique Poirel (avec la publication d’un traité De accentibus inédit), l’autre par Pierre Lardet, qui s’intéresse à l’œuvre grammaticale de Scaliger.

Explorant un champ encore partiellement en friche, prometteur toutefois, la troisième partie s’attache aux « lecteurs anciens au travail ». Patrick Gautier Dalché ajoute une référence importante à une bibliographie spécialisée étique, travail dans lequel il met en lumière les enseignements que fournissent les diagrammes topographiques relevés dans les manuscrits de trois auteurs latins classiques. Si Florus de Lyon jouit d’un certain renom en dehors du cercle des spécialistes, il faut en rendre grâces à Louis Holtz, qui lui a consacré plusieurs publications récentes. Anne-Marie Turcan-Verkerk examine en détail un manuscrit de la bibliothèque Vaticane pour en attribuer les annotations marginales, dont l’auteur n’avait pas été identifié, au moine lyonnais et pour les dater de manière approximative. Marina Passalacqua donne, quant à elle, des exemples de corrections apportées par Gerbert d’Aurillac à des manuscrits classiques, notamment du De oratore de Cicéron, pour montrer l’acribie du futur pape Sylvestre II. Quant à Stefano Pittaluga, il s’arrête aux lecteurs humanistes d’Ovide, Politien, Piccolomini et d’autres, tandis que Jeannine Fohlen met en rapport les premières éditions, incunables et post-incunables, des Epistulae avec les codices qui se sont trouvés à leur base.

Inventeurs et éditeurs de manuscrits

L’intitulé de la dernière partie, « Textes revisités », résume l’activité créatrice du philologue ; il invite de la sorte à un retour ad fontes et à une appropriation toujours recommencée des sources fécondes de l’Antiquité, sous ses deux versants, païen et chrétien. Dominique Bertrand scrute la notion de « discernement des esprits » dans un texte d’Athanase et en souligne la portée théologique. La tradition hagiographique de saint Samson, fondateur du monastère de Dol-de-Bretagne, est connue grâce à plusieurs Vies manuscrites ; Pierre Flobert s’efforce d’établir leur tableau généalogique (stemma).

Parmi les autres études offertes à Louis Holtz, notons encore deux éditions et traductions de textes religieux : une prière à saint Étienne composée par l’archevêque Hugues de Salins (XIe siècle), publiée par Bernard de Vregille ; et deux poèmes à la Vierge de la même époque extraits par Geneviève Brunel-Lobrichon du Sponsus ou « Mystère de l’Époux », qui constitue « le plus ancien monument conservé du théâtre roman ». Relevons, enfin, l’enquête que mène Jean Irigoin au sujet de la redécouverte des Fables de Babrios, longtemps présentes dans l’enseignement scolaire du grec en France. On y suit pour ainsi dire à la trace quelques chercheurs un rien aventuriers, inventeurs de manuscrits, de l’Italie à l’Égypte, en passant par le Mont Athos, Londres et quelques autres lieux encore.

Une précision, pour finir : les Mélanges offerts à Louis Holtz sont abondamment pourvus de tout l’appareil qui sied à ce type d’ouvrage : index des noms et des titres (douze pages sur trois colonnes !), index des papyrus, manuscrits et incunables cités, table des planches… Accueilli dans une collection réputée, ce titre qui honore non seulement le dédicataire mais aussi ses éditeurs, constituera un instrument de travail promis à de fréquentes consultations.