Les mutations actuelles de l'Université
De l’université il est habituel de stigmatiser les crises, malaises et diverses pathologies récurrentes envisagés dans une perspective « organiciste » qui se prête assez bien à la simplification et à l’émotion : il est d’autant plus réconfortant de lire un ouvrage scientifique qui traite des mutations et des transformations que connaît l’université depuis la fin des années 1980.
Ouvrage scientifique car il s’inscrit dans la trame des trop rares études produites ces dernières années par la sociologie de l’enseignement supérieur, celle qui analyse les caractéristiques des universités en tant qu’organisations complexes, et révèle, dans une perspective internationale et comparative, leur extrême diversité : qu’il s’agisse des sociabilités et des mobilisations étudiantes, de l’offre de formation, des modalités du fonctionnement et du gouvernement universitaires ou du kaléidoscope des rôles tenus par les enseignants, eux-mêmes transformés en « entrepreneurs universitaires » (experts, conseillers, directeurs, présidents, créateurs de diplômes, d’antennes, de laboratoires, etc.).
Sans pour autant couvrir la totalité de ces approches, l’ouvrage dirigé par Georges Felouzis, Les mutations actuelles de l’Université 1 nous permet de mieux comprendre comment fonctionnent les universités – organisations « faiblement liées » pour reprendre l’expression imaginée par Karl E. Weick en 1976 – et pourquoi il est préférable d’appréhender l’enseignement supérieur au pluriel, constitué de mondes universitaires peu homogènes, plutôt que de parler de « système universitaire ».
Une perspective internationale et comparative
Les interventions sont ordonnées selon cinq approches. La première étudie les interactions qu’entretiennent les universités d’une part avec le territoire et d’autre part avec les acteurs institutionnels et économiques. Le processus de « territorialisation des universités » (Daniel Filatre) est décrit dans le mouvement des délocalisations qui accompagnent le plan U 2000. Au-delà, se posent les questions de la régulation d’un développement confronté aux évolutions de la démographie étudiante et de l’équilibre à trouver entre les prérogatives de l’État et celles, nouvelles, des régions.
Dans le même temps, Michel Grossetti rappelle que les universités sont la principale source des publications scientifiques françaises et qu’elles occupent une place centrale dans la production scientifique nationale, notamment en termes d’innovation et d’ingénierie. Il montre la forte présence des universitaires dans les publications de leurs partenaires industriels ainsi que l’importance du rôle joué par leur activité d’enseignement dans ce partenariat (stages d’étudiants, relations avec d’anciens étudiants, travaux de thèses).
Une deuxième approche met en perspective les politiques publiques françaises comparées aux politiques universitaires de quatre pays, la Belgique, l’Espagne, les États-Unis et l’Indonésie. Après avoir rappelé l’adéquation du système éducatif belge décentralisé aux principes qui régissent la démocratie politique du pays, fondée sur la notion de « pilarisation », qui garantit le respect des appartenances religieuses, idéologiques, ethniques ou linguistiques, Jean-Émile Charlier et Frédéric Moens expliquent que les processus technocratiques de mise en concurrence et d’uniformisation des systèmes universitaires européens bousculent la singularité du modèle belge mais le réactivent aussi d’une manière insidieuse et paradoxale.
Philippe Losego et Béatrice Milard décrivent le passage des universités espagnoles sous le contrôle des régions, qui a provoqué une redistribution des effectifs universitaires au détriment des universités nationales ainsi qu’une déconcentration de la recherche scientifique au profit de jeunes universités territoriales. En raison de l’actualité de la question en France, les auteurs dissuadent de toute tentation d’extrapoler, dans la mesure où le système français d’enseignement supérieur obéit à des spécificités qui lui sont propres.
Enfin, Gaele Goastellec présente les similitudes qui rapprochent le système universitaire de l’Indonésie de celui des États-Unis, le premier étant calqué sur le second depuis la fin des années 1970. À partir d’une enquête de terrain menée à l’Université de Berkeley et au sein de l’Université Padjajaran et de l’Institut Teknologi de Bandung, elle analyse la gestion de la tension entre une tradition d’élitisme et un souci d’égalité. Au-delà de situations très contrastées, les modes de recrutement de ces universités témoigneraient d’une tendance à reconnaître le multiculturalisme et à pondérer les inégalités sociales et ethniques.
Fonctionnement et gestion des universités
La troisième partie de l’ouvrage est consacrée au fonctionnement et à la gestion des universités. Christine Musselin présente les résultats d’une recherche comparée entre l’Allemagne, les États-Unis et la France portant sur la capacité des départements d’histoire et de mathématiques des universités à maîtriser les créations et les réoccupations de postes ou à en limiter les suppressions. Si, dans aucun des pays étudiés, les départements n’ont la capacité de décider en toute autonomie de leurs besoins en emplois, leurs stratégies pour en obtenir ou les conserver sont très différenciées. Les universités américaines étudiées étant privées, le lieu d’arbitrage est l’établissement lui-même, et les décisions de créations ou de réoccupations dépendent de la situation financière de l’établissement et du prestige du département. À l’inverse, en Allemagne, les universités, et par voie de conséquence les départements, sont tributaires des orientations décidées par les ministères des Länder. Les départements français se trouvent, eux, dans une situation intermédiaire car, en dépit d’une organisation centralisée, leur marge d’autonomie est appréciable en raison, notamment, d’une cogestion entre les universitaires et l’administration centrale. De fait, l’Université intervient peu pour les réoccupations de postes et le ministère respecte généralement les priorités de créations de postes demandés par l’établissement.
Abordant les politiques de recherche, Stéphanie Mignot-Gérard exploite les résultats de deux enquêtes portant sur les modes de gouvernement et de fonctionnement des universités françaises, l’une qualitative dans quatre universités (en 1998), l’autre, quantitative auprès de 37 universités (en 1999). L’auteur montre les limites des deux dispositifs en vigueur que sont le contrat quadriennal de recherche et la répartition du Bonus qualité recherche (BQR) : dans les deux cas, les procédures ne donnent pas lieu à de véritables évaluations scientifiques et « le passage des dossiers devant le conseil scientifique est relativement formel » (p. 163). Mais les politiques de recherche sont également construites par les établissements eux-mêmes, soit par le regroupement d’équipes ou de laboratoires, soit par des actions de valorisation, soit par la constitution d’instituts fédératifs interdisciplinaires. Assez diversifiées, ces politiques sont cependant confrontées à la puissance des logiques disciplinaires qui limitent la capacité des équipes présidentielles à orienter la recherche.
Précisément, Frédérique Pallez et Frédéric Kletz étudient l’offre de formation des universités en soulignant, dans les procédures internes puis d’habilitation par le ministère, le poids essentiel des disciplines et de la recherche. En regard d’un système qui favorise une « spirale inflationniste » des diplômes et que ni le gouvernement de l’université, ni le ministère ne parviennent à contrecarrer, il apparaît indispensable de recentrer l’offre de formation sur l’établissement lui-même en lui donnant les moyens de son autonomie, le ministère ne jouant plus alors qu’un rôle de conseil.
Les parcours étudiants
La quatrième partie traite des parcours étudiants et de l’insertion professionnelle. Georges Felouzis insiste sur le fait que, dorénavant, l’établissement est l’« unité pertinente d’analyse » des chercheurs qui étudient l’enseignement supérieur alors que jusqu’à présent les travaux se sont focalisés sur la « question étudiante » et constituent une sociologie du monde étudiant. Il montre comment les « effets d’établissement » sont autant à prendre en compte que les inégalités sociales dans la réussite ou l’échec des étudiants.
Alain Frickey et Jean-Luc Primon – en réexploitant les données d’une enquête réalisée en 2000 auprès des étudiants de première année des formations de psychologie, AES, droit et sciences de la vie de l’Université de Nice et d’UFR parisiennes sur leurs manières d’étudier – montrent que le temps de travail personnel n’est pas nécessairement proportionnel à la réussite aux examens et que les méthodes et les connaissances acquises pendant leur préparation scolaire aux études supérieures sont probablement plus déterminantes.
Partant de la dualité du système français entre filières ouvertes universitaires et filières fermées accessibles après une classe préparatoire, Marie Duru-Bellat, Annick Kieffer et Noël Adangnikou s’interrogent sur l’impact d’une scolarité en classe préparatoire sur la carrière des ingénieurs et confirment les observations de Pierre Bourdieu en 1968 dans La noblesse d’État (1989).
Jake Murdoch propose une analyse très détaillée des effets corrélatifs de la sélection à l’entrée des établissements et de la qualité de la formation dispensée par les établissements (notamment la qualité pédagogique) sur l’insertion professionnelle des diplômés du supérieur dans plusieurs pays d’Europe et au Japon.
La cinquième partie de l’ouvrage réunit les contributions traitant de l’enseignement et de l’offre de formation. Bernard Fourcade et Joachim Haas, après un rappel rapide des parcours post-bac en France et en Allemagne, analysent l’inflexion des entrées à l’université, qui tendent à baisser, en raison de l’élargissement de l’offre des filières sélectives courtes, professionnalisées (IUT et STS) et d’une « aversion pour le risque ».
Dominique Maillard et Patrick Veneau étudient la mise en place des licences professionnelles depuis leur création en 1999. Ils montrent qu’elles s’inscrivent le plus souvent dans des dispositifs de formation déjà existants mais que ces réaménagements ne doivent pas pour autant minimiser la part d’innovation et le caractère dynamique du partenariat avec les milieux professionnels.
On lira enfin, avec le plus grand profit, la conclusion en forme de synthèse proposée par François Dubet. Revenant sur les approches sociologiques de l’université depuis les années 1960, sur ses propres travaux et sur les différents éclairages apportés par l’ouvrage, il rappelle la diversité des objets et des problèmes qui relèvent d’une sociologie de l’enseignement supérieur. Il pointe notamment l’émergence d’une « sociologie de la production des diplômes et des diplômés » et explique en quoi les « entrepreneurs universitaires » forment « l’objet nodal par le biais duquel on pourrait saisir le cœur du fonctionnement et du changement de l’enseignement supérieur » (p. 378).